La géopolitique de l’eau : quelle place pour l’UE ?
Ces dernières années, la combinaison de sécheresses précoces et d’un stress hydrique inédit, en particulier en Espagne ou en Grèce, a rencontré des épisodes torrentiels en Europe du Nord ou centrale, y compris en Allemagne et en Belgique. Le cœur de l’Union a été touché. L’Union s’est-elle pour autant engagée dans une réflexion de fond sur sa politique de l’eau ? A‑t-elle pris conscience des enjeux de la géopolitique de l’eau quantitative ? Le constat est alarmant : l’Europe est en retard sur l’événement.
Le grand cycle de l’eau ne connaît ni frontière, ni barrière littorale entre terre et mer. L’eau circule en permanence sous forme liquide ou gazeuse, parfois stockée sous forme de glace. L’eau douce est un bien particulièrement précieux, de l’ordre de 2,5 % du total de l’hydrosphère. Elle est indispensable à la vie végétale comme animale. Ses fonctions ne se réduisent pas qu’à une hydratation vitale. Elle est déterminante pour la sécurité alimentaire. Au-delà de la survie de l’espèce humaine et de son agriculture, l’eau sert aussi notre hygiène, l’industrie, notre confort et le bien-être. L’eau est à proprement parler essentielle, terme qui est trop souvent galvaudé mais qui trouve ici tout son sens.
L’ignorance par l’ONU
Paradoxalement la gestion de l’eau, tant sur le plan de sa qualité que sur le plan de sa quantité, ne fait l’objet d’aucune convention onusienne. Si l’Agenda 2015–2030 prend bien en compte un ODD n° 6 qui lui est dédié et que le secrétariat général des Nations unies envisage de mieux coordonner l’action de ses agences en la matière, l’eau souffre d’une absence de consensus international, à la différence du climat ou de la biodiversité avec la Convention-cadre sur le changement climatique (CCNUCC) ou la Convention sur la diversité biologique (CDB) de 1992. Dans la Convention de Paris sur la lutte contre la déforestation et la désertification (1994), la place de l’eau est un peu moins implicite que dans les conventions précédentes. Le sujet, à l’époque, n’était toutefois ciblé que sur les biomes désertiques ou de type sahélien.
Une prise en compte par l’UE
Compte tenu de cette quasi-ignorance par le droit international public général, les grandes régions du monde se sont emparées de manière diverse de la question de l’eau, via des stratégies ou conventions transfrontalières par bassin hydrographique. L’Union européenne (UE), objet du présent article, a réduit la focale en fonction de sa géographie privilégiée. L’UE ne manque en effet globalement pas de ressource. Comme celle-ci se trouve polluée par une longue histoire d’activités agricoles, industrielles et urbaines, la question de la qualité de l’eau s’est posée précocement en Europe. De là a découlé une importante législation ciblée sur la préservation, voire la restauration de la qualité des cours d’eau, avec le fameux retour au « bon état » qui structure la directive-cadre sur l’eau.
L’atténuation, mais pas l’adaptation
Déclinant benoîtement le droit international de l’environnement, l’UE a été beaucoup plus active dans le champ du climat, en particulier dans la lutte contre les émissions des gaz à effet de serre, qu’elle ne l’a été sur la scène internationale de l’eau. Toujours ancrée dans son histoire agricole et industrielle, l’Union s’est voulue en avance de phase dans une géopolitique mondiale de l’atténuation. Elle y est bien à l’avant-garde, au risque de déséquilibrer son économie comme la crise des Bonnets rouges ou celle des Gilets jaunes (Degron, 2020) et, plus récemment, celle des agriculteurs européens le révèlent. L’UE n’a en revanche pas vu venir la contrainte d’adaptation.
La France a fait figure de lanceur d’alerte avec le rapport sénatorial Roux-Dantec (2019), deux élus côtiers, ancrés dans la réalité littorale. Ce rapport a été récemment prolongé par une large réflexion de la Cour des comptes (2024) sur le sujet. L’Union est désormais sous pression de s’adapter et de considérer l’eau dans sa dimension quantitative. Il s’agit d’une rupture de paradigme, car jusqu’alors l’eau qualitative primait et le problème des débits n’était perçu que comme un facteur aggravant de la dégradation de la qualité, en période d’étiage en particulier. Dans un contexte général d’atténuation du changement climatique et de la protection de la biodiversité, l’Union européenne a ciblé ses efforts sur la qualité de l’eau résidente.
La qualité de la ressource et la préservation des milieux aquatiques
La gestion de l’eau est ainsi apparue comme une politique d’importance seconde pour l’Union européenne. La directive-cadre sur l’eau (DCE) ne date que de 2000. Certains États membres avaient anticipé, en particulier en France avec les lois sur l’eau de 1964, qui fondent les agences de bassin, et de 1992, qui posent les schémas directeurs d’aménagement et de gestion des eaux. Ciblée sur la notion de retour au bon état écologique des cours d’eau, la DCE reste cependant une directive en faveur de la qualité des eaux de surface et souterraines. Elle présente quatre grands objectifs, dont aucun de nature quantitative : la non-dégradation des ressources et des milieux ; le bon état des masses d’eau, sauf dérogation motivée ; la réduction des pollutions liées aux substances ; le respect de normes dans les zones protégées.
