La grande vitesse, un croisement de cultures pour inventer et innover
Le TGV Sud-Est, puis le TGV Atlantique, puis le Duplex. Pour chaque innovation, il a fallu franchir une multitude d’obstacles, mais chacune a réussi au-delà des espérances. Une aventure qui a fait passer la grande vitesse de la sphère économique à la sphère politique.
Une interview de François Lacôte (66), senior vice-president d’Alstom Transport, réalisée par La Recherche et publiée avec son accord.
REPÈRES
En 1976, l’État signe une concession avec la SNCF pour une ligne nouvelle entre Paris et Lyon. Le service est inauguré sur un premier tronçon en septembre 1981. La ligne est terminée en septembre 1983, précédant les lignes Atlantique (1989), Nord (1993), Méditerranée (2001) et Est européenne (2007). La mise en service de rames Duplex a commencé en 1995.
La Recherche. En 1982, vous êtes appelé à diriger les programmes de trains à grande vitesse de la SNCF. Le premier tronçon du TGV Sud-Est vient alors d’être inauguré par le président de la République François Mitterrand, quatre mois après son élection. Va-t-on assister à un infléchissement de la politique publique en matière de ferroviaire ?
François Lacôte. Jusque-là, les politiques de tous bords s’étaient montrés très réservés vis-à-vis du TGV, voire foncièrement hostiles, comme le fut, entre autres, le ministre des Finances, à l’époque de la décision de lancer le projet. Il s’agissait à leurs yeux d’une fantaisie d’ingénieurs qui ne ferait que creuser un peu plus le déficit d’une Société nationale, déjà lourdement endettée. À tel point que la SNCF a dû financer sur ses seuls fonds propres toute la conception et le développement du système TGV, sans aucun apport extérieur, ni des industriels ni des pouvoirs publics. La Société nationale ne demandait qu’une chose à son propriétaire et actionnaire : le droit de faire. Dans ce contexte, l’inauguration par François Mitterrand a représenté le premier signal politique fort, confirmé par son allocution au cours de laquelle il demandait à la SNCF d’étudier la deuxième ligne (c’est-à-dire le TGV Atlantique). Désormais, la Société nationale avait l’aval de sa tutelle, le mode de financement restant toutefois inchangé.
Un stimulant pour inventer
LR. Michel Walrave, de la Direction des grandes vitesses à l’Union internationale des chemins de fer, insiste sur l’originalité et le rôle du service de la recherche de la SNCF dans ces premiers succès du TGV. Avez-vous la même perception ?
F. L. La création de cette structure fut en effet une grande idée. Sa structure, sa composition et son fonctionnement ont permis de transgresser les frontières, très étanches, entre les grandes filières techniques traditionnelles. Ce croisement de cultures a été très stimulant pour inventer et innover. Le TGV, ce n’était pas seulement un train. Nous avons créé un système de transport terrestre guidé s’appuyant sur le couple roue-rail qui était entièrement nouveau, tant en termes d’infrastructure que de matériel roulant. Personnellement, je me suis toujours efforcé de perpétuer cet esprit d’innovation, d’éclaireur.
LR. Vous avez en effet la lourde charge de développer les générations suivantes de trains à grande vitesse. Il faut à nouveau inventer, faire des choix, bref, relever une succession de nouveaux défis.
F. L. Ma mission était simple : faire rouler le TGV Sud-Est et préparer le suivant. Le premier défi fut donc le TGV Atlantique : j’ai dû me battre, avec les ingénieurs de la SNCF mais aussi auprès d’Alstom, pour faire admettre l’idée d’une évolution par rapport au TGV Sud-Est. J’ai finalement obtenu gain de cause : la solution choisie pour la suspension du TGV Atlantique, par exemple, a été tout à fait originale et novatrice à l’époque.
Le succès des Duplex
Le concept de Duplex s’est finalement traduit par un nouveau succès : il en circule aujourd’hui 220, soit sept fois plus que le nombre décidé par la SNCF à l’origine, et pas seulement sur la ligne Paris-Lille comme certains le présageaient. J’ajoute que ce TGV Duplex est beaucoup plus léger à vide que son prédécesseur et, mieux encore, qu’il est plus léger à son taux d’occupation moyen (de l’ordre de 80%). À l’heure du Réseau ferré de France (RFF), en se fondant sur la capacité des trains et non plus sur leur nombre, nous avons apporté la preuve que le TGV Duplex n’usait pas plus les infrastructures que son prédécesseur, en dépit de l’augmentation du nombre de personnes transportées.
Quant au TGV à deux niveaux, ce fut là aussi une aventure. Lorsque j’ai proposé ce concept en 1987, le TGV Atlantique n’était pas encore en service, tandis que l’on venait à peine de décider la construction du TGV Nord et du tunnel sous la Manche. Ma proposition a suscité un tollé général : jamais la clientèle TGV n’accepterait de monter dans un train à grande vitesse aux allures de train de banlieue. S’ajoutaient à cela les objections techniques (poids, hauteur de chaque niveau). Heureusement, j’ai reçu le soutien du président de l’époque, Jacques Fournier. Il nous a fallu deux ans de travail acharné, de réalisation de maquettes avant d’obtenir que de vraies études de marché soient réalisées.
