La jeune entreprise face au contrat à durée illimitée

Dossier : Créer des entreprisesMagazine N°584 Avril 2003
Par Christophe MATHEY (91)

Lorsqu’en avril 2000 j’ai créé Intra­node, j’avais choi­si volon­tai­re­ment d’implanter mon siège social en France, un choix volon­ta­riste mais, en fait, moti­vé par un atta­che­ment patrio­tique mâti­né d’autosatisfaction sur la qua­li­té des ingé­nieurs français.
En tant qu’ancien fonc­tion­naire, je n’avais pas d’expérience et la légis­la­tion du tra­vail est vite deve­nue une dure et triste réa­li­té, proche du cau­che­mar, au sens propre comme au sens figuré.
Aujourd’hui, à défaut de savoir si je refe­rais ce choix, je sais, au moins, à quoi m’en tenir !

L’énergie créatrice de richesse

Une carac­té­ris­tique fon­da­men­tale du créa­teur d’en­tre­prise est qu’il n’est pas seule­ment le repré­sen­tant de l’in­té­rêt d’un ensemble d’ac­tion­naires mais sur­tout et d’a­bord quel­qu’un qui a choi­si (un choix assez dif­fi­cile mais qu’on ne regrette pas) de se lan­cer dans une aven­ture mer­veilleuse qui est à la fois une expres­sion de sa liber­té (d’en­tre­prendre) et de sa volon­té de repous­ser ses limites ou d’ac­cé­lé­rer sa courbe d’expérience.

Ce choix pro­fes­sion­nel se trans­forme vite en pas­sion pour son entre­prise, pas­sion néces­saire face aux épreuves et aux déci­sions dif­fi­ciles de chaque jour. Dans ce contexte, tous les obs­tacles éri­gés par une loi qui nie la spé­ci­fi­ci­té de la jeune entre­prise se retrouvent vite au banc des accu­sés. En ce qui me concerne, celui que je ren­contre au quo­ti­dien et dont le fran­chis­se­ment est le plus coû­teux pour l’en­tre­prise est bien la rigi­di­té du mar­ché du travail.

Le contrat à durée illimitée inapplicable chez la jeune entreprise

L’ex­pé­rience ain­si que des dis­cus­sions avec des cama­rades cher­cheurs en éco­no­mie m’ont vite fait com­prendre que la régle­men­ta­tion mise en place autour du mar­ché du tra­vail, ini­tia­le­ment pour pal­lier son imper­fec­tion, est deve­nue un outil au ser­vice d’une volon­té sociale. Ce que cer­tains pré­sentent par­fois comme un refus d’u­ti­li­ser l’emploi comme variable d’a­jus­te­ment de l’ac­ti­vi­té éco­no­mique d’une entre­prise en fait plus pro­fon­dé­ment une volon­té poli­tique de limi­ter le nombre de fois où une per­sonne don­née se retrou­ve­ra sans emploi.

Ain­si la régle­men­ta­tion pri­vi­lé­gie clai­re­ment – à taux de chô­mage équi­valent – le chô­mage longue durée plu­tôt que des entrées-sor­ties rapides mais plus fré­quentes comme on le voit aux États-Unis. Sans por­ter de juge­ment de valeur sur l’ef­fi­ca­ci­té sociale de ce choix au niveau des deman­deurs d’emploi, je peux pro­po­ser quelques éclai­rages sur les consé­quences éco­no­miques de cette rigi­di­té au niveau des offreurs d’emploi (les entreprises).

Il faut d’a­bord prendre conscience que le CDI n’est pas un vrai contrat à durée indé­ter­mi­née qui, com­mer­cia­le­ment, se défi­nit comme un contrat ayant une durée ini­tiale fixe et se pro­longe par accord mutuel des par­ties pour des durées sup­plé­men­taires. Le CDI est un véri­table contrat à durée illi­mi­tée qu’il faut rompre pour en sor­tir. Ain­si, eu égard aux choix de socié­té du légis­la­teur, ici comme pour les contrats com­mer­ciaux, la rup­ture doit être l’exception.

Article L 321–1 du Code du travail 
(licen­cie­ment pour motif économique)

Consti­tue un licen­cie­ment pour motif éco­no­mique le licen­cie­ment effec­tué par un employeur pour un ou plu­sieurs motifs non inhé­rents à la per­sonne du sala­rié résul­tant d’une sup­pres­sion ou trans­for­ma­tion d’emploi ou d’une modi­fi­ca­tion sub­stan­tielle du contrat de tra­vail, consé­cu­tives notam­ment à des dif­fi­cul­tés éco­no­miques ou à des muta­tions technologiques.

Le licen­cie­ment pour motif éco­no­mique d’un sala­rié ne peut inter­ve­nir que lorsque tous les efforts de for­ma­tion et d’a­dap­ta­tion ont été réa­li­sés et que le reclas­se­ment de l’in­té­res­sé sur un emploi rele­vant de la même caté­go­rie que celui qu’il occupe (…) ne peut être réa­li­sé dans le cadre de l’en­tre­prise ou, le cas échéant, dans les entre­prises du groupe auquel l’en­tre­prise appartient.