“C’est désormais l’accès même à la ressource qui pose problème.”
La DCE s’est trouvée confortée par d’autres directives « qualitatives » sectorielles, comme la directive ERU (eaux résiduaires urbaines) ou la directive nitrates, toutes deux adoptées en 1991, qui étaient censées juguler les pollutions de la ressource d’origine urbaine ou agricole, ainsi que par la directive sur l’eau destinée à la consommation humaine (1998). La dimension quantitative de la ressource hydrique reste, dans l’ensemble de ces textes, comme un corollaire du souci de qualité. Plus l’eau manque, plus les pollutions sont concentrées, plus la qualité est dégradée. Ainsi, les périodes d’étiage font-elles l’objet dans la DCE d’une surveillance particulière.
Le réchauffement de la température terrestre qui s’accélère repose aujourd’hui la question de la quantité de la ressource en des termes nouveaux. C’est désormais l’accès même à la ressource qui pose problème. Avec un réchauffement climatique inexorable, l’adaptation impose désormais une nouvelle politique quantitative de la ressource en eau dans l’Union et à ses frontières.
Un inéluctable réchauffement climatique
En dépit des promesses de la communauté internationale, les émissions de GES n’ont pas baissé et le dérèglement climatique global n’a pas du tout été contré. Il tend même à s’accélérer. Le 6e rapport du GIEC (2021) montre un réchauffement rapide sous l’effet des émissions anthropiques de gaz à effet de serre (dioxyde de carbone, mais aussi méthane ou protoxyde d’azote) qui ont fait augmenter la température terrestre moyenne de 1,1 °C entre 1850 et 2020. Pour 2023, en résonance avec la COP28 tenue à Dubaï, il est notable de souligner l’accélération du phénomène : alors qu’à Paris, en 2015, la COP21 de la Convention sur le climat visait à limiter l’élévation de la température moyenne à + 1,5 °C entre 1850 et 2100, nous sommes déjà rendus à + 1,48 °C de hausse en 2023.
Le pari volontariste de la communauté internationale est perdu à l’échelle du Monde. À ce rythme, les experts du GIEC considèrent qu’une élévation de + 3 à + 4 °C d’ici la fin du siècle est devenue probable. Pour fixer les idées sur les conséquences biogéographiques d’une telle variation de température, retenons que, il y a 10 000 ans, la température moyenne de la Terre était d’environ 5 °C plus basse qu’actuellement. L’Europe du Nord était alors recouverte d’un glacier ; la France était une toundra. Nous sommes donc aujourd’hui rendus au constat de dérèglements climatiques majeurs qui perturbent l’horlogerie de la biosphère et de ses communautés. Dans certaines régions du monde, la tendance est encore plus préoccupante, comme c’est le cas en Méditerranée où l’on devrait frôler les + 5 à + 6 °C à la fin du siècle par rapport à 1850 (Plan Bleu, MedECC, 2020 ; Degron, 2024a).
Le contexte international
En 1992, le sommet de la Terre de Rio a marqué un tournant dans la prise en compte de l’environnement à l’échelle mondiale. La Convention cadre des Nations unies de lutte contre le changement climatique a orienté durablement la communauté internationale sur un long chemin d’atténuation des émissions de gaz à effet de serre. Le Protocole de Kyoto (1997) a été un jalon important dans la réduction des émissions. Cependant, les plus récentes études du GIEC montrent qu’il est très improbable de juguler la hausse de la température à + 1,5 °C à la fin du XXIe siècle par rapport à 1850. À ce titre la COP21 de Paris 2015, qui avait fixé cet objectif ambitieux, paraît hélas dépassée.
Autre acquis du sommet de la Terre, la Convention sur la diversité biologique a été mise en œuvre de manière plus lente que la CCNUCC.
Il a fallu attendre le Protocole de Nagoya (2010) pour fixer des objectifs quantitatifs et la COP15 de la CDB dite Kunming-Montréal (2022) pour pousser à la conservation respective de 30 % des terres et des océans. Sans mésestimer l’importance des statuts de protection des espaces, force est de constater que la perte des ressources en eau induit biologiquement une fragilité accrue de nombreuses espèces, en dépit des statuts de protection qu’on peut ériger.
« La perte des ressources en eau induit biologiquement une fragilité accrue de nombreuses espèces. »
En marge des conventions de Rio, la Convention de Paris (1994) sur la lutte contre la désertification est passée un peu inaperçue. Assez localisée sur les zones sahéliennes ou désertiques, son application n’a pas permis une prise de conscience globale des conséquences du manque d’eau.
Dans ce contexte, l’Union européenne a donné la priorité aux politiques de réduction des émissions de GES qui rencontraient sa sensibilité particulière à l’indépendance énergétique. Peu dotée en combustible fossile, l’Union avait tout intérêt de pousser à la baisse des émissions, tant sur le plan environnemental que sur le plan économique.
