La France industrielle face à la reconfiguration de l’économie mondiale
Les États-Unis, après les crises du début du siècle, ont réussi une remontée économique remarquable, face à une Chine visant à l’hégémonie mondiale. Ces évolutions se sont faites avec une redistribution profonde des flux d’échange mondiaux. Malheureusement l’Europe, et la France en son sein, a été déclassée dans cette course mondiale où elle joue un rôle de moins en moins important et sa stratégie a été axée sur des mesures défensives. Il est indispensable qu’elle mette en œuvre une stratégie de reconquête, ce qui demande d’énormes investissements et une vision claire des priorités.
Le XXIe siècle constitue un tournant géoéconomique. La succession des crises financière, pandémique et énergétique ainsi que la guerre commerciale et technologique sino-américaine ont fondamentalement changé les relations économiques internationales. Premièrement, les États-Unis ont appliqué une stratégie de « reflation » pour retrouver leur poids économique des années 1980. Deuxièmement, la guerre commerciale et technologique sino-américaine a engendré une reconfiguration des échanges et accéléré le développement de l’axe transpacifique. Troisièmement, cette guerre d’un nouveau type a déstructuré le cadre multilatéral des échanges. L’interventionnisme unilatéral s’est considérablement développé.
Après la Chine, les États-Unis ont engagé une politique industrielle ambitieuse avec le Chips Act et l’Inflation Reduction Act (IRA), alors que l’Union européenne voit ses forces productives marginalisées dans les secteurs de pointe, associés à l’électronique, à l’informatique et aux technologies computationnelles. La politique industrielle et commerciale ne se résume pas au regain des mesures protectionnistes et des subventions. Elle s’articule chez nos partenaires avec une politique énergétique et internationale cohérente avec l’objectif d’indépendance technologique.
Le traumatisme américain
La grande crise financière a été un traumatisme pour les Américains, tant sur le plan intérieur que sur le plan international. Non seulement les stigmates de la crise ont mis trop longtemps à être effacés, mais la Chine a parallèlement connu une croissance à deux chiffres, ce qui l’a confortée dans sa course pour le leadership mondial. Après la crise de 2008, il a fallu treize trimestres pour que le PIB de l’économie américaine retrouve son niveau d’avant crise. Quant au taux de chômage afro-américain, cité tant par le président de la Réserve fédérale que par Joe Biden comme un indicateur clé, il a mis dix ans à retrouver un niveau proche de celui de 2007.
En parallèle, la Chine a mis en œuvre en 2010 un plan de relance massif. Sa croissance a été telle qu’elle a contribué à elle seule à 55 % de la croissance mondiale durant les années qui ont suivi. De plus, lors de son discours de réélection à la tête du Parti communiste chinois en octobre 2017, Xi Jinping a célébré le leadership de la Chine dans le monde. Annonçant que la Chine serait « un grand pays socialiste modernisé » d’ici le milieu du XXIe siècle, le président chinois a mis en avant la croissance du PIB comme un des déterminants majeurs du leadership mondial de la Chine.
Le retour des États-Unis dans la croissance mondiale
Lors de son arrivée au pouvoir, J. Biden a exprimé qu’il ne voulait pas reproduire les erreurs de son prédécesseur en sous-estimant l’impact de la crise pandémique et en se laissant une nouvelle fois distancer par la Chine. L’effet conjugué de la politique budgétaire expansionniste et d’une stratégie monétaire qui a évolué en août 2020 d’un ciblage d’inflation (Inflation Targeting) à un ciblage d’inflation moyenne (AIT) a conduit à une « reflation » de l’économie américaine. Non seulement les plans de relance votés par les démocrates et les républicains ont permis de dépasser le niveau de PIB que l’économie américaine aurait connu sans pandémie, ce qui s’est traduit par une productivité dynamique ; mais encore le poids américain dans le PIB mondial a retrouvé celui des années 1980, à savoir 25,4 %, alors que celui de l’Union européenne a reculé de 29 % à 17 % durant la même période.
En 2023, la contribution des États-Unis à la croissance a atteint 22 %, comme celle de l’Asie hors Chine. Il est important de comprendre que cette stratégie est un des piliers de la politique industrielle, car l’investissement dépend du niveau de production, qui lui-même dépend de la demande. Or l’analyse de la situation européenne montre que la faiblesse de sa reprise résulte d’un moindre dynamisme de la consommation et de l’investissement. Depuis 2019, les secteurs industriels plus dépendants de la demande européenne ont connu une plus forte baisse de leur production et donc de l’investissement.
Guerre tarifaire États-Unis-Chine
Les droits de douane américains moyens sur 66,4 % des importations en provenance de Chine ont progressivement été relevés à 21 % en septembre 2019 avant de modestement diminuer à 19,3 % en février 2020, niveaux maintenus par l’administration Biden. Ils étaient de 3,1 % avant le déclenchement de la guerre tarifaire de 2018. Les droits de douane chinois appliqués à 58,3 % des importations en provenance des États-Unis ont quant à eux crû de 8 % à 21,8 % en septembre 2019 avant de légèrement reculer à 21,1 %.