En ren­dant très dif­fi­ciles et coû­teuses – nous y revien­drons par la suite – les sor­ties de l’en­tre­prise, le légis­la­teur a ain­si vou­lu inci­ter l’en­tre­prise à reclas­ser les sala­riés, à les for­mer pour qu’ils puissent évo­luer avec l’en­tre­prise… au lieu de suc­com­ber à la faci­li­té de les repla­cer sur le mar­ché du tra­vail (voir enca­dré sur l’ar­ticle L321‑1 du Code du tra­vail). Ceci est effec­ti­ve­ment pos­sible chez France Télé­com ou Viven­di qui pré­sentent un nombre sta­tis­ti­que­ment impor­tant d’employés, un conti­nuum de com­pé­tences et une adap­ta­tion rela­ti­ve­ment lente au chan­ge­ment. La PME, à l’in­verse, est un ensemble dis­cret de sala­riés, un orga­nisme vivant sou­mis à des « chocs » ou tout sim­ple­ment à des évo­lu­tions qui appellent une modi­fi­ca­tion rapide de sa structure.

Une grande entre­prise peut gérer son turn-over en interne ; une PME non seule­ment ne le peut pas mais, de plus, a besoin de ce turn-over pour assu­rer sa réac­ti­vi­té et sa flexi­bi­li­té, sources de son efficacité.

Pre­nons un exemple : une jeune entre­prise a mis en place et finan­cé sur ses fonds propres une équipe de recherche et déve­lop­pe­ment pour lan­cer son pro­duit. Au bout de deux ans, les actions de recherche ayant por­té leurs fruits, la jeune entre­prise décide de réduire for­te­ment l’ac­ti­vi­té de recherche pour recen­trer ses forces sur le déve­lop­pe­ment (aug­men­ta­tion de la qua­li­té du pro­duit) et les ventes (mise sur le mar­ché du produit).

Ce besoin légi­time au regard de la péren­ni­té de la socié­té confor­mé­ment à son objet éco­no­mique ne peut être assou­vi que par le départ de cer­taines per­sonnes du pôle recherche… L’agent éco­no­mique stan­dard que repré­sente le sala­rié étant très rare­ment prêt à par­ta­ger cette vision avec vous et à se mettre à cher­cher un nou­vel emploi pour démis­sion­ner rapi­de­ment, vous voi­là par­ti pour le licencier.

Ici la sub­jec­ti­vi­té inhé­rente à toutes les déci­sions du chef d’en­tre­prise se heurte de plein fouet à une objec­ti­vi­té dont la loi essaye de se dra­per mais qu’elle met en fait dans les mains des juges des prud’­hommes (voir enca­dré sur l’ar­ticle L 122−14−3 du Code du tra­vail). Eh bien, allez expli­quer à un tri­bu­nal de prud’­hommes qu’un expert en intel­li­gence arti­fi­cielle ne peut pas être reclas­sé en déve­lop­peur C++, ou bien, une autre fois, que vous n’a­vez plus besoin de ce com­mer­cial » chas­seur » mais d’un com­mer­cial » éle­veur » alors que les motifs objec­tifs pré­vus par la loi (qui, rap­pe­lons- le, traite le licen­cie­ment comme l’ex­cep­tion) concernent prin­ci­pa­le­ment la faute du sala­rié ou la contrainte éco­no­mique par­ti­cu­liè­re­ment grave. Rien de tout cela ici où il s’a­git d’un choix de ges­tion de l’entreprise.

Il ne reste donc que trois solu­tions : essayez de contour­ner la loi (par exemple pous­ser un sala­rié à la faute ou à l’in­suf­fi­sance pro­fes­sion­nelle), trans­gres­ser la loi en rete­nant un motif fic­tif et en repous­sant le pro­blème à plus tard lors des prud’­hommes ou négocier.

Le vrai coût de la rigidité du marché du travail

En bonne ges­tion, le turn-over, dont on anti­cipe habi­tuel­le­ment le coût (recru­te­ment, for­ma­tion, mon­tée en charge, inté­gra­tion admi­nis­tra­tive…), doit donc inclure le coût de départ du sala­rié. Ce coût est au moins, et par­fois prin­ci­pa­le­ment, le coût de licen­cie­ment de ce salarié.

Article L 122−14−3 du Code du travail 
(com­pé­tence des juges des prud’hommes)

En cas de litige, le juge, à qui il appar­tient d’ap­pré­cier la régu­la­ri­té de la pro­cé­dure sui­vie et le carac­tère réel et sérieux des motifs invo­qués par l’employeur, forme sa convic­tion au vu des élé­ments four­nis par les par­ties et au besoin après toutes mesures d’ins­truc­tion qu’il estime utiles. (…).

Si un doute sub­siste, il pro­fite au salarié.

