La guerre économique est planétaire
La compétition économique est désormais planétaire. La conquête des marchés et des technologies a pris la place des anciennes conquêtes territoriales et coloniales. Les armes s’appellent innovation, productivité, taux d’épargne, consensus social et degré d’éducation. Les défenses se nomment droits de douane, protections monétaires et entraves au commerce international. Les combattants, Japon, États-Unis, Europe, Chine, Russie, mais aussi tiers-monde, s’affrontent sans merci.
Nous vivons désormais en état de guerre économique mondiale, et il ne s’agit pas seulement là d’une métaphore militaire. L’objet de cette guerre est, pour chaque nation, de créer chez elle emplois et revenus croissants, parfois au détriment de ceux de ses voisins. Au-delà du formidable accroissement du commerce mondial qui en est la manifestation la plus éclatante, la guerre économique impose également des débarquements chez » l’ennemi » par implantation à l’étranger, la défense de l’arrière par des entreprises à caractère régional et l’établissement de protections.
REPÈRES
Paul Louis a publié en 1900, en feuilleton, La Guerre économique* qui contenait nombre des idées contemporaines sur ce sujet. Maurras écrivait « Les autres nous font la guerre économique. » Louis Renault a utilisé l’expression dans les cahiers de sa société, vers 1920.
En 1935, le président Roosevelt, dans un discours prononcé à Atlanta, a proposé au chancelier Hitler « Faisons-nous la guerre commerciale, la guerre qui nous enrichira tous, plutôt que la guerre qui meurtrit les chairs. » En 1941, c’est Hitler lui-même qui utilisera l’expression « Il n’y a plus de guerre économique en Allemagne », la lutte des classes dans son esprit.
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* L’auteur de ces lignes croyait avoir inventé l’expression en 1971, qu’il a abondamment utilisée vis-à-vis des élèves de l’X en les qualifiant d’officiers de la guerre économique. Il s’est récemment découvert quelques prédécesseurs.
Aujourd’hui, sur chaque méridien du monde se croisent des navires chargés des mêmes produits et cette boulimie d’échanges de produits industriels, 10 000 milliards de dollars annuellement, probablement 15 000 si l’on y ajoute les services et les invisibles, démontre que les nations se livrent une compétition effrénée qui a toutes les caractéristiques d’une guerre dont les acteurs seraient les entreprises et les firmes multinationales qui, par le biais de leur implantation industrielle et scientifique à l’étranger, consolident leurs exportations.
Les nations qui gagnent sont celles qui réussissent à avoir un commerce extérieur suréquilibré et important par rapport au PNB (ces deux caractéristiques allant souvent de pair). Et les morts de la guerre économique sont les chômeurs et les misérables, les exclus de la croissance.
Équilibre et stimulation
Les malheurs de la guerre
Aux États-Unis, par exemple, des pans entiers de l’industrie ont disparu en conséquence de cette compétition effrénée à laquelle se livrent les entreprises et les nations au niveau planétaire : une partie de l’électronique, de l’industrie automobile, sans parler, bien sûr, des secteurs qui ont sombré depuis longtemps, comme celui des appareils photographiques, des motos et quelques autres. Des centaines de milliers d’emplois ont été détruits. La métaphore militaire n’est pas trop forte. On retrouve là la destruction créatrice de Schumpeter.
Cette compétition a deux caractéristiques ; la première est celle » d’un jeu à somme nulle » car les surcroîts d’exportations de certaines nations sont compensés par les déficits de la balance du commerce extérieur des autres. Quand le Japon ou l’Allemagne surexportent, d’autres pays, dont hélas la France, ont un déficit significatif de leur commerce extérieur mais, au total, au niveau de la planète, les choses s’équilibrent.
Mais, c’est aussi et surtout un jeu à somme positive dans la mesure où le commerce international stimule le développement économique et constitue l’une des principales causes du formidable enrichissement moyen des pays développés de la planète que nous avons connu au cours des trois dernières décennies. Et même d’un certain nombre de pays du tiers-monde qui en ont profité pour décoller.
Le veau d’or de la consommation
Partout dans le monde le maître mot est le » pouvoir d’achat « .
Un effet bienfaisant
En trente ans, l’écart entre les revenus moyens des plus pauvres et des plus riches a doublé. Les dix plus grosses fortunes de la planète représentent la richesse de la totalité des pays les plus pauvres. Mais en sens inverse, moins de deux Asiatiques sur dix vivent aujourd’hui dans la misère contre six sur dix en 1975.
Et il indique que le besoin de consommer recouvre une compétition, voire une guerre. Avec une économie de l’offre et de la demande abondante, on assiste à l’avènement du client-roi pour qui la consommation est indissociable du bonheur. Les acteurs du changement de ces quarante dernières années ont donc été les consommateurs qui sacrifient au veau d’or de la consommation – les richesses accumulées par les plus riches n’ont plus aucun rapport avec leurs besoins réels – avec la ferveur et l’intensité que d’autres générations réservaient à des causes plus exaltantes.