Vers une nouvelle politique de l’eau ?
L’heure est donc désormais à l’adaptation et la thématique de l’eau revient par la grande porte de dérèglements climatiques bien perceptibles par les populations et les décideurs publics. L’Europe connaît ainsi fréquemment des vagues de chaleur et de stress hydrique de plus en plus précoces et marquées au printemps et en été. De grandes quantités de vapeur d’eau s’accumulent alors sur les océans ou mers, en particulier en Méditerranée, qui se traduisent par des pluies torrentielles automnales. Comment l’Union réagit-elle ? Elle réagit en ordre dispersé, à l’échelle de chaque territoire pris isolément : en luttant contre les incendies de forêt en Grèce ; en limitant les usages de l’eau en Catalogne ; en interdisant les prélèvements agricoles dans le Roussillon.
L’UE régionalise implicitement sa politique quantitative de l’eau, alors qu’il faudrait la replacer dans un cadre global, au moins d’échelle communautaire, d’optimisation des flux d’eau invisible, celle contenue dans les produits agricoles ou industriels. Est-il raisonnable de continuer à produire des tomates et des fraises en Espagne pour une exportation vers les pays du Nord en toute saison, alors que l’eau manque pour alimenter Barcelone, condamnée à désaliniser l’eau de mer, à grands frais d’énergie et de relargage de saumure en Méditerranée ? Doit-on continuer d’irriguer la vigne en Languedoc à 50 °C à l’ombre l’été venu, alors que les touristes s’amoncellent sur les plages de Palavas ?
Une nouvelle géopolitique ?
Aux frontières de l’Union européenne, faut-il continuer de privilégier des accords de libre-échange entre l’UE et le Maghreb qui se spécialise dans la production de pastèques, en échange de la livraison de voitures de prestige pour les élites du sud de la Méditerranée ? Repenser la politique quantitative de l’eau en Europe implique de toucher au marché intérieur ainsi qu’à la politique commerciale commune. L’UE est-elle prête à réguler ces deux piliers dans le sens d’une plus grande parcimonie des usages de l’eau ?
Une chose est sûre. Sur les frontières orientales de l’Union, en Ukraine, la Fédération de Russie fait main basse sur les terres agricoles les plus productives au monde, avec les fameux tchernozioms qui profitent d’une forte pluviométrie. Parmi les particularités de ce conflit aux portes de l’Union, la captation de ressources agricoles et l’eau qui les rend possible sont déterminantes. Même en Europe et sans aller chercher des exemples en Afrique subsaharienne, on commence à se battre pour l’eau. La géopolitique de l’eau entre dans le champ de la géostratégie.
L’Europe en retard sur les difficultés
Alors, l’Union, acteur de la géopolitique de l’eau ? Oui, sans doute, mais de manière plus inconsciente que consciente. Sans trop le savoir ou vouloir le dire, l’Union assèche ses régions du Sud et ponctionne le Maghreb qui se désertifie. Sans l’avoir anticipée, elle subit l’invasion russe des terres arables les plus productives du continent. L’Union européenne est mal adaptée au réchauffement climatique, à force de s’être focalisée sur l’atténuation. Elle risque de le payer cher à plus d’un titre. Comme nous le soulignions dans une récente tribune (Degron, 2024b), une émission de CO2 se résorbe en un siècle ; une sécheresse plante l’économie en une saison. Une bonne géopolitique n’est pas qu’affaire de spatialité, mais aussi de temporalité : l’UE est en retard sur toutes ses frontières internes comme externes en matière de gestion quantitative de l’eau.
Références
- Cour des comptes, 2024. L’action publique en faveur de l’adaptation au changement climatique, Rapport public annuel, 725 pages.
- Degron Robin, 2024a. « The 5 Times of the Biosphere – Risks for the Mediterranean civilization and sea biodiversity », New Medit – CIHEAM, n° 3–2024, à paraître en octobre 2024.
- Degron Robin, 2024b. « Et si, en 2050, l’horlogerie de la Biosphère se déréglait ? », Chronique de prospective de Futuribles,
https://www.futuribles.com/en/et-si-en-2050-lhorlogerie-de-la-biosphere-se-dereglait/ - Degron Robin, 2021. « La transition bas-carbone de l’Union européenne : un impact limité mais un risque systémique élevé », Bull. Assoc. Géo. Fr., n° 97–4, 2021, p. 501–510.
- GIEC, 2021. Changement climatique 2021 – Les bases scientifiques physiques. Résumé à l’intention des décideurs, Contribution du Groupe de travail I
au sixième Rapport d’évaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, Organisation météorologique mondiale et Programme des Nations unies pour l’environnement, 40 pages. - MedECC, 2020. Climate and Environmental Change in the Mediterranean Basin – Current Situation and Risks for the Future, Contribution of Mediterrean Experts on Climate and Environmental Change to the First Mediterranean Assessment Report, Union pour la Méditerranée, PNUE-Mediterranean Action Plan et Plan Bleu, 632 pages.