La jeune entreprise face au contrat à durée illimitée
Lorsqu’en avril 2000 j’ai créé Intranode, j’avais choisi volontairement d’implanter mon siège social en France, un choix volontariste mais, en fait, motivé par un attachement patriotique mâtiné d’autosatisfaction sur la qualité des ingénieurs français.
En tant qu’ancien fonctionnaire, je n’avais pas d’expérience et la législation du travail est vite devenue une dure et triste réalité, proche du cauchemar, au sens propre comme au sens figuré.
Aujourd’hui, à défaut de savoir si je referais ce choix, je sais, au moins, à quoi m’en tenir !
L’énergie créatrice de richesse
Une caractéristique fondamentale du créateur d’entreprise est qu’il n’est pas seulement le représentant de l’intérêt d’un ensemble d’actionnaires mais surtout et d’abord quelqu’un qui a choisi (un choix assez difficile mais qu’on ne regrette pas) de se lancer dans une aventure merveilleuse qui est à la fois une expression de sa liberté (d’entreprendre) et de sa volonté de repousser ses limites ou d’accélérer sa courbe d’expérience.
Ce choix professionnel se transforme vite en passion pour son entreprise, passion nécessaire face aux épreuves et aux décisions difficiles de chaque jour. Dans ce contexte, tous les obstacles érigés par une loi qui nie la spécificité de la jeune entreprise se retrouvent vite au banc des accusés. En ce qui me concerne, celui que je rencontre au quotidien et dont le franchissement est le plus coûteux pour l’entreprise est bien la rigidité du marché du travail.
Le contrat à durée illimitée inapplicable chez la jeune entreprise
L’expérience ainsi que des discussions avec des camarades chercheurs en économie m’ont vite fait comprendre que la réglementation mise en place autour du marché du travail, initialement pour pallier son imperfection, est devenue un outil au service d’une volonté sociale. Ce que certains présentent parfois comme un refus d’utiliser l’emploi comme variable d’ajustement de l’activité économique d’une entreprise en fait plus profondément une volonté politique de limiter le nombre de fois où une personne donnée se retrouvera sans emploi.
Ainsi la réglementation privilégie clairement – à taux de chômage équivalent – le chômage longue durée plutôt que des entrées-sorties rapides mais plus fréquentes comme on le voit aux États-Unis. Sans porter de jugement de valeur sur l’efficacité sociale de ce choix au niveau des demandeurs d’emploi, je peux proposer quelques éclairages sur les conséquences économiques de cette rigidité au niveau des offreurs d’emploi (les entreprises).
Il faut d’abord prendre conscience que le CDI n’est pas un vrai contrat à durée indéterminée qui, commercialement, se définit comme un contrat ayant une durée initiale fixe et se prolonge par accord mutuel des parties pour des durées supplémentaires. Le CDI est un véritable contrat à durée illimitée qu’il faut rompre pour en sortir. Ainsi, eu égard aux choix de société du législateur, ici comme pour les contrats commerciaux, la rupture doit être l’exception.
Article L 321–1 du Code du travail
(licenciement pour motif économique)
Constitue un licenciement pour motif économique le licenciement effectué par un employeur pour un ou plusieurs motifs non inhérents à la personne du salarié résultant d’une suppression ou transformation d’emploi ou d’une modification substantielle du contrat de travail, consécutives notamment à des difficultés économiques ou à des mutations technologiques.
Le licenciement pour motif économique d’un salarié ne peut intervenir que lorsque tous les efforts de formation et d’adaptation ont été réalisés et que le reclassement de l’intéressé sur un emploi relevant de la même catégorie que celui qu’il occupe (…) ne peut être réalisé dans le cadre de l’entreprise ou, le cas échéant, dans les entreprises du groupe auquel l’entreprise appartient.
En rendant très difficiles et coûteuses – nous y reviendrons par la suite – les sorties de l’entreprise, le législateur a ainsi voulu inciter l’entreprise à reclasser les salariés, à les former pour qu’ils puissent évoluer avec l’entreprise… au lieu de succomber à la facilité de les replacer sur le marché du travail (voir encadré sur l’article L321‑1 du Code du travail). Ceci est effectivement possible chez France Télécom ou Vivendi qui présentent un nombre statistiquement important d’employés, un continuum de compétences et une adaptation relativement lente au changement. La PME, à l’inverse, est un ensemble discret de salariés, un organisme vivant soumis à des « chocs » ou tout simplement à des évolutions qui appellent une modification rapide de sa structure.
Une grande entreprise peut gérer son turn-over en interne ; une PME non seulement ne le peut pas mais, de plus, a besoin de ce turn-over pour assurer sa réactivité et sa flexibilité, sources de son efficacité.
Prenons un exemple : une jeune entreprise a mis en place et financé sur ses fonds propres une équipe de recherche et développement pour lancer son produit. Au bout de deux ans, les actions de recherche ayant porté leurs fruits, la jeune entreprise décide de réduire fortement l’activité de recherche pour recentrer ses forces sur le développement (augmentation de la qualité du produit) et les ventes (mise sur le marché du produit).
Ce besoin légitime au regard de la pérennité de la société conformément à son objet économique ne peut être assouvi que par le départ de certaines personnes du pôle recherche… L’agent économique standard que représente le salarié étant très rarement prêt à partager cette vision avec vous et à se mettre à chercher un nouvel emploi pour démissionner rapidement, vous voilà parti pour le licencier.