Durant cette même période, la Chine a baissé les droits de douane appliqués en moyenne sur les importations en provenance du reste du monde de 8 % à 6,5 %, alors que les États-Unis les ont augmentés de 2,2 % à 3,0 %. En mai 2024, à la suite de l’analyse prévue dans le cadre de la section 301 du Trade Act de 1974, l’administration Biden a décidé d’augmenter certains droits de douane de 25 % à 100 % sur près de 20 milliards de dollars de marchandises.
L’accélération de la régionalisation asiatique
La forte croissance de la demande américaine et la guerre tarifaire sino-américaine ont engendré une progression impressionnante des flux transpacifiques, comme anticipé par les théories du commerce international. Les importations américaines d’Asie hors Chine ont crû de 60 % entre 2017 et 2023, pour dépasser celles en provenance de Chine de 40 %, alors qu’elles étaient équivalentes en 2017. Le Viêtnam, l’Inde et la Thaïlande expliquent à eux seuls la moitié de cette progression.
En 2023, les exportations asiatiques représentaient 34 % des exportations mondiales contre 26 % en 2003, alors que la part des exportations mondiales de l’Union européenne a reculé de 39 % à 31 % durant la même période. Les pays de l’ASEAN sont devenus les premiers clients de la Chine devant l’Union européenne et les États-Unis. Ce dynamisme a été amplifié par le Partenariat économique régional global (RCEP) qui a fait de l’Asie une zone de libre-échange. Le commerce intrarégional asiatique représente désormais 60 % du commerce total de la région. La part des exportations intra-Asie a atteint 25 % des exportations mondiales en 2023, alors que les exportations intra-Union européenne ne représentent plus que 17 % des exportations mondiales.
Le redéploiement hors Chine
En parallèle, la réforme de l’Alena en accord États-Unis-Mexique-Canada (AEUMC) a redonné de la vigueur à cette zone commerciale. Le Mexique est devenu le premier marché d’importation des États-Unis en février 2023. Les investissements directs étrangers (IDE) montrent également un basculement graduel des flux des États-Unis en direction du Mexique, avec une contribution américaine passant de 34 % à 42 % des IDE au Mexique entre 2017 et 2023.
Mais la reconfiguration des flux a aussi touché les pays d’Amérique latine, qui ont profité du refroidissement des relations sino-américaines pour développer leurs échanges avec la Chine. Leurs exportations avec ce pays ont doublé alors que leurs ventes à l’Union européenne et aux pays d’Asie du Sud-Est n’ont crû respectivement que de 25 % depuis 2017.
La stratégie commerciale de redéploiement vers l’Asie hors Chine a été partagée par trois présidents américains. B. Obama voulait accroître la part des exportations américaines dans le PIB et contrer l’agressivité chinoise par l’Accord de partenariat transpacifique ; D. Trump a enclenché une guerre tarifaire pour rééquilibrer les échanges sino-américains ; et J. Biden a poursuivi cette politique consensuelle tant auprès des démocrates que des républicains en renforçant les flux entre les États-Unis et les pays d’Asie du Sud-Est. Mais l’Union européenne apparaît déconnectée de cette stratégie. Elle a accru ses importations en provenance de Chine plus fortement que celles en provenance du reste de l’Asie depuis 2017.
Une évolution probable
Pour l’instant, la régionalisation et la stratégie de sécurité économique n’engendrent pas de logique de blocs, dans la mesure où les échanges entre les continents continuent de se développer rapidement. De plus, l’émergence d’un nouveau bloc commercial grâce à l’Accord de partenariat économique constitue un relai de croissance. Mais l’existence d’un petit nombre de blocs commerciaux comme c’est le cas actuellement peut conduire les gouvernements à vouloir exploiter un pouvoir de monopole (Krugman). Cela est d’autant plus probable que les politiques industrielles chinoises et américaines ciblent des secteurs stratégiques qui conditionnent la puissance économique, source de rivalité entre les blocs.
L’Union européenne, grande absente de la reconfiguration
Si l’Union européenne reste une puissance commerciale grâce à sa domination au siècle dernier dans des secteurs clés comme l’automobile, la pharmacie et l’agroalimentaire, elle est quasi absente des secteurs clés du XXIe siècle associés à l’électronique, à l’informatique et aux technologies computationnelles. De plus, sa part mondiale dans le dépôt des brevets a chuté et elle doit faire face à une très forte concentration des dépôts de brevets chinois dans les produits informatiques, électroniques et optiques. Ensuite, l’Union européenne est en retard dans les innovations de rupture dans le secteur industriel (hydrogène pour les transports, batteries électriques pour les voitures, éoliennes en mer, recyclage des métaux stratégiques, calcul quantique, nanotechnologies…). Enfin, son principal objectif en matière de politique industrielle est la transition énergétique, alors que celui des Américains est la maîtrise des technologies sensibles, voire la domination (T. Gomart et S. Jean, Études de l’Ifri, 2023).
“L’Union européenne et la France sont isolées.”
