La formation d’une technocratie
Parmi les nombreuses institutions léguées à la France par la Convention, l’École polytechnique est l’une des plus célèbres et des plus connues. L’École centrale des travaux publics, fondée par la loi du 21 ventôse de l’an II (11 mars 1794), devenue l’année suivante l’École polytechnique, présente une longue histoire, objet de nombreux travaux. Certains ouvrages relèvent de l’histoire institutionnelle, tels que le Fourcy1 et le Pinet2 (tous deux bibliothécaires à l’École), ou plus près de nous le Callot3.
L’originalité de cette école, fille des Lumières et du Comité de salut public, ajoutée à l’importance qu’elle a prise dans la société française, a attiré l’attention des historiens français et étrangers. Les travaux historiques spécialisés qui en ont résulté débordent du cadre de l’institution et ressortissent à l’histoire sociale et politique.
L’ouvrage que Bruno Belhoste vient de publier chez Belin était très attendu. Les spécialistes étaient impatients de voir paraître le résultat d’une oeuvre amorcée depuis longtemps par celui qui est, aujourd’hui, le meilleur connaisseur de l’histoire de l’École. Le livre touchera aussi un public beaucoup plus large, celui qui s’intéresse non seulement à l’École polytechnique mais aussi à la méritocratie nationale et à la construction au XIXe siècle de la société française.
L’auteur4 soulève le statut de l’histoire institutionnelle devenue aujourd’hui le parent pauvre d’une histoire sociale, tout entière fascinée par les enjeux de pouvoir et le jeu des représentations. L’histoire de l’École polytechnique permet à Bruno Belhoste de montrer que l’histoire d’une institution, aussi importante que l’X en France au XIXe siècle, peut être étudiée tout en restant fidèle aux paradigmes actuels de l’histoire sociale.
Son récit, certes, ne laisse place ni à la galerie de portraits, ni à la prosopopée. Qu’au fil du temps de nombreux X aient fait preuve de talents et de réussite dans les sciences, les techniques, l’industrie, même parfois dans des domaines inattendus, n’est pas le sujet : le fait est bien connu. D’ailleurs faut-il s’en étonner, vu la rigueur de la sélection et le niveau de la formation ? Le fond du problème est de “ comprendre ” l’institution, ses pratiques, la reproduction des élites qu’elle induit, son réseau d’influences, son pouvoir, sa force symbolique. L’auteur pourtant s’interroge :
Le parti adopté dans ce livre pourra apparaître désespérant à certains. Où sont la liberté individuelle, l’invention et l’histoire ? Le pouvoir des organisations serait-il illimité, voire totalitaire ? Sans doute, l’histoire institutionnelle peut donner l’illusion d’un Léviathan. Je préfère, pour ma part, envisager les organisations comme d’admirables inventions humaines, collectives et historiques : de puissants outils visant à réduire le désordre du monde…5
À juste titre, le livre abandonne le fil chronologique au profit d’un découpage thématique : les institutions, les savoirs, les élèves.
La première partie décrit les Institutions, c’est-à-dire la mise en place et la consolidation d’un système original, sans équivalent à l’étranger, qui hésite au début entre former des savants ou des ingénieurs, mais alimente sans défaillance les corps de l’État et noue ainsi avec le pouvoir politique un pacte indissoluble jusqu’à aujourd’hui.
La deuxième partie traite des Savoirs : l’hégémonie incessante des mathématiques marque durablement la sélection à travers un concours d’entrée typiquement français, sans être contradictoire avec deux caractéristiques essentielles de l’École : un goût prononcé pour l’excellence, une pluridisciplinarité traditionnelle.
La troisième partie, consacrée aux Élèves, montre comment s’est construite une méritocratie originale qui perdure aujourd’hui avec certains traits surannés.
Le style est clair et précis et le livre, au contenu riche et dense, se lit avec plaisir. Le travail accompli est impressionnant. La matière traitée est répertoriée, analysée, disséquée, à la lumière de la fréquentation d’une somme impressionnante d’archives et d’une érudition sans faille. On voit, de 1794 à 1870, l’École prendre sa place, la première, dans l’appareil d’État. Elle brille d’abord d’un éclat très vif dans le domaine des sciences avant de devenir, avant tout, le creuset où se forment les élites civiles et militaires de l’État. Pour la société française, elle devient le modèle emblématique de la réussite sociale. Elle est parfois pour les classes modestes un ascenseur social efficace, mais elle est surtout, pour les classes moyennes et supérieures, un mécanisme de reproduction idéal.
Pour caractériser ce “ système” Bruno Belhoste introduit, non sans hésitations6, le terme de technocratie. Certains verront là un terme à la connotation péjorative, mais surtout dont la signification actuelle ne recouvre pas très fidèlement les phénomènes décrits. Personnellement méritocratie aurait eu ma préférence mais reconnaissons qu’aucun terme n’était réellement satisfaisant et que l’X se doit de garder un caractère indéfinissable !
Beaucoup d’Anciens et nombre de leurs amis éprouveront un grand plaisir à suivre les développements d’un livre qui est aussi un remarquable ouvrage d’histoire de la France du XIXe siècle. À mes yeux (mais peut-être est-ce là un point de vue particulier hérité de mon parcours personnel ?) le livre de Bruno Belhoste a en outre l’immense mérite de nous faire réfléchir à l’avenir de l’École et plus généralement à nombre de singularités de la société française. Bruno Belhoste nous avait prévenus, dès l’introduction :
Le sujet principal de ce livre est l’histoire de l’École polytechnique au XIXe siècle. On a déjà beaucoup écrit sur cette institution d’enseignement, devenue un véritable mythe national… Bref, quel nouveau regard justifie un nouveau livre ? Je répondrai d’abord par un constat brutal : l’École polytechnique, aujourd’hui, n’a plus d’avenir. Trop petite, trop française, trop militaire. Son système de concours, son classement, ses débouchés dans les corps, tout cela appartient de facto au passé et disparaîtra tôt ou tard… Regard d’historien… Regard d’adieu pour une mise au tombeau.
La part de provocation présente dans ces lignes est évidente, mais ne cache pas l’inquiétude réelle de l’auteur. C’est parce que l’historien mieux que quiconque saisit les enchaînements que tisse sur la longue durée l’histoire sociale qu’il peut nous montrer les chemins insidieux de la décadence, nous encourager à les éviter et nous aider à réagir.
Ce cri final de Bruno Belhoste, qu’il a délibérément placé à la première page de son introduction, ne doit-il pas être compris avant tout comme la crainte que notre École, à l’instar du pays tout entier, ne soit atteinte d’une anémie d’autant plus pernicieuse que dissimulée derrière des atours encore brillants ? Tous ceux que l’avenir de l’École et de l’élite méritocratique de notre pays intéresse doivent lire l’ouvrage de Bruno Belhoste.
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1. Histoire de l’École polytechnique, par Ambroise FOURCY, Paris 1828, réédition : Paris, Belin, 1987.
2. Histoire de l’École polytechnique par Gaston PINET, Paris 1887.
3. Histoire de l’École polytechnique par Jean-Pierre CALLOT, Paris 1982.
4. B. BELHOSTE, page 421.
5. Page 425.
6. Page 16.