La gestion par la valeur, quinze années de recul
La dernière décennie a connu le succès de la gestion par la valeur (value based management).
Cette “ pratique ”, dont CVA a été un des pionniers, consiste à faire pénétrer la création de valeur comme paramètre essentiel dans la gestion des entreprises. Des indicateurs comme l’EVA, le CVA, le TSR… ont commencé à envahir les entreprises, la presse financière…
La gestion par la valeur a permis d’éradiquer la “ schizophrénie ” qui s’était installée dans l’entreprise entre finance et stratégie. Comme d’habitude, le grand succès a amené ses excès.
Ces excès ont été provoqués par une sursimplification de la pratique et l’oubli de ses principes fondamentaux. De la gestion fine de la valeur entre les différentes parties prenantes de l’entreprise, la pratique a dérivé vers la gestion de la seule valeur pour l’actionnaire.
Les principes fondamentaux de la gestion par la valeur
La gestion de l’entreprise par la valeur telle qu’elle est pratiquée par notre cabinet est régie par les principes fondamentaux suivants :
- la valeur est d’abord et avant tout créée au niveau du client ;
- pour être effective et soutenable, elle doit passer à toutes les parties prenantes de l’entreprise ;
- le rôle du management est de gérer à moyen et court terme le flux de valeur et son équilibre toujours délicat ;
- la valeur apparaît sous différentes formes : intrinsèque, relative, directe, indirecte. Il est essentiel de prendre une perspective de valeur totale (total value management) ;
- la valeur est un produit du futur et non une extrapolation du passé. Il faut adopter une notion de flux de valeur dans le temps, plutôt qu’une valeur instantanée ;
- le passé est certain, le futur ne l’est pas. Toute notion de valeur doit être mise en regard du risque qui l’accompagne.
Les parties prenantes de l’entreprise (stakeholders)
L’équation de l’entreprise ne peut se résumer à la seule valeur pour l’actionnaire.
L’actionnaire est une partie prenante fondamentale mais par exemple les clients sont d’abord et avant tout la » raison d’être » de l’entreprise.
Nous regroupons les parties prenantes en cinq catégories :
- les clients,
- les employés,
- les actionnaires,
- les régulateurs,
- les partenaires (en particulier les fournisseurs).
Le rôle du management est l’arbitrage continu et délicat entre les différentes parties prenantes. Le dirigeant doit naviguer au gré des tendances (vents) entre les différentes parties prenantes et leurs » propositions de valeur » respectives.
La valeur vis-à-vis de la proposition de valeur
La gestion d’une entreprise ne peut se résumer à des indicateurs, aussi sophistiqués soient-ils, même quand ils sont intimement liés à la valeur créée.
La gestion par la valeur de l’entreprise doit se baser sur des notions plus riches que sont les propositions de valeur. La » proposition de valeur » est un ensemble de raisons fortes destinées à convaincre les parties prenantes de s’associer avec l’entreprise plutôt qu’avec ses concurrents :
1. pourquoi le client achèterait-il à l’entreprise plutôt qu’à ses concurrents ?
2. pourquoi l’actionnaire choisirait-il d’investir ses fonds avec l’entreprise plutôt qu’avec ses concurrents ?
3. pourquoi l’employé donnerait-il son temps et son enthousiasme à l’entreprise plutôt qu’aux autres ?
4. pourquoi les régulateurs donneraient-ils leur aval à l’entreprise plutôt qu’à ses concurrents ?
5. pourquoi le partenaire fournisseur ferait-il plus d’effort avec l’entreprise qu’avec ses concurrents ?
Ces différentes propositions de valeur, chacune d’elles ciblée vers des populations distinctes, doivent être compatibles. On ne peut promettre tout, à tout le monde.
L’entreprise doit reconnaître que les intérêts des parties prenantes sont divergents, mais qu’en même temps le jeu n’est pas à somme nulle.
Le rôle du management est de faire la répartition » intelligente » de valeur entre les différentes parties prenantes de l’entreprise et entre le court terme et le long terme.
