La fourmi et la cigale
On rencontre des gens qui vont au théâtre pour s’imbiber de grands sentiments et communier à l’exaltation des droits de l’homme. D’autres, ou les mêmes, avec le dessein de se vivifier l’intellect en participant à la pensée postmoderne. Certains pourtant y vont tout bonnement pour passer un moment agréable, ce qui ne les empêche pas, loin de là, de savourer un éventuel déploiement d’intelligence. À ces derniers, et j’en suis, je recommanderai un spectacle éblouissant de finesse et d’esprit : La fourmi et la cigale, joué au Petit Hébertot par l’auteur François Mougenot et son frère Jacques, qui l’a mis en scène.
Sous vos yeux, ils donnent vie à des pastiches d’auteurs familiers du public éclairé, bâtis autour du thème, connu depuis Ésope, de la rencontre entre la pingre fourmi et l’insouciante cigale. Pour la première fois peut-être dans l’histoire du théâtre, le genre littéraire « pastiche » se voit porté sur la scène et, croyez-moi, le résultat vaut son pesant d’orviétan.
Existent deux sortes de pastiches, que notre auteur manie d’ailleurs avec autant d’adresse l’une que l’autre. Dans la première, le pastiché est ouvertement moqué, façon Paul Reboux, ou même Proust se payant la figure de Flaubert. La seconde, respectueuse du pastiché, mobilise son style et sa sensibilité pour évoquer une situation amusante, ou ridicule. Cas, par exemple, de Curtiss dans deux livres merveilleux : La Chine m’inquiète, sur les événements de Mai 68, et La France m’épuise, sur les élections de 1981.
François Mougenot soumet le père Hugo à la moulinette de son ironie et l’on entend son frère déclamer une splendide envolée d’une centaine d’alexandrins tirés de La Légende des siècles, où il est dit comment une cigale, pareille à un pauvre chevalier du Graal, poursuivit l’interminable quête d’un mythique grain de mil, mais à la fin…
« C’est du Victor Hugo. Il faut que ce soit long. »
Dans le même genre, on assiste aussi à une mauvaise saga de télévision où Mike (la fourmi), verre de whisky à la main, et Dave (la cigale) s’invectivent puis se réconcilient avec grandiloquence à propos d’une sombre histoire d’amour, à quoi l’on ne comprend rien comme il se doit mais peu importe : la charge émotionnelle des mots et la perspective d’un prochain épisode suffisent à soutenir l’attention du spectateur. Et puis, il est tout de même question pour Dave (la cigale) de tenter sa chance dans un dancing.
L’auteur sait encore nous amuser sans manquer de respect pour ses illustres prédécesseurs : vous entendez donc cigale et fourmi dialoguer dans les langues de Racine, Molière, Shakespeare (habilement traduit), Labiche, Feydeau, Pagnol, Audiard et quelques autres. Pas seulement dans le langage d’ailleurs, mais aussi dans l’atmosphère propre à chacun d’entre eux. Cela est particulièrement saisissant dans le cas de Pagnol : la cigale entre dans le bistrot tenu par la fourmi, et elles causent, elles causent, de tout et de rien, de la devanture repeinte de frais, du chant de la cigale, pas de la musique de juke-box, de la vraie musique, de la musique naturelle, celle qui fait venir la clientèle, affirme-t-elle. Et comme la fourmi croit plutôt à la vertu de sa façade neuve pour attirer les chalands, la conciliante cigale conclut : Les deux. Le visuel les attire et l’auditif les retient. Du pur Pagnol ! L’entretien se prolongeant, la fourmi voudrait bien mettre la cigale à la porte. La cigale proteste : Écoute-moi, que je t’essplique ce que je viens faire ici. – Mais je le sais bien, Cigalou, ce que tu viens faire ici. Tu viens manger une soupe de poisson à l’œil. Bon, allez, viens à la cuisine ! Je vais t’en faire réchauffer une assiette.
La seule histoire de cigale et de fourmi de tout le spectacle qui se termine bien : du pur Pagnol aussi !
Avec les frères Mougenot, le temps passe vite et sont hélas trop tôt achevées ces deux petites heures d’humour des idées, d’intelligence du texte et de maîtrise du métier. À propos de sûreté de métier, je me dis qu’il est permis d’y voir le bienfait de la formation reçue par les deux comédiens à l’école de Jean-Laurent Cochet, dont ils furent l’un et l’autre élèves et même, dans le cas de Jacques, assistant. Il faut savoir que M. Cochet modèle ses élèves en leur faisant d’abord dire des fables de La Fontaine. Le résultat est éblouissant. De sorte que l’on ne peut s’empêcher de regretter que notre présente Éducation (?) nationale ne fasse plus apprendre ces courts textes aux petits Français. Que voilà une leçon de bien parler dont la rue de Grenelle devrait s’inspirer !
________________
La fourmi et la cigale, de François Mougenot, dans une mise en scène de Jacques Mougenot, au Petit Hébertot, 78 bis, boulevard des Batignolles, 75017 Paris. Tél. : 01.43.87.23.23.