Ici la subjectivité inhérente à toutes les décisions du chef d’entreprise se heurte de plein fouet à une objectivité dont la loi essaye de se draper mais qu’elle met en fait dans les mains des juges des prud’hommes (voir encadré sur l’article L 122−14−3 du Code du travail). Eh bien, allez expliquer à un tribunal de prud’hommes qu’un expert en intelligence artificielle ne peut pas être reclassé en développeur C++, ou bien, une autre fois, que vous n’avez plus besoin de ce commercial » chasseur » mais d’un commercial » éleveur » alors que les motifs objectifs prévus par la loi (qui, rappelons- le, traite le licenciement comme l’exception) concernent principalement la faute du salarié ou la contrainte économique particulièrement grave. Rien de tout cela ici où il s’agit d’un choix de gestion de l’entreprise.
Il ne reste donc que trois solutions : essayez de contourner la loi (par exemple pousser un salarié à la faute ou à l’insuffisance professionnelle), transgresser la loi en retenant un motif fictif et en repoussant le problème à plus tard lors des prud’hommes ou négocier.
Le vrai coût de la rigidité du marché du travail
En bonne gestion, le turn-over, dont on anticipe habituellement le coût (recrutement, formation, montée en charge, intégration administrative…), doit donc inclure le coût de départ du salarié. Ce coût est au moins, et parfois principalement, le coût de licenciement de ce salarié.
Article L 122−14−3 du Code du travail
(compétence des juges des prud’hommes)
En cas de litige, le juge, à qui il appartient d’apprécier la régularité de la procédure suivie et le caractère réel et sérieux des motifs invoqués par l’employeur, forme sa conviction au vu des éléments fournis par les parties et au besoin après toutes mesures d’instruction qu’il estime utiles. (…).
Si un doute subsiste, il profite au salarié.
Il intègre tout d’abord le préavis, notamment celui de trois mois pour les cadres, période pendant laquelle la productivité réelle est très limitée. Ce préavis est une taxe supplémentaire de facto puisqu’il se substitue à un mécanisme – les Assedic – qui garantit déjà un salarié contre la rupture de son contrat de travail.
Mais surtout, ce coût de licenciement intègre l’ensemble des conséquences financières de la modalité de licenciement retenue.
Des trois solutions citées ci-dessus, je passerai très rapidement sur la première (pousser le salarié à la faute ou le mettre en situation d’échec professionnel), qui non seulement présente un coût certain (mettre en place le piège) sans issue certaine (le salarié va-t-il tomber dedans ?) mais aussi n’est pas conforme à l’éthique que je me fais du chef d’entreprise.
Les deux dernières (attendre le verdict des prud’hommes ou négocier) ne sont en fait que des formes économiques différentes du même rapport de force. Étant donné que l’employeur – au moins dans les cas visés à la présente démonstration de départ pour raisons d’adaptation de la structure de l’entreprise – sera pénalisé par les prud’hommes au titre de l’indemnisation du préjudice causé au salarié qui pensait que le contrat était à durée illimitée, la négociation se résume pour les parties à échanger un montant certain tout de suite contre un montant incertain dans quelque temps.
De plus, la négociation présente une motivation supplémentaire en ce qu’elle permet d’éviter les dispersions de temps (montage de dossier) et d’argent (avocats…,) qui sont un manque à gagner pour les deux agents économiques que sont le salarié et l’employeur.
Et maintenant, que faire ?
Entrepreneur, ayant l’optimisme naturel de celui qui pense qu’il peut changer le cours des choses, j’estime qu’existent des pistes d’améliorations réglementaires. Celles-ci se situent, par exemple, dans la prise en compte de la spécificité des jeunes entreprises, et particulièrement celles à fort taux de main-d’œuvre hautement qualifiée (cadres, techniciens supérieurs…) donc facilement réemployable. Elles ont besoin d’un vrai contrat à durée indéterminée – mais terminable – pour leur assurer la flexibilité vitale pour leur pérennité.
À titre d’exemple, voici le coût de sortie constaté sur une année charnière dans mon activité : 33 % de salariés ont quitté la société pour un surcoût total représentant 20 % de leur masse salariale.
Autrement dit, un turn-over moyen de trois ans présente un surcoût salarial de 20 %.
Ce besoin n’est pas couvert par le CDD du fait des contraintes qui encadrent son usage : connaissance parfaite de la date de fin, emploi dont l’absence de pérennité est connue par avance…
En parallèle, ce type d’évolutions doit aussi prendre en compte les effets de bord potentiels liés à une protection du salarié perçue comme moins bonne dans la PME et qui incitera les offreurs de main-d’œuvre à se tourner vers les structures plus importantes dotées de syndicats et de conventions collectives avantageuses.
Si rien ne change, il faut juste comprendre la situation et agir plutôt que subir en intégrant ce coût caché du travail dans les budgets ou dans les négociations d’entrées (ce que les économistes appellent l’internalisation du coût).
Il faut surtout être plus que prudent dans tous les échanges officiels avec les salariés car ceux-ci seront des éléments à la disposition des parties lors des négociations de rupture du contrat.
Les managers paranoïaques banniront au sein de leur société le dialogue et la messagerie électronique afin de se rabattre sur le recommandé qui laisse une trace. Triste perspective pour la communication dans une PME de 20 personnes !
Christophe Mathey (91), ingénieur des Télécom, après quatre ans chez Transpac, il crée sa société Intranode Software Technologies (logiciels de gestion de risques liés aux intrusions) dont il est directeur général en charge du commerce et des finances. Il emploie 30 personnes.