La Jaune et la Rouge dans la tourmente du transfert de Polytechnique à Palaiseau
Depuis 1947, La Jaune et la Rouge est l’organe de liaison des polytechniciens. Mais que se passe-t-il quand la communauté est profondément divisée ? Ce fut le cas dans les années 1970, quand l’approche du transfert de l’École de Paris à Palaiseau suscita une crise sans précédent.
Dans ses premières décennies, La Jaune et la Rouge était une revue en noir et blanc, avec peu de photos. Pour la couverture, les éditeurs choisissaient des vues de l’École et du Quartier latin, ou des gravures anciennes retraçant des moments de l’histoire polytechnicienne.
La revue des X dans la France gaullienne
Entre 1959 et 1963, le répertoire s’ouvre aux grandes réalisations techniques contemporaines : transports, ouvrages d’art, architecture, usines de pointe – réalisations emblématiques de la France gaullienne, portées à l’honneur des polytechniciens qui peuplent ses administrations et ses entreprises. L’on revient ensuite à une couverture austère qui prévaudra pendant dix ans. Les débats du temps trouvent leur place dans La J&R : essor de la science économique, problèmes du logement, modernisation de l’industrie, etc. La J&R se fait également l’écho des débats sur l’École, notamment : évolution des classes préparatoires, organisation des enseignements, débouchés (botte recherche). En décembre 1968, elle publie un numéro spécial qui reproduit le rapport Lhermitte, un ensemble de propositions issues des débats internes pendant Mai 1968.
Le projet de transfert de l’École
Cependant, la grande affaire est celle du transfert hors de Paris. Décidé par le gouvernement en 1961, ce transfert est lié à la fois à la politique d’aménagement du territoire et à un besoin de locaux pour accueillir des laboratoires, des salles de TP, des équipements sportifs, et des promotions de taille accrue. À la même époque en effet, il est décidé de porter les promotions de 300 à 400 élèves.
Le processus s’engage. Le terrain de Palaiseau est identifié en 1963, le transfert est acté en 1964 et budgété en 1965. Un concours d’architecture débouche en 1966 sur le choix du projet d’Henri Pottier. Dans les plans de l’époque, le transfert de l’École polytechnique s’inscrit dans un projet plus large : transfert de plusieurs grandes écoles à Palaiseau, construction d’une véritable ville desservie directement par une autoroute et une ligne de RER. Suivent le début des travaux en 1970, les premiers chantiers en 1972.
La crise de 1972–1975
En 1972 justement, c’est le début d’une opposition au transfert autour du groupe X‑Montagne-Sainte-Geneviève ou GXM. Aux arguments des partisans, ce groupe oppose le déracinement d’une École ancrée dans ses murs, l’inutilité de regrouper recherche et enseignement sur le même site, les risques de spéculation immobilière, le spectre d’une École isolée sur le plateau à mesure qu’est repoussée la construction de l’environnement urbain promis.
Face au GXM qui mène campagne en contactant directement les anciens, La J&R défend les positions de l’AX. Le numéro 275 de novembre 1972 est intégralement consacré au transfert, republiant les éléments parus sur le sujet depuis 1963. Elle se pose aussi en défenseur de l’image de l’École, égratignée par le battage médiatique du GXM et son outrance verbale. L’éditorial de janvier 1974 s’exclame ainsi : « Certains qui se disent des nôtres sont en train de nous ridiculiser ! »
Lors de l’assemblée générale de l’AX le 23 juin 1975, le GXM obtient la majorité. Immédiatement, La J&R change de ligne éditoriale. Chaque numéro rend compte des actions du GXM : entretiens avec le gouvernement, lettre ouverte au président Valéry Giscard d’Estaing, projet de rénovation du site de la montagne Sainte-Geneviève, recherche d’alternatives comme une école bisite ou l’installation de l’ENS-Saint-Cloud à Palaiseau. Les éditoriaux de Louis d’Orso appellent avec un lyrisme flamboyant à défendre les bâtiments parisiens, creuset commun des polytechniciens depuis plus de cent cinquante ans. Ce combat, on le sait, est perdu et le déménagement a lieu selon le calendrier prévu : la première promotion fait sa rentrée à Palaiseau en septembre 1976.
Quel rôle pour La J&R ?
Gagnant en audience d’année en année, le GXM questionnait également la fonction et le positionnement de La J&R, avec la question suivante : La Jaune et la Rouge doit-elle être le lieu d’expression des positions du conseil de l’AX, ou est-elle le reflet de la communauté polytechnicienne dans son entier ?
La J&R ne l’ignore pas et, au printemps 1974, elle se transforme radicalement, à la suite d’une enquête auprès de ses lecteurs. Un nouveau format est adopté : on passe à un style « magazine », avec une couverture illustrée, une maquette modernisée et en couleurs, davantage d’espace laissé aux photos et aux dessins. Innovation significative, une rubrique « Courrier des lecteurs » fait son apparition.
Cette transformation se justifie par l’érosion du lectorat constaté depuis quelques années ; c’est aussi une réponse explicite au défi du GXM. Comme l’explique l’éditorial d’avril 1974 : « Pourquoi changer ? À cause de l’affaire Palaiseau ? C’est ce que diront les mauvaises langues et elles n’auront pas tout à fait tort. Non que le Conseil de l’AX ait ressenti le besoin d’un organe pour soutenir sa politique, mais parce qu’il a constaté à cette occasion que La Jaune et la Rouge ne remplissait plus le rôle d’information qu’on pouvait attendre. Désormais, ce sera la revue des Polytechniciens et non plus seulement celle du Conseil de l’AX. »
“La Jaune et la Rouge doit-elle être le lieu
d’expression des positions du conseil de l’AX,
ou est-elle le reflet de la communauté polytechnicienne
dans son entier ?”
Une nouvelle J&R émerge
Le changement d’équipe à l’été 1975 modifie non seulement la ligne éditoriale, mais aussi la mise en page. La nouvelle maquette du printemps 1974 était très coûteuse, et la publication est déficitaire, conduisant l’AX à renflouer les caisses. Un effort est fait pour développer les ressources publicitaires, le nombre de pages diminue et l’on revient à une mise en page plus sobre, en noir et blanc. Ces changements sont justifiés par le besoin d’économie, mais aussi par une conception du rôle de La Jaune et la Rouge, explique l’éditorial de septembre 1975 : « Il s’agit d’assurer au moins les services rendus par un bulletin de liaison ; il s’agit de ne pas sacrifier la vie de l’Association à une partie rédactionnelle d’intérêt “général” qui, précisément, ne peut se développer et intéresser que si la sous-tend une vie polytechnicienne plus ardente.
Il s’agit également de ne pas sacrifier le budget de l’AX, qui devrait être orienté vers le secours et l’assistance, à la fabrication d’une revue de prestige. » La couverture illustrée et la maquette en couleurs ne seront pas de retour avant 1985.
Le transfert à Palaiseau fut donc une crise majeure, à la fois pour l’institution, pour les associations d’anciens et pour La J&R. En jeu dans cette crise : la place à donner à l’expression de points de vue divergents voire opposés, la définition d’une ligne éditoriale entre neutralité, expression d’un consensus et communication institutionnelle, le rôle même d’une revue d’alumni.