Une banque d’affaires doit gérer le juste équilibre entre ses » travailleurs » et ses » capitalistes » pour reprendre les termes d’un débat récent mis sur la place publique par la banque d’affaires Lazard.
Une entreprise pétrolière doit gérer les intérêts de son pays d’exploration » hôte » ainsi que ceux de ses actionnaires.
De plus, la gestion ne peut se réduire à un jeu tactique entre les parties prenantes. Il faut des propositions de valeur robustes qui donnent le cap et passent le test du temps. C’est à l’entreprise de délivrer cette proposition de valeur et au dirigeant de s’assurer que le décalage entre la promesse et ce qui est effectivement livré est faible.
Le client et la valeur pour le client
Le client est la raison d’être de l’entreprise et c’est par lui et pour lui que la valeur est d’abord créée. Les entreprises qui ont oublié cet axiome de base ont toutes disparu.
Cet élément conditionne d’ailleurs tout le flux de valeur de l’entreprise. Le rôle de l’entreprise et la responsabilité de ses dirigeants sont d’abord et avant tout de maximiser la valeur créée pour le client et d’en garder une part » raisonnable « , la plus grande possible.
Le jeu de valeur client entreprise n’est pas un jeu à somme nulle. La bonne » expérience client » provoque le retour et le rachat du client et enclenche la relation vertueuse client entreprise qui génère de la valeur pour les deux.
La valeur » pour le client » ne doit pas être confondue avec la valeur » du client » pour l’entreprise et c’est là un des grands écueils de la gestion par la valeur telle qu’elle a été appliquée ces dernières années.
Les banques se sont, par exemple, concentrées ces dix dernières années sur la valeur des clients pour la banque jusqu’à arriver à des constats aberrants tels que : 20 % des clients générant 120 % des profits ; il faut donc se concentrer sur les clients rentables et pour certaines se débarrasser des clients non rentables, oubliant que :
- se débarrasser de 80 % des clients est impossible sans affecter la rentabilité des 20 % ;
- donner, par exemple, un service personnalisé à des clients sous prétexte qu’ils sont très rentables alors qu’ils sont » allergiques » au soutien personnalisé et qu’ils sont même prêts à payer un service en ligne dépersonnalisé est sous-optimal pour tous ;
- envoyer des clients en particulier professionnels dans des services d’appels sous prétexte qu’ils ne sont pas rentables sans même leur demander s’ils sont prêts à payer des services personnalisés alors même que les études de marché entreprises par CVA montrent que près de 50 % d’entre eux sont prêts à payer ces services personnalisés est une erreur grave.
Sans parler du problème que si tout le monde se concentre sur un segment de clients aussi rentable soit-il, ce segment de clients risque de devenir non rentable.
Les actionnaires
Les actionnaires ont eu la part du lion de l’attention du management ces dernières années.
Dans certaines entreprises et plus généralement dans certains pays, comme en Allemagne, les dirigeants sont même passés d’un extrême à l’autre. L’actionnaire, ignoré pendant des décennies, est passé au centre du discours des dirigeants, sinon de leur attention.
La proposition de valeur pour l’actionnaire ne peut encore une fois se résumer au seul indicateur du » rendement de l’action » quelle que soit la manière plus ou moins sophistiquée de le calculer.
Le débat s’est focalisé sur quel indicateur utiliser et comment le calculer alors que le problème est ailleurs : cf. le débat sur l’EVA (Economic Value Added), le TSR (Total Shareholder Return), le CVA (Cash Value Added).
Les marchés sont volatils et le rôle des dirigeants est de garder une stratégie compatible avec la vision à long terme des marchés et adapter leur tactique aux » sursauts » et » humeurs » de la Bourse.
Les actionnaires comme les clients et les employés ont des besoins et des comportements qui diffèrent et qui les segmentent. Le dirigeant d’entreprise doit construire une proposition de valeur pour chaque segment d’actionnaires. L’idée largement répandue que les actionnaires sont un seul groupe homogène est une idée erronée.
De la même manière, les propositions de valeur entre entreprises diffèrent. Un Vodafone ne peut présenter la même proposition de valeur à ses actionnaires, qu’un Carrefour, un LVMH ou un Microsoft.
