LA GRÂCE
La toile était levée et j’attendais encore.
BAUDELAIRE, Le Rêve d’un curieux (Les Fleurs du mal).
Vous avez convié quelques amis à venir écouter et voir la Passion selon saint Jean par la Philharmonie de Berlin avec Bostridge et Quasthoff, enregistrée sur Mezzo. Rattle termine, les yeux fermés, extatique. Vous rallumez.
Tous sont émus aux larmes (rien à voir avec la religion : il y a là des chrétiens, des juifs, des athées surtout). Tous sauf un, le seul à parler, sentencieux : « C’était remarquable. » En partant, il vous glissera à l’oreille : « C’était bien long…» Il n’a pas été touché par la grâce. Vous le plaignez, in petto.
Qu’est-ce qui fait qu’une musique vous émeut – indépendamment, bien sûr, des souvenirs personnels qu’elle peut évoquer pour vous – ou vous ennuie ? La grâce est-elle un état permanent ou un bonheur fugace ? Et seules les musiques qui vous émeuvent ont-elles droit de cité ? Les enregistrements qui suivent ne vous feront pas pleurer, certes, mais ils méritent l’écoute.
Weckman – Beethoven
Vous ne jurez que par Bach et considérez au mieux Schütz et Buxtehude comme de vagues et sympathiques prédécesseurs. Eh bien, oubliez-les et courez écouter Weckman, mort neuf ans avant la naissance de Bach, dont l’ensemble Les Cyclopes vient d’enregistrer, sous le titre Abendmusiken, trois Concerti Vocali, deux Sonates à 4 et une Partita pour clavecin1.
Rien à voir avec le baroque traditionnel ; invention thématique, harmonique et contrapuntique constante, style très personnel, superbes airs confiés aux voix, c’est de l’anti-baroque, une véritable musique d’avant-garde, qui ne ressemble à aucune autre, dont le compositeur était lui-même un personnage hors du commun, et qui, elle, annonce vraiment Bach.
Les intégrales des Sonates pour piano de Beethoven sont légion, et celle, ancienne, d’Yves Nat, reste inégalée au coeur de nombre de beethovéniens. François-Frédéric Guy a entrepris, courageusement, de graver la sienne, après avoir donné la plupart de ces sonates dans nombre de festivals. Un premier coffret en regroupe onze : trois des plus connues, la Pathétique, Clair de lune et Quasi una fantasia, et plusieurs moins jouées comme le très bel opus 26 en la bémol Marche funèbre2. Intelligemment, plutôt que de copier les grands aînés, F.-F. Guy donne de chacune de ces sonates sa propre interprétation, très personnelle, servie par un enregistrement de grande qualité sur un Steinway aux basses chaleureuses. C’est très nouveau, parfois presque trop comme dans le 1er mouvement de la Pathétique, mais ce n’est jamais gratuit et l’on y prend un grand plaisir ; et il faut saluer cette tentative très réussie de renouvellement de Beethoven par un pianiste français.
Un alto : Ligeti et autres
« Une étrange amertume, compacte, un peu âpre, avec un arrière-goût de bois, de terre et de tanin » : c’est par cette jolie métaphore gustative que Ligeti, dont la belle Geneviève Strosser vient d’enregistrer la Sonate pour alto, qualifie cet instrument3. Ligeti est un des rares compositeurs contemporains qui nous touche viscéralement, et dont on peut oublier les justifications théoriques pour laisser place à l’émotion immédiate. Ainsi, le premier mouvement de sa Sonate, joué entièrement sur la corde grave (en ut) de l’alto, est une longue mélodie, poignante quoi qu’en disent le compositeur et l’interprète (tous deux apparemment hostiles, comme il se doit aujourd’hui, à toute forme d’émotion au premier degré), et qui explique et justifie à elle seule l’ensemble de la Sonate.
L’alto vous empoigne et ne vous lâche plus. Sur le même disque figurent des pièces d’autres contemporains, Holliger, Donatoni, Lachenmann et Scelsi, qui exploitent toutes les possibilités techniques de l’alto dans des pièces dont certaines sont d’une virtuosité à couper le souffle.
Le luxe au service du CD
L’industrie du disque ne se porte pas bien, avec les possibilités offertes par le MP3 et le téléchargement. Et plusieurs amateurs de musique n’ont plus de lecteur de CD, résignés à la perte de qualité qu’implique la musique au standard MP3 comme l’ont été, en leur temps, ceux qui sont passés du microsillon au CD. Une toute nouvelle maison d’édition distribuée par Harmonia Mundi, La Dolce Volta, se lance dans le CD « de luxe » en éditant des albums avec de beaux livrets à la typographie très travaillée, enrichis de dessins originaux – renouant ainsi avec la présentation des anciens vinyles – et… de bons interprètes jouant sur des instruments exceptionnels.
Le premier disque est consacré à Aldo Ciccolini, qui joue Mozart sur un Bechstein : les trois Sonates n° 2, 11 et 134. Ciccolini, qui était en retrait depuis de nombreuses années, est revenu récemment sur le devant de la scène. À 85 ans, on pouvait penser que son jeu serait calme, serein, un brin mélancolique. Bien au contraire, il joue avec un brio et une vigueur inattendus, conférant à la musique de Mozart une touche beethovénienne.
Sur le second disque, Claire Chevallier, musicologue et pianiste, joue Liszt sur un Érard de 18765. Érard était le piano préféré de Liszt, qui encouragea son constructeur dans ses innovations techniques qui accroissaient les possibilités de virtuosité. Le résultat est convaincant : contrairement à certains pianos des années 1830 que l’on tente parfois de ressusciter, et dont le timbre grêle décourage, celui-ci, plus récent et sans doute mieux conservé, a un son exceptionnel, rond dans les basses et brillant dans les aigus. Méphisto- Valse n° 1, Saint François d’Assise – La Prédication aux oiseaux, Saint François de Paule marchant sur les flots, La Lugubre Gondola n° 2, Funérailles sonnent de manière tout à fait nouvelle. Un très beau disque, non sans grâce.