La Locandiera de Goldoni et Amphitryon de Molière,

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°580 Décembre 2002Par : Goldoni : La Locandiera, dans une mise en scène de J.-C. Brialy, et Molière : Amphitryon, dans une mise en scène de S. EineRédacteur : Philippe OBLIN (46)

Cette année le Fes­ti­val d’Anjou avait, entre autres, ins­crit à son pro­gramme La Locan­die­ra, de Gol­do­ni, et Amphi­tryon, de Molière. Comme il en est sou­vent des clas­siques, genre dont quoi Gol­do­ni relève sans contre­dit, il y a bien des manières de les inter­pré­ter. Nous igno­rons d’ailleurs com­ment Gol­do­ni se fai­sait jouer, sinon qu’il ne vou­lait pas entendre par­ler des masques de la Com­me­dia dell’Arte, les tenant pour un cache-médiocrité.

Quoi qu’il en soit de ce point de vue, La Locan­die­ra de cet été, mise en scène par Jean-Claude Bria­ly, consti­tuait un bon exemple de cette diver­si­té de concep­tions dra­ma­tiques, sans que l’on puisse pour autant évo­quer une plus ou moins grande fidé­li­té au texte. On connaît le sujet : La Locan­die­ra tient, comme son nom l’indique, une manière d’hôtel meu­blé. Elle fut pro­mise par son père au valet de l’hôtel. Tant par coquet­te­rie que pour demeu­rer libre, elle n’est cepen­dant pas pres­sée de conclure. Pour la féli­ci­té du valet, elle est ravis­sante, mais cela entraîne des conséquences.

Deux des clients de l’établissement lui font la cour. Un jeune noble riche et vani­teux, et le mar­quis de For­li­po­po­li, gra­ve­ment désa­van­ta­gé dans la com­pé­ti­tion par sa situa­tion finan­cière plus que pré­caire, qu’il tente de mas­quer en fai­sant l’avantageux. Elle se paye plus ou moins leur figure à tous deux.

En revanche, elle s’applique par jeu à séduire un cer­tain che­va­lier, ami des deux autres, qui s’est van­té devant elle de mépri­ser les femmes. Elle réus­sit assez vite dans son entre­prise, ce qui lui donne le plai­sir d’éconduire à son tour ce troi­sième pré­ten­dant. Pour la plus grande satis­fac­tion du valet, qui com­men­çait à se tourmenter.

Le thème, on le voit, n’a rien de far­cesque et les dia­logues sont ce qu’ils sont tou­jours chez Gol­do­ni : des mer­veilles de viva­ci­té et de réa­lisme, cha­cun des per­son­nages s’exprimant dans la langue, et sur­tout dans l’esprit, propres à sa condition.

Voi­ci pas mal d’années, dans une Locan­die­ra bien enle­vée don­née au Théâtre Fran­çais, le cher Jacques Sereys nous avait com­po­sé un mar­quis de For­li­po­po­li vieux beau pré­ten­tieux, rou­blard et fau­ché, par­fai­te­ment gro­tesque. On s’amusait fort. Cette fois, le mar­quis était dis­tri­bué dif­fé­rem­ment. Sen­si­ble­ment plus jeune, ses dif­fi­cul­tés finan­cières le ren­daient presque poi­gnant dans ses mal­adroits efforts pour les camou­fler. Du très bon théâtre aus­si, mais moins… cocasse.

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Amphi­tryon déci­dé­ment n’a pas de chance cette année. Je vous ai par­lé en son temps de celui de la salle Riche­lieu. Mal­gré de réjouis­sants aspects, celui du Fes­ti­val d’Anjou m’a tout de même un peu lais­sé sur ma faim. Réjouis­sants aspects d’abord parce que Sosie était joué par Fran­cis Per­rin et qu’avec lui, on ne risque point de s’ennuyer. Éga­le­ment parce que Per­rin était entou­ré d’excellents par­te­naires, par­fai­te­ment à l’aise dans les vers de Molière : Vir­gi­nie Pra­dal, Ray­mond Acqua­vi­va, Phi­lippe Ron­dest, et d’autres…

La mise en scène était de Simon Eine : il nous a habi­tués à plus de sûre­té dans sa vision de Molière qu’on en trou­vait ce soir-là. Cer­taines de ses idées m’ont quelque peu chif­fon­né les sen­ti­ments. Quand Molière fait dire à Mer­cure se fai­sant pas­ser pour Sosie qu’il est marié à “Cléan­this la prude”, on se repré­sente aus­si­tôt une bobonne sur le retour, ver­tueuse et ron­chon jusque dans le déduit. Ce qui donne toute sa saveur aux pro­pos de Mer­cure l’envoyant au diable en lui sug­gé­rant de prendre un amant.

Or la voi­ci, dans la concep­tion de M. Eine, deve­nue une luronne déchaî­née, n’ayant de cesse, sitôt qu’elle voit Sosie, ou Mer­cure en Sosie, de se pré­ci­pi­ter sur lui pour le luti­ner. Au besoin en l’entraînant sur une table, jupe retrous­sée et jambes en l’air. Certes, le public rit. Molière optait pour d’autres moyens de faire rire.

Dans la scène si drôle où Sosie, sou­cieux de son iden­ti­té, se fait nar­rer par Mer­cure com­ment il s’est allé, en cachette et sans témoins, réga­ler d’un jam­bon au moment qu’on livrait bataille, je me suis deman­dé pour­quoi M. Eine, ne res­pec­tant pas le texte, met­tait le récit dans la bouche de Sosie, Mer­cure se conten­tant d’approuver du geste.

Quant aux cos­tumes, ils sur­pre­naient. Rien à dire sur les somp­tueux man­teaux rouges por­tés par Jupi­ter et Amphi­tryon, ni sur la noble élé­gance avec laquelle ils se gan­taient et se dégan­taient. Mais ils étaient coif­fés d’étonnants serre-tête en cuir munis de lunettes à la Blé­riot dont on se deman­dait ce qu’elles venaient faire là. Peut-être n’était-ce pas d’un goût très fin d’avoir nip­pé ce couard de Sosie – et Mer­cure le far­ceur – comme des poi­lus bleu hori­zon de la Guerre de 14–18, ceux dont on lit les noms sur les monu­ments aux morts de nos vil­lages. Pour les offi­ciers thé­bains, on avait choi­si des tenues rap­pe­lant celles de l’armée rouge. Pour­quoi pas ? Cela ne les empê­chait au moins pas de tirer, pour notre féli­ci­té, d’amusants par­tis de leurs rôles, au demeu­rant plu­tôt ingrats.

Amphi­tryon n’est sans doute pas une des meilleures comé­dies de Molière : l’action s’y traîne par­fois un peu et les sub­ti­li­tés amou­reuses de Jupi­ter ont pour nous, en ce début de XXIe siècle, un arrière-goût de Carte de Tendre que nous n’apprécions plus. Ce n’est pas une rai­son pour sau­pou­drer la scène d’infidélités et d’étrangetés, qui ne pal­lient d’ailleurs en rien ses longueurs.

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