La gestion active des ressources en eau
La réalimentation des nappes est pratiquée depuis la moitié du XIXe siècle aux Pays- Bas, au Maroc, en France et ailleurs. La réalisation de barrages à buts multiples a permis de mieux concilier l’offre (la ressource accessible) et la demande en eau, pour le bénéfice économique et social des bassins et des régions. Cette gestion, dite active, présente une vue moderne et systémique de la gestion des ressources en eau. En année sèche, les ressources naturelles usuelles sont parfois insuffisantes pour satisfaire une demande en eau.
REPÈRES
La gestion active des ressources en eau consiste à développer certaines propriétés d’un milieu naturel, forcer ce milieu au-delà de ses modes de fonctionnement usuels, modifier les échanges entre eaux de surface et eaux souterraines, afin d’accroître la disponibilité d’une ressource, protéger la qualité d’une masse d’eau, étaler un pic de crue, etc., et satisfaire une demande souvent temporaire par une action contrôlée.
Modéliser pour dimensionner, anticiper pour pallier les situations de stress, évaluer et contrôler les impacts secondaires, communiquer sont les étapes incontournables d’un projet.
Doit-on gérer l’offre et la demande à la mesure des seules ressources disponibles ou peut-on recourir à des solutions palliatives, imaginatives pour accroître artificiellement cette disponibilité ? Peut-on surexploiter temporairement une nappe ? Quels en seraient les impacts ?
Le facteur temps est une variable essentielle
C’est un des objets de la gestion active qui consiste à tirer de nouveaux avantages d’un milieu naturel, au moins pendant un temps, en le faisant fonctionner au-delà de ses conditions normales, ce qui demande d’organiser cette nouvelle exploitation, de la prévoir à l’avance et de mesurer ses impacts. Le facteur temps en est une variable essentielle.
Effets indésirables
Forcer un hydrosystème hors de sa plage normale de fonctionnement pose la question des effets secondaires, désirés et non désirés, notamment l’impact sur des milieux humides périphériques, écologiquement sensibles (assèchements), sur des secteurs économiques sensibles, qui vont définir en retour les limites acceptables de l’action.
Une large gamme d’actions
L’usage, qui associe plutôt les eaux souterraines à la notion de « gestion active », est trop restrictif. Réguler le débit d’un cours d’eau par un barrage, réduire un pic de crue par l’ennoyage d’une plaine alluviale, réduire la pollution d’un cours d’eau en restructurant le couvert végétal des rives sont aussi des formes de gestion active en ce qu’elles artificialisent le fonctionnement d’un hydrosystème pour un bénéfice économique, sanitaire ou écologique accru.
Ne pas créer d’accoutumance : mettre en déséquilibre un milieu naturel par rapport à ses conditions naturelles de reconstitution (pluie, infiltration, échanges) suppose d’organiser le retour à une situation normale une fois passée la période de stress, en équilibrant l’équation recharge – prélèvements sur le moyen ou le long terme (trois à cinq ans par exemple).
Les stress sont temporaires, les solutions palliatives doivent l’être aussi. Concevoir et financer des infrastructures pour une mise en œuvre plutôt exceptionnelle peut heurter le sens pratique, et inciter l’exploitant à banaliser le processus, empêchant du coup le milieu de reconstruire son état normal.
La gestion active fait appel à des techniques connues ou innovantes, mises en œuvre dans un contexte inhabituel et pratiquées dans des limites acceptées. C’est à tout moment l’affaire d’ingénieurs qui doivent suivre le processus d’un bout à l’autre.
Utiliser un capital « eau »
Certaines nappes ont des capacités énormes.
Définir des seuils
Une surexploitation programmée se confronte à des seuils préétablis. Toutefois, la définition de seuils est souvent subjective en ce qu’elle reflète moins des conditions physiques réellement limitantes que des critères empiriques. Les seuils sont trop fréquemment calqués sur les valeurs historiques extrêmes : l’étiage décennal ou centennal d’une rivière (sans pour autant que la nappe alluviale manque d’eau), une nappe qui atteint son niveau historiquement bas (quelle que soit l’épaisseur de la zone saturée sous-jacente).
De là l’idée de pallier l’insuffisance momentanée de l’offre naturelle en année sèche en surexploitant certaines nappes puissantes et à forte inertie, pour les laisser se reconstituer ensuite. Ces nappes existent dans les bassins sédimentaires et les plaines alluviales. Bien entendu les moyennes pour la France ne se vérifient nulle part en particulier : chaque hydrosystème, chaque bassin a son propre régime, chaque lieu présente des conditions morphologiques et géologiques particulières, ce qui laisse toute la place à l’imagination pour définir des projets adaptés, différents d’un bassin à l’autre.
