La formation des ingénieurs. Comparaisons entre l’Allemagne et la France
Le système de formations des ingénieurs en Allemagne repose essentiellement sur la compétence des Länder qui définissent en principe programmes et structure des études, dans le cadre d’orientations arrêtées au niveau fédéral par des lois-cadres.
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Le dispositif met donc en jeu un équilibre subtil entre les autorités régionales, qui formellement gardent le pouvoir de décision, et une concertation au niveau fédéral, qui se développe dans des instances particulières, dont la Kulturministerkonferenz (conférence permanente des ministres de l’Éducation et des Affaires culturelles) et la puissante HRK (Hochschulrektorenkonferenz).
Les ingénieurs sont formés dans deux filières clairement séparées, qui sont à rattacher à des traditions historiques spécifiques.
Une filière d’aspiration scientifique qui peut être qualifiée d’universitaire même si, dans la grande majorité des cas, les institutions concernées ne couvrent que les disciplines techniques (il s’agit des Technische Universität, TU ou des Technische Hochschule, TH).
Cette filière résulte de l’évolution d’Écoles techniques créées vers la fin du XIXe siècle, qui ont dû longuement batailler (ce que l’on oublie aujourd’hui) pour être reconnues comme universités et bénéficier du droit à délivrer le doctorat. Cette appartenance à l’espace universitaire a pour conséquence une organisation en chaîne faisant du professeur un personnage éminent et respecté, une liberté académique posée en principe, une pratique importante de la recherche et un statut très libéral pour les étudiants.
Une seconde filière d’orientation technologique qui s’est développée à partir de l’enseignement professionnel (marqué depuis l’après-guerre par le développement à large échelle de l’enseignement dual) et qui a peiné pour que son diplôme soit pleinement reconnu comme diplôme d’ingénieur. Les Fachhochschulen (FH) ne sont pas des universités au sens strict et ne peuvent délivrer de doctorat. Il faut les considérer comme des établissements proches dans leur esprit de la pédagogie du secondaire, où les enseignants ont un service lourd (18 heures par semaine) et où les élèves sont astreints à un suivi sans faille.
Ce paysage, dont la réalité est rarement bien perçue par les Français, a subi ces dernières années quelques évolutions notables.
Pour des raisons tactiques compréhensibles, en pensant en particulier à la reconnaissance européenne, la durée des études dans les FH a été portée à quatre années par intégration de deux semestres de stages (contre trois ans ou trois ans et demi précédemment).
Les FH, qui recrutaient précédemment dans l’enseignement professionnel (à un niveau Abitur‑1), ont ouvert leurs portes à des bacheliers généraux (titulaires de l’Abitur) dans des proportions voisines des 50 %.
L’intégration des Länder de l’Est a enfin perturbé le dispositif, puisqu’il n’y avait pas de FH en RDA. La décision a été prise de transformer les établissements existants, soit en TU soit en FH. Pour cette dernière raison l’interprétation des statistiques devient délicate.
Le rapport des diplômes FH/TH est ainsi passé de 3 pour 1 à 2 pour 1. Au niveau des flux d’admission (1994) le rapport est de 3 pour 1 (34 352 contre 20 634 pour toute la RFA) sachant que le taux d’attribution du diplôme est sensiblement plus faible pour les FH1.
On peut se demander si les FH ne sont pas destinées à glisser sur le long terme vers un statut universitaire en revendiquant par exemple le droit à la délivrance du doctorat. Cette évolution est naturellement possible (d’une certaine manière, c’est le choix fait au Royaume-Uni de transformer les Polytechnics en universités). Plusieurs facteurs s’y opposent dans le contexte allemand :
- les fortes réserves des universités en place qui appréhendent une baisse de leur statut,
- le constat que les FH sont des filières particulièrement économiques ; les Länder sont peu tentés par une politique conduisant à une forte inflation des coûts,
- les critiques récurrentes sur la durée des études dans les TU/TH (l’étudiant prend son temps et en moyenne les études durent six ans et demi alors que la durée de principe est de quatre ans et demi),
- la très bonne cote des FH auprès des entreprises qui considèrent qu’il faut à tout prix préserver ce profil plus technologique.
Si l’on tente une comparaison avec le système français il apparaît :
- que le système allemand se refuse à une concentration sur quelques établissements des étudiants scolairement les plus doués. La doctrine de base est que dans une famille donnée tous les établissements se valent. Ceci conduit le très bon élève à se distinguer des autres en préparant un doctorat, ce qui recule son entrée dans la vie professionnelle à 28–29 ans (les industriels critiquent aujourd’hui cet allongement de la durée des études) ;
- que la tradition allemande est de forcer sur la quantité (sans nécessairement délaisser la qualité). L’ingénieur diplômé allemand est un ingénieur qui sait beaucoup de choses (mais moins en mathématiques) par rapport à son homologue français ;
- que le niveau des meilleures FH est positivement excellent, même avec une durée d’études inférieure (ce que les Grandes Écoles françaises ont du mal à admettre, en traitant les FH comme représentantes d’un niveau inférieur).
L’une des forces du système allemand (qui marque une faiblesse des pratiques françaises) est que l’on peut débuter par une formation d’ouvrier professionnel (Facharbeiter) et terminer par l’obtention d’un diplôme d’ingénieur, ce qui, on l’imagine, entrave l’émergence d’une forme d’aristocratie technicienne.
L’évolution démographique
L’horizon à court terme en Allemagne est marqué par une baisse de l’effectif des générations dont on mesure mal à l’avance les conséquences profondes.
C’est dans ce contexte que l’on observe une baisse du nombre des candidats pour ces filières. Mais celle-ci peut aussi traduire une crainte sur le placement futur ; l’exemple des FH est en effet suivi dans d’autres pays européens, en Suisse, en Autriche, en Espagne et en Italie.
En France notre système de formations d’ingénieurs a été marqué par le programme du gouvernement lancé en 1990 qui visait au doublement des effectifs formés, tant par la croissance des flux en formation initiale que par le développement des NFI (formations dites DECOMPS). La croissance des flux est maintenant stabilisée autour de 6 % par an.
Après la poursuite des objectifs quantitatifs fixés par ce programme, les écoles d’ingénieurs refusent de se plier à une approche d’adéquation trop déterministe en matière de flux. Certaines – les trente écoles d’ingénieurs qui relèvent du Secrétariat d’État à l’Industrie – s’engagent désormais, pour répondre aux attentes de leurs clients, des entreprises, des secteurs professionnels, dans une démarche qualité.
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1. Il est intéressant de noter que la France aurait pu vers les années 1950 jouer le jeu de formations proches des FH :
- en développant les ENI (alors à quatre années d’études dont une année de stages) dont le personnel enseignant gardait un statut secondaire, et qui recrutaient des bacheliers techniques,
- en faisant évoluer les sections de techniciens supérieurs vers le bac + 3.
De fait les choix ont été différents : les ENI n’ont pas été développées, et leur passage à cinq années d’études tend à en faire des écoles comme les autres.