Mais les excès des uns ne condamnent pas nécessairement les effets bienfaisants de la compétition internationale pour le plus grand nombre. Cette compétition devra pourtant s’assagir : si l’on extrapole la situation actuelle, le commerce international, qui représente déjà le tiers de la richesse produite annuellement sur la planète, devrait en représenter les deux tiers vers 2020 et l’humanité travaillera trois jours sur trois pour l’exportation dans quarante ans. En France, toute notre production de biens et services sera exportée, tandis que nous importerons l’équivalent de la richesse produite par notre pays. Une asymptote se dessine à l’horizon.
Les armes
L’innovation
Le commerce international stimule le développement économique
L’arme la plus importante c’est l’innovation qui n’est pas sans lien avec la recherche-développement car c’est par l’innovation que l’on acquiert des positions stratégiques sur le marché mondial.
Cette arme est importante au niveau des entreprises, c’est-à-dire au niveau microéconomique. Elle l’est, bien sûr, au niveau macroéconomique et donc au niveau des États cette fois. Les nations qui ont un taux de recherche-développement important, surtout quand celui-ci est orienté vers la recherche appliquée, se portent mieux et portent plus haut leurs couleurs dans la compétition internationale.
La productivité
La deuxième munition de la guerre économique est la productivité. Cela semble évident. Cela l’est un peu moins si l’on regarde les choses de plus près, au travers de l’exemple suivant.
Croissance et R & D
Il y a une corrélation très étroite entre le taux de croissance d’une nation à long terme et le taux de croissance de la recherche-développement, ainsi qu’entre le taux de croissance du PNB et le taux de R & D rapporté à ce PNB. Ce qui veut dire que les nations qui ont un taux de recherche-développement de 3 % par rapport à leur PNB, objectif que toutes les nations développées cherchent à atteindre, se comportent mieux sur le long terme que celles qui en restent à un taux de 2 %.
La compétitivité de l’industrie française est supérieure dans de nombreuses branches à celle de l’industrie germanique. Mais les Allemands exportent bien davantage que nous. Dans la guerre économique, comme d’ailleurs dans d’autres formes de guerre, la ténacité, la continuité, la persévérance jouent un rôle important. Cela fait quarante ans que l’Allemagne développe un potentiel industriel de qualité avec l’appui de puissants réseaux commerciaux et de maintenance à l’étranger, lesquels ont créé la réputation de qualité des produits allemands.
Cette réputation est telle aujourd’hui que les produits germaniques peuvent se vendre plus chers que les produits concurrents, cet écart de prix faisant plus que compenser les écarts de prix de revient liés à la productivité.
Le taux d’épargne
La troisième munition est le taux d’épargne. Au niveau des entreprises, un taux d’épargne national élevé se traduit par le fait que les entreprises trouvent à financer leurs investissements. Au niveau macroéconomique, une maigre épargne, mobilisée en priorité par l’immobilier et certains services, n’irrigue pas suffisamment les secteurs industriels. On sait qu’il y a une corrélation entre le taux d’épargne à long terme des nations et le taux de croissance du PNB.
La réputation de qualité des produits allemands leur permet de se vendre plus cher que les produits concurrents
Le consensus social
Quatrième atout, le consensus social qui fait que, dans une entreprise, les travailleurs, l’encadrement, l’animation ont foi dans le développement de la communauté dans laquelle ils travaillent. Ils marchent du même pied, ce qui permet cette continuité qui paraît jouer un rôle important dans la guerre économique. C’est vrai bien sûr au niveau de la nation qui doit, elle aussi, pratiquer un minimum de consensus social pour bien se comporter dans cette forme de compétition.
Le degré d’éducation
Plus le niveau d’éducation générale d’une nation est élevé, cohérent, homogène, et plus cette nation est capable de donner les coups de collier qui s’imposent, de réagir avec l’intelligence et le degré de mobilisation nécessaires. Dans ce domaine encore, l’exemple du Japon a été particulièrement éclairant.
LES DÉFENSES
Les droits de douane
La première protection, bien sûr, est celle des droits de douane. Il y a cinquante ans, cette barrière était importante. Elle pouvait représenter plus de 40 % des prix des produits. Aujourd’hui, l’Uruguay Round a réduit les droits de douane résiduels à quasiment zéro et a amorcé l’extension de ce désarmement aux services et aux produits agricoles qui n’étaient pas visés par les négociations antérieures. Il a débouché à Marrakech sur la création d’une Organisation mondiale du commerce (OMC) au sein de laquelle sont ou devraient être débattus les problèmes du commerce international.
Les protections monétaires
À partir du moment où les protections douanières se sont quasiment évanouies, une nouvelle forme de protection a fait son apparition en 1971, époque à laquelle Richard Nixon, voyant apparaître un déficit important du commerce extérieur pour la première fois dans l’histoire des États-Unis, a dévalué le dollar (une deuxième dévaluation du dollar en 1973 a ouvert la voie au flottement général des monnaies).