Réserves d’irrigation
La recharge artificielle d’une nappe ne met en œuvre qu’une variable : on accroît un stock d’eau en vue d’en disposer plus tard. C’est une épargne sur le capital « eau » qui consiste à compenser un déficit constaté ou prévisible par un apport, d’eau de surface le plus souvent. On recharge une nappe lors des hautes eaux d’une rivière, de préférence en amont de la zone où va s’exprimer un besoin, pour disposer du volume correspondant plus tard un peu plus à l’aval, selon la vitesse d’écoulement de la nappe.
Certaines nappes ont des capacités énormes
Ce cas a été envisagé en Guadeloupe pour accroître l’irrigation de la canne à sucre en Grande Terre, en stockant dans les calcaires du plateau (en partie karstiques) l’excédent d’eau qu’apporte en saison humide (moins touristique) une conduite gravitaire qui la prélève dans le massif de la Soufrière.
Par modélisation on a déterminé les lieux propices à la recharge pour que l’onde de recharge, en se déplaçant vers l’aval, parvienne quelques mois plus tard – en saison sèche – à l’aplomb des champs de canne.
Réserves françaises
On estime en France le stock d’eaux souterraines potentiellement exploitables (ce qui exclut les eaux salées ou trop profondes) à 2 000 milliards de mètres cubes, dont en moyenne 10% se renouvelle annuellement, à comparer au cumul des pluies annuelles moyennes qui est de 440 milliards de mètres cubes dont 270 repartent vers l’atmosphère par évapotranspiration, ou au débit total annuel des cours d’eau, qui est d’environ 170 milliards de mètres cubes.
Une pratique similaire est en œuvre sur l’île volcanique de Jeju en Corée du Sud (voir encadré), où l’on récupère en moyenne altitude l’eau des pluies d’hiver sur d’immenses serres, selon des critères de pureté très suivis, avant qu’elle ne ruisselle, pour l’injecter in situ dans des basaltes. L’écoulement souterrain selon la pente du toit de la nappe, jusqu’à la côte plus peuplée, accroît la ressource disponible en été.
Au nord d’Adélaïde, en Australie du Sud, des eaux d’orage sont récupérées en zone urbaine, épurées par le passage sur des lits de roseaux, puis injectées dans un aquifère calcaire, d’où elles sont récupérables à volonté pour différents usages, notamment pour une industrie textile qui en l’occurrence recherche une eau moins minéralisée que l’eau du réseau. Dans cet exemple, comme dans le suivant, qualité et quantité sont gérées simultanément.
Utilisation d’eaux usées et épurées
En Espagne, 17 projets en zone littorale urbanisée ont vu le jour, consistant à injecter, en nappe et en arrière-plage, des eaux usées épurées.
La réglementation française n’autorise pas l’injection d’eaux usées et épurées dans les nappes
Hydrodynamiquement, l’effet immédiat est l’établissement d’une crête piézométrique qui, d’un côté, retient les eaux douces dans la partie continentale, de l’autre refoule les eaux salées, plus denses, qui auraient tendance à s’introduire aussi en milieu continental, sous la nappe d’eau douce sans se mélanger à elle.
Le résultat est triple : on accroît le volume d’eau douce exploitable dans ces zones à forte demande, on repousse en profondeur l’interface entre eaux douces et eaux salées, ce qui évite la salure progressive des forages d’exploitation, la seconde épuration, naturelle, des eaux injectées qui percolent en milieu poreux les rend acceptables au plan sanitaire ou écologique.
L’actuelle réglementation n’autorise pas ce genre de pratique en France.
Vallée de la Marne
Dans la vallée de la Marne, la nappe alluviale échange continuellement avec le fleuve, le plus souvent de la nappe vers le fleuve, avec abondance les années d’excédents pluviométriques. Les nappes de plateaux alimentent largement la nappe alluviale. Inversement, quand années sèches et saison sèche concourent, nappe alluviale et fleuve peuvent être à l’étiage, de sorte qu’un apport d’eau, depuis le réservoir du Der dans le but de soutenir le débit d’étiage, sera absorbé par la nappe alluviale, sans atteindre les zones visées.
