La guerre économique mondiale compromet-elle la liberté de la recherche ?
Que l’innovation soit la principale arme des entreprises plongées dans la compétition des temps modernes – que je qualifie pour ma part de guerre économique depuis maintenant plus de quarante ans – est désormais une évidence. Il suffit d’évaluer les enjeux de la réussite de chaque mouvement du fantassin-entreprise pour s’en persuader.
L’innovation participe du développement matériel mais aussi culturel de la société
Une amélioration de la productivité ou de la qualité peut entraîner un avantage de quelques pourcents sur la compétitivité des produits.
Mais profiter d’une innovation pour modifier le produit, le service, son contexte de fabrication et de commercialisation peut provoquer, au moins dans un premier temps, un gain sans commune mesure.
L’innovation stimule la concurrence en brisant les monopoles et les privilèges. Elle provoque ou satisfait de nouveaux besoins des consommateurs. Le ressort de la compétitivité industrielle réside en elle.
REPÈRES
Le taux cible de 3 % du PNB consacré à la R&D a été approché par la France dans les années 1970 pour redescendre à environ 2,2 % aujourd’hui. C’est un peu mieux que l’Union européenne, qui atteint à peine 2 %, mais c’est moins bien que le 2,4 % en moyenne pour les pays de l’OCDE, le 2,8 % des États-Unis, le 3,3 % du Japon, le 3,5% de l’Allemagne et le 3,7 % de la Corée du Sud. La Chine est près d’atteindre 2 % et s’est fixé l’objectif de 2,5 % en 2020.
Avantage à l’innovation
Mais il y a un prix à payer : l’innovation est une discontinuité, voire une destruction même si elle est créatrice ; et c’est un processus long. « D’abord le rêve, puis dix ans de cauchemar, enfin la réalité », c’est ainsi qu’un Japonais décrivait, au moment de la furia nippone des années 1970, le processus d’innovation.
Mais il y a aussi le bon côté de la médaille : en matière d’innovation l’avantage est à l’attaquant, comme souvent dans la guerre. Ainsi la petite affaire Boeing devint leader dans son secteur en utilisant pour la deuxième génération d’avion à réaction une aile en flèche qui donnait à cet appareil la stabilité que n’avait pas le Comet britannique. Pour un chef d’entreprise, il vaut mieux s’éveiller chaque matin homme nouveau.
L’État serait bien inspiré pour sa part d’encourager au moins autant l’innovation que la recherche-développement, la R&D, pour laquelle de nombreux mécanismes ont été mis en œuvre depuis près d’un demi-siècle. La R&D débouche souvent sur des innovations par un processus d’incorporation des connaissances scientifiques aux données économiques. Toutefois cette filiation n’est pas toujours linéaire.
Bref, l’innovation devrait être reconnue en tant que telle comme instrument indispensable du développement matériel mais également culturel de nos sociétés.
Deux stratégies
La prospérité de l’Allemagne interpelle quant à la prédominance chez nos voisins d’une recherche moins fondamentale qu’en France et à un intérêt plus marqué des entreprises pour l’innovation qui est, outre-Rhin, une quête continue alors qu’elle est beaucoup plus aléatoire chez nous.
Sans le ressourcement de la recherche fondamentale, la recherche appliquée ne peut que se dessécher
En France, les « grands programmes » consacrés à la fin du siècle dernier à l’informatique, au nucléaire, au secteur spatial, à l’aéronautique, aux télécommunications ou aux transports terrestres à grande vitesse ont tenté d’infléchir la tendance à privilégier la recherche « de base ». Ils ont incontestablement eu un impact appréciable en ce sens. Toutefois, les consommateurs ont parfois eu l’impression que les dépenses consacrées à ces secteurs ne les concernaient pas directement et leur sentiment s’est trouvé conforté par le résultat de diverses études qui ont montré que leurs retombées sur les industries de consommation étaient faibles.
Comment, dès lors, choisir entre deux stratégies : celle prônée par les utilitaristes, qui jugent la matière grise trop rare pour qu’on la gaspille à des spéculations intellectuelles et qui souhaitent la réserver au développement économique, et celle des fondamentalistes qui pensent au contraire que c’est le progrès scientifique de base qui conditionne les avancées techniques et leurs retombées sociales et que c’est donc à lui qu’il faut donner la priorité.
« Que l’on songe par exemple, disent-ils, aux applications, dans l’aéronautique et l’électronique, des séries de Fourier, découvertes au début du XIXe siècle ; et y aurait-il des lasers chirurgicaux si l’on n’avait pas essayé de comprendre la nature de la lumière ? »
Sans le secours des disciplines fondamentales, qu’il faut souvent conjuguer pour faire progresser la recherche dite « appliquée », celle-ci, coupée de son arbre de vie, se dessécherait.
Recherche fondamentale, recherche appliquée
C’est en fait toute la science qui doit progresser de front si l’on vise le long terme et non seulement le très court terme. Mais le savant n’est pas que le serviteur de l’ingénieur, et la recherche fondamentale a un rôle plus ambitieux.