C’est par de semblables dévaluations que beaucoup de pays se sont, depuis, protégés d’échanges trop agressifs qui auraient conduit un certain nombre de secteurs industriels à en subir les effets dévastateurs. On sait pourtant maintenant qu’au contraire il faut avoir épisodiquement une monnaie forte et stable, qui oblige à des surcroîts d’efforts bénéfiques pour le tissu économique de la nation.
Les entraves au commerce international
La troisième forme de protection est de nature non tarifaire. Il s’agit des entraves de toute nature au commerce international. Le GATT en avait recensé 6 ou 7 000. En matière de norme, le florilège des protections nées de l’imagination humaine est sans limite dès lors qu’une industrie est menacée. Dans le début des années soixante-dix, les réfrigérateurs français fabriqués par les firmes Brandt et Thomson se voyaient soumis à une forte concurrence des réfrigérateurs Zanussi d’origine italienne. Bien entendu, les Français accusaient les Italiens de dumping et appelaient au secours les pouvoirs publics. Ceux-ci ont mis en oeuvre à l’époque une norme de dimensions et de thermicité pour les réfrigérateurs, interdisant ainsi l’importation de réfrigérateurs italiens. Mais les ingénieurs transalpins, dont on connaît l’agilité d’esprit, ont mis moins de trois mois pour fabriquer des réfrigérateurs aux normes françaises qui ont de nouveau déferlé sur notre marché.
LES NATIONS COMBATTANTES
Le Japon
Le Japon est la nation qui pendant trois décennies a porté au plus haut ses couleurs dans cette forme de conflit. Tout s’est passé comme si les Japonais avaient tenté de prendre une forme de revanche après la guerre sur les Européens et sur les Américains. Quand on passe en revue les atouts dont ils ont disposé dans la guerre économique jusqu’à la fin des années quatre-vingt, force est de constater qu’ils les possédaient tous au plus haut degré.
Le tiers-monde aussi
Les nations en voie de développement jouent un rôle non négligeable dans la compétition économique mondiale. Une partie du tiers-monde est déjà immergée dans cette compétition, s’agissant d’un certain nombre de pays d’Asie du Sud-Est qui ont dépassé depuis longtemps le stade du décollage grâce notamment à un accès privilégié au marché américain, ou de certains pays africains qui arrivent à faire croître leur PNB légèrement plus rapidement que leur population et qui profitent ainsi, mais marginalement, des avantages de la guerre économique. Pour les pays en voie de développement, la recette du développement est maintenant connue. Elle peut se résumer ainsi : éducation, libéralisme économique, démocratie politique et accès aux marchés des pays développés.
Du côté de la recherche-développement, le taux de R & D du Japon a presque atteint 3 % du PNB alors que nous en sommes à un peu plus de 2 %. Le taux d’épargne y était très élevé (la nation fourmi…). Enfin, le consensus social est total.
Les États-Unis
À l’autre extrémité du spectre, les États-Unis disposaient de munitions de mauvaise qualité : la productivité y était une des plus faibles du monde développé, le taux de recherche-développement également. S’agissant du consensus social, on pouvait plutôt parler de déchirure. Mais les facultés de rebond des Américains sont immenses quand le pays est menacé. Ce sera le cas à partir du début des années quatre-vingt-dix quand la croissance de l’Amérique s’accélérera et dépassera celle de l’Europe d’un bon demi-point par an. Au même moment, le Japon entrera dans une stagnation dont il n’est toujours pas véritablement sorti.
Ainsi, ces deux nations nous ont-elles démontré que la guerre économique n’est jamais définitivement gagnée ni perdue.
L’Europe
Plus le niveau d’éducation générale d’une nation est élevé et plus elle est capable de réagir
En Europe, la Grande-Bretagne a décliné régulièrement depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale par rapport aux autres nations européennes. Son renouveau depuis une vingtaine d’années n’en est que plus spectaculaire.
L’Allemagne, comme le Japon, possède toutes les munitions de la guerre économique. Toutes les volontés sont concentrées vers cette nouvelle forme de conquête. L’intégration de l’Allemagne de l’Est a toutefois amoindri un temps le dynamisme de l’ensemble.
Quant à la France, elle est alternativement dans un camp et dans l’autre, avec une périodicité d’une moyenne de dix ans (qui varie entre six et treize ans). Nous sommes constants, sérieux, raisonnables pendant plusieurs années, puis légers et frivoles au cours des années suivantes, tout cela n’ayant pas forcément à voir avec les clivages politiques.
La Chine et la Russie
Quant à la Chine où le maoïsme a détruit des dizaines de millions de Chinois mais aussi des formes de rigidité ancestrales qui limitaient toute forme de développement, on peut diagnostiquer qu’elle ne se satisfera pas longtemps de son statut d’atelier du monde et qu’elle se voudra temple de l’intelligence. Le bouillonnement des universités en témoigne.
Restera à observer la Russie qui combine tant bien que mal un libéralisme ouvert à tous les excès et un impérialisme hérité du stalinisme qui a détruit » upper-class » et paysannerie.