La proposition de valeur pour l’actionnaire doit être conçue comme un » bouquet » qu’on propose à ses actionnaires qui comprend des opportunités, des risques, une volatilité, des compétences sectorielles, technologiques, une promesse éthique…
Construire une telle proposition de valeur passe par une analyse détaillée et » scientifique » des besoins et comportements des actionnaires.
Les régulateurs
La catégorie régulateurs comprend tout l’environnement » institutionnel » de l’entreprise. Dans certaines industries, comme l’industrie nucléaire, un des régulateurs est l’autorité de sûreté. Dans certains autres secteurs, comme la banque, il s’agit des autorités bancaires.
L’économie, en se mondialisant et se dérégulant, a vu l’émergence d’autorités de plus en plus sophistiquées et contraignantes. L’envers de la dérégulation est la réglementation. Les autorités de la concurrence ont, par exemple, montré leur désir de vouloir imposer de plus en plus leur point de vue. Nombre de fusions (telles que Pechiney Alcan Alusuisse) qui répondaient tout à fait à l’équation des différentes parties prenantes ont été bloquées par Bruxelles, le MMC britannique ou l’antitrust américain.
Par exemple, les banques anglaises offrent des services » convenables » à des PME qui sont prêtes à payer. Ces services sont fortement rentables, sans le besoin d’une quelconque entente sur le marché : le coût de ces services aux entreprises n’est simplement pas le problème. Cette rentabilité a été fortement attaquée par les autorités qui ont imposé des amendes importantes.
Les employés
Malgré tous les programmes de » stock-options » offerts aux employés, la proposition de valeur pour ces derniers ne peut être la maximisation de la valeur pour l’actionnaire.
Les employés ont besoin d’une ou de plusieurs propositions de valeur qui prennent en compte leur point de vue.
Comme pour les clients, construire la proposition de valeur pour les employés commence par une segmentation adéquate de ceux-ci en fonction de leurs besoins et de leurs comportements, traduits en attente de ce que l’entreprise doit et peut leur offrir.
Une vision de l’entreprise est généralement la composante centrale de cette proposition de valeur, déclinée en des éléments plus concrets pour l’employé comme sa place et son rôle dans cette vision ou son propre développement.
Les partenaires fournisseurs
Avec la déconstruction de la chaîne de valeur des entreprises et la croissance de l’externalisation, des pans entiers stratégiques de l’entreprise » résident » aujourd’hui chez des partenaires de celle-ci, des fournisseurs, parfois même des concurrents. Le succès à long terme de l’entreprise dépend alors du succès du partenaire fournisseur. La relation ne peut plus se résumer à un contrat aussi juridiquement ficelé soit-il. Il faut pour la direction des achats passer par une proposition de valeur pour le fournisseur au même titre que les autres propositions de valeur.
Quand National Savings, la caisse d’épargne du Trésor britannique qui sert 30 millions de clients, a négocié son contrat d’externalisation de 5 300 de ses employés sur un total de 5 450, le fournisseur gagnant, Siemens, avait en face de lui une proposition de valeur offerte par National Savings qui était l’accès au marché britannique de l’externalisation et dont la » valeur d’option » dépassait largement la valeur du contrat. Il a donc fait un effort particulier.
Conclusion
Cette version de la gestion de valeur est certes plus complexe que les versions plus simples et parfois simplistes qui ont fait le succès de la pratique mais elle est nécessaire et indispensable si l’on souhaite réussir un changement profond et durable dans l’entreprise.
Elle permet de » lier » toutes les initiatives possibles que l’entreprise prend sans simplifier à outrance, et de donner une signification et une vision à long terme des efforts de chacune des parties prenantes.
C’est la » partition » qui permet au chef d’orchestre qu’est le chef d’entreprise de conduire son équipe et tirer avec lui l’ensemble de ses parties prenantes.
Paul-André Rabate (72) est fondateur et managing-Partner de Corporate Value Associates qui a été un des pionniers de la gestion par la valeur et qui continue à développer la pratique à travers ses douze bureaux dans le monde.