N’ayant pas mis en place de politique de développement de ses relations avec l’Asie régionalisée et n’ayant pas le même objectif de politique industrielle que ses partenaires, l’Union européenne et la France sont isolées dans la conduite de leur politique industrielle et voient leur pouvoir de marché s’affaiblir dans la plupart des secteurs.
Des handicaps majeurs
L’Union européenne a actualisé son arsenal protectionniste, car non seulement cela fait consensus, mais encore la politique commerciale est communautaire. Toutefois, la politique industrielle doit s’articuler avec les stratégies internationales afin de donner de la visibilité aux chefs d’entreprise, préalable indispensable à l’investissement. La politique industrielle doit également être cohérente avec la politique énergétique. En effet, l’énergie est un déterminant essentiel de la compétitivité de court terme et a fortiori de long terme. Or non seulement l’Union européenne se caractérise par une forte dépendance aux importations énergétiques, mais en outre les entreprises françaises sont utilisatrices de gaz. Les conséquences de la crise énergétique sont clairement sous-estimées.
À court terme, les entreprises ont réduit leurs investissements, diminué leur production et le taux d’utilisation des capacités de production, ce qui a engendré une sous-utilisation du capital. La productivité a chuté, les intrants restant fixes. Les entreprises auraient pu privilégier l’utilisation du capital le plus efficient et se tourner vers des inputs moins sales. Malheureusement, l’incertitude quant à l’évolution des prix de l’énergie conduit les entrepreneurs à retarder les investissements vers les inputs moins émetteurs de CO2, ce qui engendre un recul de la productivité.
Le besoin d’investissement
Le problème est que cette crise énergétique amplifie un handicap majeur de la plupart des pays européens y compris de la France, à savoir un stock de capital vieillissant qui ralentit la diffusion des innovations et limite la capacité des entreprises à investir. La succession de crises auxquelles l’Europe a dû faire face a pesé sur l’investissement tant public que privé. Cela a ralenti le rythme d’accumulation de capital et réduit sa productivité. De plus, contrairement aux gouvernements américains républicains comme démocrates, les États membres de l’UE n’ont que peu recours à l’amortissement accéléré, car ils considèrent que l’investissement dépend surtout de la demande, qui est beaucoup moins dynamique qu’outre-Atlantique.
Au cours de la dernière décennie, l’investissement a crû de 4,6 % aux États-Unis, contre 1,5 % en zone euro. En 2023, le stock net de capital était supérieur aux États-Unis de 30 % par rapport à celui de la zone euro, contre 13 % en 2010 selon nos calculs. Il en résulte une intensité capitalistique, mesurée par le stock net de capital net par employé, supérieure de 31 % aux États-Unis. Ces fondamentaux macroéconomiques très différents participent également de la reconfiguration des flux économiques internationaux et doivent être intégrés dans la définition d’une nouvelle politique industrielle.
Le stock de capital
Le stock de capital, qui englobe la valeur de tous les actifs fixes utilisés dans le processus de production de plus d’un an, fournit une indication importante de la richesse globale à un moment donné. Le terme « net » fait référence à la prise en compte de la dépréciation des actifs. Le stock net de capital est la valeur des actifs après avoir soustrait la dépréciation accumulée.
L’exemple à suivre
Xi Jinping a pris comme référence le déclassement de l’industrie européenne pour justifier sa politique industrielle, source d’emploi, d’innovations et de croissance. Toutefois, l’importance des soutiens chinois et américains à l’industrie a une nouvelle ambition, celle de la domination et de l’indépendance technologique, dans un contexte d’affaiblissement du multilatéralisme et de régionalisation asiatique. Le nouvel ordre économique mondial ne peut pas se résumer au regain des mesures protectionnistes et des subventions. Les États-Unis ont en parallèle une politique d’expansion économique en Asie et au sein de l’accord États-Unis-Mexique-Canada. De plus, ils proposent des partenariats d’un nouveau type avec de petits groupes de pays pour sécuriser leurs approvisionnements et leurs chaînes de valeur. L’Asie, quant à elle, se développe rapidement grâce à l’Accord de partenariat économique régional.
Les énormes efforts à fournir
Face à ces stratégies protéiformes, l’Union européenne paraît empêtrée dans sa nouvelle politique commerciale qui ressemble plus à un repli sur soi qu’à un régionalisme ouvert. Si elle est fondée sur le concept d’« autonomie stratégique ouverte », elle met l’accent sur la défense de ses intérêts ainsi que sur ses choix de politique intérieure comme les transformations écologiques et numériques. De plus, la multiplication des objectifs affichés par les États membres de l’Union européenne en matière industrielle rend complexe leur atteinte, quand nos partenaires commerciaux concentrent leurs efforts. Enfin, la faible rentabilité du capital européen due à un sous-investissement chronique hypothèque l’impact positif attendu de mesures de politique industrielle trop ciblées. La réindustrialisation a aussi besoin d’un stock de capital par travailleur rajeuni, d’un niveau moyen de compétences et d’une meilleure articulation entre les politiques énergétique, industrielle et commerciale pour être partie prenante dans la reconfiguration des flux mondiaux.