Les résultats furent très positifs : la bagarre commerciale était gagnée. Restaient les controverses techniques. Pour ma part, je plaidais avec d’autres pour la technologie » rames articulées « , à l’instar du TGV Sud-Est, le service de la recherche défendant un retour à une architecture classique. Là encore la bagarre fut rude, jusqu’à ce que la première solution soit enfin adoptée.
Montage d’une rame de TGV Duplex
Pas de conflit d’intérêts
LR. La séparation effective entre la SNCF et RFF, en 1997, a‑t-elle eu un impact sur le développement des trains à grande vitesse ?
F. L. La dynamique TGV était suffisamment engagée pour que la construction des lignes à grande vitesse, dans toutes leurs composantes, ne puisse être remise en cause.
RFF
Créée en 1937, la SNCF est aujourd’hui un établissement public et commercial. RFF (Réseau ferré de France), également établissement public, gère depuis 1997 les infrastructures ferroviaires : 30 000 kilomètres de ligne dont 1 500 à grande vitesse. La SNCF et les autres opérateurs versent des péages à RFF pour la circulation de leurs trains.
Les choses auraient sans doute été très différentes si la séparation était intervenue il y a une trentaine d’années. Le développement du système français de trains à grande vitesse a précisément été rendu possible du fait de cette absence de séparation institutionnelle entre infrastructures et matériel roulant : il n’y avait pas de conflit d’intérêts, personne n’était tenté de privilégier tel ou tel aspect.
En revanche, l’organisation actuelle permet peut-être de gagner en clarté dans l’affectation des investissements.
LR. En 2000, vous quittez la SNCF et accédez au poste de directeur technique d’Alstom Transport. Pour quelle raison ?
La SNCF n’est plus autorisée à mener des projets industriels.
F. L. C’est très simple, je voulais continuer à faire le métier qui me passionne. Or les directives européennes étaient très claires : la SNCF n’était plus autorisée à mener des projets industriels, ce n’était plus sa mission.
LR. Vos projets doivent désormais s’inscrire dans une vision mondiale et non plus seulement nationale. Cela change beaucoup de choses.
F. L. Il est vrai que la vision de la SNCF était essentiellement française, voire européenne, même si l’ambition de porter les couleurs de l’industrie ferroviaire française au-delà des frontières européennes s’est concrétisée à travers divers projets. Chez Alstom, la perspective est bien sûr totalement autre. La dimension internationale intervient à trois niveaux : la diversité géographique de nos implantations, la diversité culturelle des femmes et des hommes qui y travaillent et la diversité culturelle de la clientèle. Pour ma part, je souhaite que l’on sache profiter de cette multiplicité des cultures pour enrichir notre capacité d’innovation.
Au Japon, c’est l’opérateur qui réalise et finance les développements.
Côté clientèle, la gageure est de réussir à fournir à chaque client des produits adaptés à ses besoins tout en préservant le maximum d’éléments standards, pour des raisons de qualité et de coût bien entendu. Par exemple, le voyageur asiatique n’a pas du tout la même attente ni le même comportement qu’un voyageur européen ou américain. Dans le TGV coréen, il n’était en particulier pas question de faire des sièges se faisant face : les Coréens veulent tous voyager dans le sens de la marche, donc tous les sièges sont tournants. Comme en Chine.
Pour un retour d’expérience
LR. Comment s’organisent aujourd’hui vos relations avec un opérateur national tel que la SNCF ?
Le TGV a cet avantage extraordinaire d’être totalement compatible avec le réseau ferroviaire préexistant.
F. L. J’aimerais que l’on imagine un mode de participation de la SNCF, aujourd’hui simple exploitant, à nos conceptions. Nous pourrions ainsi mieux prendre en compte le retour d’expérience, sans pour autant envisager un retour au modèle français d’il y a une trentaine d’années, celui qui a permis l’invention du système ferroviaire français à grande vitesse. Même si ce modèle est toujours en vigueur au Japon : dans ce pays, c’est l’opérateur qui réalise et finance les développements.
LR. Que répondez-vous à ceux qui critiquent les trains à grande vitesse au regard du type d’aménagement du territoire qu’il induit, c’est-à-dire selon eux une métropolisation de certaines villes aux dépens des zones non desservies ?
F. L. Il n’y a pas contradiction entre une desserte locale et régionale et les trains à grande vitesse. Bien au contraire, la complémentarité est très forte entre le TGV et le TER.
En outre, le TGV a cet avantage extraordinaire d’être totalement compatible avec le réseau ferroviaire préexistant, parce que nous l’avons voulu ainsi (ce qui n’aurait pas été le cas avec une solution de type sustentation magnétique). Cela permet d’avoir une très bonne desserte. Enfin, sur les 30 000 kilomètres du réseau ferroviaire français, la grande vitesse ne couvre que 1 500 kilomètres. Avec ces 1 500 kilomètres, nous avons réussi à réduire considérablement les temps de parcours entre de très nombreuses villes françaises.
Certes, les premiers TGV ont permis de renforcer des axes économiques déjà forts. Aujourd’hui, on se rend compte qu’ils peuvent constituer un vrai outil d’aménagement du territoire. Autrement dit, le TGV est sorti de la seule sphère économique pour entrer dans la sphère politique. Personnellement, je souhaite que l’on préserve le même esprit de pionnier pour poursuivre le développement de ce mode de transport.
À mes yeux, il marie extrêmement bien la soif de liberté, de déplacement, de découverte, avec la protection de l’environnement.