La science et ses applications
Pasteur l’avait déjà très clairement énoncé : « Je ne connais pas de différence entre la recherche fondamentale et la recherche appliquée, je ne connais que la science et ses applications qui sont comme l’arbre et les fruits qu’il porte. »
L’accroissement de notre connaissance collective ne nous apporte-t-elle pas des outils propices à l’innovation ? Et, quelles que soient leurs finalités, les recherches scientifiques, qu’elles aient une vocation de connaissance ou d’action, n’utilisent-elles pas les mêmes procédés et les mêmes détours de l’esprit humain ?
Elle répond à la soif de comprendre et elle est un des éléments du progrès général des connaissances, facteur de culture des sociétés qu’aucune nation développée ne peut négliger. Elle ne se périme pas et elle doit être transmise. L’aboutissement de l’activité de recherche est un enrichissement de notre connaissance collective, un bien public de l’humanité qui nous permet d’élever notre niveau de pensée.
Un fossé, toutefois, sépare habituellement recherche et innovation dans leurs modalités de développement et de financement.
La recherche qu’on continue, malgré Pasteur, à qualifier de fondamentale, n’ayant par définition pas de perspective économique directe, est le plus souvent le fait de laboratoires publics. Bien que largement développée à partir de la loi d’orientation de la recherche et du développement technologique de 1982, sa collaboration avec le monde de l’économie, de l’industrie et des services reste encore trop parcellaire.
De surcroît, c’est l’État qui, pour l’essentiel, s’investit de la responsabilité de l’organisation, du financement et du pilotage de recherches censées s’effectuer dans l’intérêt général. Mais on peut se demander si, avec son organisation fortement pyramidale, sa soif de comités, de conseils, de « programmes », il est le mieux placé pour provoquer l’étincelle créatrice au tournant de plusieurs disciplines.
Alléger les contraintes
Y aurait-il des lasers chirurgicaux si l’on n’avait pas essayé de comprendre la nature de la lumière ? © KEY GRAPHIC
La recherche non finalisée, qui prend appui sur le surgissement d’idées novatrices et la remise en cause systématique de l’orthodoxie et des normes, tolère l’échec comme l’un des éléments possibles d’un parcours réellement innovant. Quand on demande à un chercheur de se lancer dans l’aventure d’explorer des territoires encore vierges, il faut lui laisser ses biens les plus précieux : la créativité et l’enthousiasme.
Une telle recherche n’est pas forcément maîtresse de son destin. Ne pas occulter les essais infructueux peut, en fin de compte, déboucher sur des découvertes. Ainsi conçue comme une activité créatrice, une telle recherche ne peut donner lieu qu’à un seul critère de jugement : l’excellence.
Or la tentation de l’État, voulant se prémunir contre le gaspillage de ses financements, est aujourd’hui d’ajouter en permanence des couches de bureaucratie à son fonctionnement : d’où le danger qu’un pilotage présentant un degré trop élevé de sophistication et de complexité ne condamne de fait le chercheur, en fin de chaîne, à un rôle de simple exécutant.
Du côté de la recherche appliquée, les contraintes ne sont pas moindres : la devise du patron d’unité est devenue « contracter ou périr ». À tel point que, dans certaines disciplines, des chercheurs commencent à redouter que leur existence même puisse dépendre de leur soumission à des objectifs imposés d’un extérieur qui leur serait par trop étranger.
Mieux intégrer la science dans la société
Le monde des entreprises tire désormais à lui une proportion importante des chercheurs et finance une part croissante de la recherche finalisée.
Appel à la responsabilité
Pour les chercheurs publics, l’objectif est de desserrer les multiples contraintes administratives et fonctionnelles souvent bien intentionnées qui canalisent et encadrent l’effort de recherche au point qu’elles finissent par étouffer ses acteurs ; pour les chercheurs de terrain, il est d’évoluer plus librement dans leur rapprochement avec la production.
Pour desserrer ces multiples contraintes, pour une large part naturelles, une exigence est possible et souhaitable : faire appel à la responsabilité des uns et des autres.
La France respecte un relatif équilibre, dans son soutien global aux recherches, entre celles qui ont pour objet la connaissance et celles qui sont tournées vers l’action, mais à un niveau budgétaire globalement insuffisant.
Budgets publics et budgets privés devraient encore mieux s’équilibrer, croître simultanément et ainsi permettre l’enrichissement à la fois de notre esprit et de nos modes de vie. Notre sentiment d’appartenir à une même planète en tant qu’êtres humains conscients de la solidarité qui les unit y gagnerait.
À condition toutefois que la science nous offre une plateforme de dialogue et de culture. Les chercheurs sont redevables envers la société d’une meilleure diffusion de leurs travaux, de leurs découvertes et de leurs impacts sur notre évolution.
La tentation de l’État est de multiplier les couches de bureaucratie
Mais c’est aux citoyens qu’il appartient, tout en faisant part de leur curiosité et de leur soif de comprendre, de dire si toutes les innovations sont acceptables et jusqu’où, si l’on veut échapper à l’accusation, datée mais toujours potentielle, de Paul Valéry : « La science, atteinte mortellement dans ses ambitions morales, est comme déshonorée par la cruauté de ses applications. »
L’avenir de la recherche passe aussi par cet établissement d’un dialogue, parfois difficile mais essentiel, entre science et société, entre la science et quelque sept milliards d’individus.