La gestion obligataire dans un monde de taux négatifs
Le marché obligataire qui a fait la fortune de grands organismes gestionnaires connaît une situation tout à fait inédite : celle des taux négatifs. Pour survivre, les principaux acteurs de ce marché se trouvent donc amenés à s’aventurer dans de nouvelles stratégies qui sont en rupture avec celles pratiquées pendant des décennies.
Selon certains historiens, les Mésopotamiens auraient pratiqué
des taux d’intérêt négatifs. © swisshippo
En raison de la diversité du marché obligataire, on y trouve des investisseurs ayant des profils extrêmement différents, essentiellement les banquiers centraux, chargés de gérer les réserves de change de leurs pays (ou qui agissent dans le cadre de leur politique monétaire), les institutions de retraite ou de prévoyance, les gérants d’actifs traditionnels et les investisseurs spéculatifs, qui n’hésitent pas à acheter des dettes extrêmement risquées.
REPÈRES
Peu connu du grand public, le marché obligataire, c’est-à-dire le marché des dettes librement négociables, est pourtant d’une taille considérable : environ 150 trillions de dollars, contre 70 trillions pour les actions. Outre sa taille, sa diversité en fait un outil indispensable pour tout investisseur professionnel : on y trouve des émetteurs extrêmement peu risqués (obligations souveraines américaines ou allemandes), des émetteurs en faillite, des dettes extrêmement longues (jusqu’à mille ans !) voire perpétuelles ou au contraire des dettes d’une journée, les devises les plus exotiques comme les plus liquides, etc.
Payer pour pouvoir prêter
Ce petit monde cohabitait, certes avec des soubresauts, mais sans les grands krachs observés régulièrement sur les marchés d’actions. À la fin des années 2010, un phénomène radicalement nouveau survient : sous l’effet des manipulations massives orchestrées par les banques centrales, notamment européenne et japonaise, pour la première fois depuis les Mésopotamiens (si l’on en croit les historiens) des taux d’intérêt négatifs sont apparus ! Concrètement, un taux négatif signifie que des investisseurs sont prêts à payer pour avoir le droit de prêter leur argent.
Pour une personne de bon sens, cela est absurde : pourquoi prêter ? Autant mettre son argent à la banque ! Certains ont fait ce choix, tel cet assureur suisse qui a déposé plusieurs centaines de millions en billets dans une banque, mais ce n’est pas si simple : si l’argent est électronique (dépôt), la banque va également facturer des taux négatifs (cette taxe, que, pour des raisons diverses, on épargne encore aux particuliers, est bien payée par les entreprises) et si l’argent est physique (billets dans un coffre), il a également un coût, ne serait-ce que celui de l’assurance. Par ailleurs, ce dépôt comporte un risque, celui de la faillite de la banque, sans doute plus élevé que celui d’une obligation d’État allemande. C’est d’ailleurs pourquoi de nombreux fonds d’investissement européens n’ont pas le droit de déposer trop d’avoirs à la banque et sont ainsi contraints à acheter des obligations à taux négatifs… Réglementation et politique monétaire se donnent la main pour créer une situation inédite, mais qui semble perdurer.
Une politique décriée
La politique de taux négatifs a des détracteurs. Les banques centrales anglaise et américaine ont exprimé leur souhait de ne jamais mener les taux sous 0. Ces critiques formulent trois arguments principaux : loin d’être inflationnistes, les taux négatifs sont une taxe déflationniste car ils diminuent l’argent injecté par l’État dans l’économie via le paiement des intérêts sur sa dette ; ils créent des effets de seuil préjudiciables pour les banques, dont la profitabilité diminue, ce qui réduit l’efficacité de la politique monétaire ; enfin, loin de favoriser l’investissement, ils encouragent les rachats d’actions en gonflant artificiellement les prix des actifs financiers.
Garder son argent dans un coffre a un coût
(assurance, salle de coffres, surveillance…). © Tomasz Zajda
Un moyen de favoriser l’investissement
Quels peuvent être les objectifs poursuivis par une banque centrale dans cette expérience monétaire aussi singulière ? Le but premier est simple : baisser les taux favorise l’investissement, car le seuil de rentabilité d’un investissement diminue. Or, une fois que l’on a atteint 0, le seul moyen de continuer à baisser les taux est de passer sous 0, aurait souligné M. de La Palice. Mais il y a pire, ou mieux, c’est selon : baisser les taux sous 0 provoque un autre effet : celui qui a l’argent en dernier, à la fin de chaque journée, est obligé de le déposer à la banque ou à la banque centrale, et cela a un coût brut. Là encore, l’investissement est nettement favorisé. La gestion du cash, qui n’était qu’un vague souci pour le gestionnaire de fonds, est donc devenue une vraie problématique.
Des effets qui dépendent des investisseurs
Se pose alors la question de l’impact des taux négatifs sur le monde de l’investissement – aujourd’hui et à moyen terme. Reprenons notre classification, certes simple mais réaliste, et écartons d’emblée deux types d’investisseurs : les banquiers centraux gèrent leurs réserves de change dans le cadre de contraintes financières, commerciales et politiques qui vont bien au-delà du niveau des taux et les investisseurs spéculatifs s’intéressent avant tout à la santé financière des entreprises – pour eux les taux ne sont qu’une composante mineure de l’investissement. Intéressons-nous donc de plus près aux institutions de retraite ou de prévoyance et aux gérants d’actifs traditionnels.