L’institution des Grands Lacs de Seine prend désormais en compte ces états, notamment celui des nappes, pour gérer plus efficacement les lâchers en période de basses eaux. À l’opposé, le réservoir du Der, latéral à la Marne, participe au laminage des crues de la Marne par retenue à l’amont en fonction des pluies, mais aussi de l’état des nappes et des cours d’eau.
Travailler au niveau des bassins
Eaux de surface, inondations
Un projet relatif aux eaux de surface va être mis en pratique dans la plaine alluviale de la Bassée, parsemée de gravières, en amont de Montereau. Lors de fortes pluies d’hiver sur le bassin de la Seine amont, on prévoit d’épandre temporairement une partie des eaux de crue de la Seine sur la plaine alluviale, le temps de laisser passer la crue de l’Yonne et ainsi éviter le cumul des flux à Paris et en Île-de-France. Ce projet prend en compte le débit de la Seine, l’état de remplissage de la nappe alluviale, ainsi que les débits souterrains provenant des nappes de plateaux en rive droite et en rive gauche de la plaine alluviale.
Pour une simple raison de continuité hydraulique, les problèmes doivent être posés à l’échelle des bassins : planifier les usages de l’eau est du ressort des organismes de bassin, plus que des territoires administratifs (département, région). Ce qui n’interdit pas de multiplier des projets analogues dans un même bassin, précisément en raison de sa continuité géologique, hydraulique.
En hydrogéologie, on raisonne plus volontiers sur les stocks, les nappes étant avant tout des réservoirs de forte capacité. On raisonne au contraire par flux pour les cours d’eau qui renouvellent de nombreuses fois leur stock dans l’année.
Inertie des nappes
L’inertie des nappes peut être énorme (voir carte ci-contre), ce qui les rend moins sensibles à un stress saisonnier que les eaux de surface. Toutefois les messages relatifs au facteur temps sont les plus difficiles à faire passer.
La nappe de Beauce, l’une des plus lentes à réagir en France, présente un temps de demi-tarissement supérieur à douze mois. Lorsqu’elle baisse, il faut de deux à trois années de pluies excédentaires pour infléchir sa courbe d’évolution. Pendant la première année de pluies excédentaires, voire la seconde, elle continuera à baisser, pour remonter ensuite même si les pluies sont, entre-temps, devenues déficitaires. Pour tout projet de gestion active, c’est la variable qui demande les explications les plus soutenues.
Développer la modélisation
Gérer, anticiper, tester des solutions innovantes, gérer à la fois les débits et la qualité d’une eau, passent par des modèles. On dispose pour les écoulements en milieux poreux de modèles analytiques plus puissants que les modèles encore souvent empiriques ou sur bases statistiques de l’hydrologie. Combiner des interventions sur les eaux de surface et les eaux souterraines, alternatives ou parallèles, demande un grand effort de communication pour transmettre le message sans qu’il soit déformé.
Expliciter clairement les résultats d’un modèle en prélude à la réalisation d’un projet de gestion active demande aussi force communication, en insistant sur l’ensemble des études préalables, sur les facteurs internes ou périphériques à prendre en compte lors d’une surexploitation ou d’une modification programmée des écoulements.
Intégrer les trois dimensions d’un projet
Les composantes sont schématiquement de trois ordres :techniques, juridiques et politiques, économiques.
Les composantes techniques sont les études préalables, les critères seuils, les variables à suivre, les modèles.
Le risque de banalisation d’une exploitation temporaire fait hésiter l’État
Les composantes juridiques et politiques reviennent à traduire un projet en règles de gestion, à le présenter aux collectivités, à laisser le temps au débat politique. La principale composante économique revient à exprimer un projet en termes de rentabilité, notamment s’il nécessite la réalisation d’infrastructures permanentes pour une utilisation temporaire, qui peut sauter une ou plusieurs années.
C’est d’ailleurs le risque de banalisation d’une exploitation temporaire qui fait hésiter l’État à autoriser la surexploitation temporaire de nappes.
Soigner la communication
Sur le plan hydraulique, la mise en œuvre revient à gérer les situations, à l’échelle du bassin, et selon certaines précautions sur les effets consécutifs. Les variables relèvent surtout du facteur temps (cinétique des écoulements, inertie) et de la définition de seuils physiques.
La communication est essentielle, pour que chacun puisse apprécier avantages et inconvénients, économie, analyse comparative avec d’autres solutions, suivi à court et moyen terme.
Un projet doit avoir un calendrier, ce qui participe à l’obligation de résultat.