Il intègre tout d’a­bord le pré­avis, notam­ment celui de trois mois pour les cadres, période pen­dant laquelle la pro­duc­ti­vi­té réelle est très limi­tée. Ce pré­avis est une taxe sup­plé­men­taire de fac­to puis­qu’il se sub­sti­tue à un méca­nisme – les Asse­dic – qui garan­tit déjà un sala­rié contre la rup­ture de son contrat de travail.

Mais sur­tout, ce coût de licen­cie­ment intègre l’en­semble des consé­quences finan­cières de la moda­li­té de licen­cie­ment retenue.

Des trois solu­tions citées ci-des­sus, je pas­se­rai très rapi­de­ment sur la pre­mière (pous­ser le sala­rié à la faute ou le mettre en situa­tion d’é­chec pro­fes­sion­nel), qui non seule­ment pré­sente un coût cer­tain (mettre en place le piège) sans issue cer­taine (le sala­rié va-t-il tom­ber dedans ?) mais aus­si n’est pas conforme à l’é­thique que je me fais du chef d’entreprise.

Les deux der­nières (attendre le ver­dict des prud’­hommes ou négo­cier) ne sont en fait que des formes éco­no­miques dif­fé­rentes du même rap­port de force. Étant don­né que l’employeur – au moins dans les cas visés à la pré­sente démons­tra­tion de départ pour rai­sons d’a­dap­ta­tion de la struc­ture de l’en­tre­prise – sera péna­li­sé par les prud’­hommes au titre de l’in­dem­ni­sa­tion du pré­ju­dice cau­sé au sala­rié qui pen­sait que le contrat était à durée illi­mi­tée, la négo­cia­tion se résume pour les par­ties à échan­ger un mon­tant cer­tain tout de suite contre un mon­tant incer­tain dans quelque temps.

De plus, la négo­cia­tion pré­sente une moti­va­tion sup­plé­men­taire en ce qu’elle per­met d’é­vi­ter les dis­per­sions de temps (mon­tage de dos­sier) et d’argent (avo­cats…,) qui sont un manque à gagner pour les deux agents éco­no­miques que sont le sala­rié et l’employeur.

Et maintenant, que faire ?

Entre­pre­neur, ayant l’op­ti­misme natu­rel de celui qui pense qu’il peut chan­ger le cours des choses, j’es­time qu’existent des pistes d’a­mé­lio­ra­tions régle­men­taires. Celles-ci se situent, par exemple, dans la prise en compte de la spé­ci­fi­ci­té des jeunes entre­prises, et par­ti­cu­liè­re­ment celles à fort taux de main-d’œuvre hau­te­ment qua­li­fiée (cadres, tech­ni­ciens supé­rieurs…) donc faci­le­ment réem­ployable. Elles ont besoin d’un vrai contrat à durée indé­ter­mi­née – mais ter­mi­nable – pour leur assu­rer la flexi­bi­li­té vitale pour leur pérennité.

À titre d’exemple, voi­ci le coût de sor­tie consta­té sur une année char­nière dans mon acti­vi­té : 33 % de sala­riés ont quit­té la socié­té pour un sur­coût total repré­sen­tant 20 % de leur masse salariale.

Autre­ment dit, un turn-over moyen de trois ans pré­sente un sur­coût sala­rial de 20 %.

Ce besoin n’est pas cou­vert par le CDD du fait des contraintes qui encadrent son usage : connais­sance par­faite de la date de fin, emploi dont l’ab­sence de péren­ni­té est connue par avance…

En paral­lèle, ce type d’é­vo­lu­tions doit aus­si prendre en compte les effets de bord poten­tiels liés à une pro­tec­tion du sala­rié per­çue comme moins bonne dans la PME et qui inci­te­ra les offreurs de main-d’œuvre à se tour­ner vers les struc­tures plus impor­tantes dotées de syn­di­cats et de conven­tions col­lec­tives avantageuses.

Si rien ne change, il faut juste com­prendre la situa­tion et agir plu­tôt que subir en inté­grant ce coût caché du tra­vail dans les bud­gets ou dans les négo­cia­tions d’en­trées (ce que les éco­no­mistes appellent l’in­ter­na­li­sa­tion du coût).

Il faut sur­tout être plus que pru­dent dans tous les échanges offi­ciels avec les sala­riés car ceux-ci seront des élé­ments à la dis­po­si­tion des par­ties lors des négo­cia­tions de rup­ture du contrat.

Les mana­gers para­noïaques ban­ni­ront au sein de leur socié­té le dia­logue et la mes­sa­ge­rie élec­tro­nique afin de se rabattre sur le recom­man­dé qui laisse une trace. Triste pers­pec­tive pour la com­mu­ni­ca­tion dans une PME de 20 personnes !

Chris­tophe Mathey (91), ingé­nieur des Télé­com, après quatre ans chez Trans­pac, il crée sa socié­té Intra­node Soft­ware Tech­no­lo­gies (logi­ciels de ges­tion de risques liés aux intru­sions) dont il est direc­teur géné­ral en charge du com­merce et des finances. Il emploie 30 personnes.

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