Régler un problème d’actif/passif
Les premiers sont avant tout confrontés à un problème d’actif/passif : ils ont des engagements à honorer (retraites, garanties sur fonds en euros, etc.) et disposent d’un patrimoine qu’ils doivent investir dans ce but. Souvent, la difficulté provient de ce que le passif n’est pas indexé aux taux d’intérêt : que ce soit parce que les garanties sur fonds en euros ont été données à des niveaux trop élevés (cas de certains assureurs belges, hollandais ou allemands) ou parce que les retraites sont indexées sur des indicateurs qui ne reflètent pas le niveau des taux, certaines de ces institutions peuvent être confrontées à un véritable casse-tête : que faire si les taux actuels ne permettent plus d’honorer les garanties données ? Augmenter les risques pris sur les investissements ? Solliciter les actionnaires ? Modifier les modèles actuariels ou la réglementation pour repousser le problème à plus tard, en espérant qu’il ne durera pas trop ? Toutes ces solutions ont été retenues, à des degrés divers. Pour ne prendre qu’un exemple, les assureurs sont aujourd’hui autorisés à calculer la valeur actuarielle de leurs passifs avec un taux à très long terme trop élevé, qui ne reflète en rien les vrais taux de marché, afin de réduire l’impact des taux bas sur leur solvabilité. Il est toutefois peu probable que la situation puisse perdurer ainsi de nombreuses années.
Servir au mieux le client
Pour les gérants d’actifs, le problème est tout autre ; leur seul engagement est celui de gérer au mieux l’argent de leurs clients et ils doivent enregistrer leurs investissements à la valeur de marché. Or, la rentabilité d’un investissement obligataire a deux composantes bien distinctes : la première est l’intérêt (le taux), la seconde est la variation du taux d’intérêt. Pour le comprendre, prenons l’exemple simple d’une obligation à dix ans dont le taux est de 5 % et achetée pour sa valeur nominale, ou 100 %. Un an plus tard, l’investisseur a gagné 5 % provenant du taux qui lui est payé. Si, à ce moment-là, le taux de marché a baissé à 4 %, il y a quelqu’un qui est prêt à ne gagner que 4 % par an, au lieu de 5 %, et donc à payer cette obligation (environ) 107,4 %. Loin d’avoir gagné 4 %, l’investisseur a en réalité gagné 5 % + 7,4 % = 12,4 % (au prix d’un intérêt moindre dans les années qui suivent) ! Si au contraire le nouveau taux de marché est de 6 %, l’obligation ne vaut plus que 93,2 % et l’investisseur a perdu au total 2,8 %, malgré l’intérêt reçu.
Une situation ambiguë
Cet exemple très simple explique toute l’ambiguïté des gérants d’actifs vis-à-vis des taux bas : s’ils déplorent les niveaux actuels, qui ne leur permettent plus de compenser ne serait-ce que le paiement des frais de gestion via les simples placements de trésorerie à court terme, ils ont été les premiers bénéficiaires d’une extraordinaire baisse des taux quasi ininterrompue depuis quarante ans qui leur a assuré des bénéfices colossaux ! On estime que pas loin de 80 % de la rentabilité des investissements obligataires depuis la crise est provenue de la baisse des taux. Or, leurs perspectives ne semblent aujourd’hui guère réjouissantes : l’on imagine mal les taux baisser encore plus et, en l’absence de baisse, le rendement d’investissements peu risqués sera nul ou presque ! À l’inverse, si les taux remontent, le rendement actuel ne pourra servir à amortir les chocs. Comment les gérants d’actifs peuvent-ils naviguer dans cet environnement complexe ?
Les marchés émergents sont une source fréquente
de rendements additionnels. © Chungking
Plus de risques ou moins de liquidités
On observe plusieurs tendances. Certains gérants privilégient des actifs plus risqués, ou perçus comme tels. On peut notamment citer certaines obligations émises par les banques qui souffrent encore, dix ans après, des stigmates de la crise financière et offrent donc des rendements plus élevés. Les marchés émergents sont aussi une source fréquente de rendements additionnels.
D’autres gérants ont recours à des investissements non liquides (par exemple des prêts) qui sont en forte croissance. En effet, ceux-ci sont en apparence immunisés des mouvements de taux car ils ne doivent pas être enregistrés à leurs valeurs de marché. Quoique utile pour les investisseurs ayant une optique de très long terme, cette différence de traitement ne va pas sans soulever quelques inquiétudes.
Enfin, la sophistication et la complexité du marché obligataire permettent aux investisseurs qui le souhaitent de se protéger contre les hausses de taux, voire d’en bénéficier. Cela peut se faire en achetant des obligations bien particulières (par exemple des obligations perpétuelles à taux variables émises par les banques) ou en utilisant des produits dérivés.
Des solutions existent et il n’y a donc pas de fatalité pour la gestion obligataire dans un monde de taux négatifs. Pourtant le constat demeure implacable : les décennies heureuses de la baisse continue des taux qui ont fait quelques grandes fortunes sont maintenant révolues !