La LPM vue de Bercy

La LPM vue de Bercy

Dossier : Loi de programmation militaireMagazine N°797 Septembre 2024
Par François DESMADRYL (X99)

Les lois de pro­gram­ma­tion sont rela­ti­ve­ment rares en France. Cer­tains champs de l’action publique ont pu être cou­verts ponc­tuel­le­ment par une telle loi (édu­ca­tion, recherche, sécu­ri­té, jus­tice…), mais seul le domaine mili­taire béné­fi­cie d’une cou­ver­ture conti­nue depuis les années 60 (à l’époque notam­ment pour la construc­tion de la dis­sua­sion nucléaire) par des lois de pro­gram­ma­tion, logi­que­ment appe­lées lois de pro­gram­ma­tion mili­taire ou LPM. Si cela est satis­fai­sant pour le minis­tère des Armées, celui des finances voit cet outil avec un autre regard.

La rare­té du recours à cet outil s’explique prin­ci­pa­le­ment par la rigi­di­fi­ca­tion qu’elle impose à l’exercice annuel de construc­tion des lois de finances. Le Haut Conseil des finances publiques indi­quait ain­si dans son avis du 27 mars 2023 : « Le Haut Conseil constate que le pro­jet de LPM, conjoin­te­ment aux lois de pro­gram­ma­tion déjà votées, contraint for­te­ment les autres dépenses de l’État. » La construc­tion du bud­get est un exer­cice déli­cat d’équilibre entre les dif­fé­rentes prio­ri­tés du moment pour l’action gou­ver­ne­men­tale, entre les objec­tifs de réduc­tion de la pres­sion fis­cale, de maî­trise de la dépense publique, l’évaluation des agences de nota­tion, les ambi­tions des dif­fé­rents minis­tères… Cette équa­tion est déjà très for­te­ment contrainte et les lois de pro­gram­ma­tion viennent reti­rer des marges de manœuvre, en limi­tant la pos­si­bi­li­té de faire por­ter les ajus­te­ments sur un ou plu­sieurs budgets.

La notion d’AE et de CP

Qu’est ce qui jus­ti­fie alors cette per­ma­nence des lois de pro­gram­ma­tion mili­taire ? L’une des sin­gu­la­ri­tés du bud­get de la défense est la forte pro­por­tion des dépenses d’investissement (dépenses de titre 5 sui­vant la nomen­clature adop­tée depuis la mise en œuvre de la LOLF, loi orga­nique rela­tive aux lois de finances, adop­tée en 2001). Pour la plu­part des minis­tères, l’essentiel des dépenses est consti­tué des dépenses de masse sala­riale (titre 2), de fonc­tion­ne­ment (titre 3) et pour quelques minis­tères de dépenses d’intervention (titre 6). Toutes ces dépenses sont des dépenses déci­dées et exé­cu­tées dans l’année ou, en lan­gage bud­gé­taire, des dépenses en « AE = CP ». 

L’autorisation bud­gé­taire votée chaque année par le Par­le­ment s’exprime en effet dans deux uni­tés : les auto­ri­sa­tions d’engagement (AE), qui per­mettent à un minis­tère d’engager l’État à réa­li­ser des paie­ments futurs ; les cré­dits de paie­ment (CP), qui cor­res­pondent à la dépense effec­ti­ve­ment payée dans l’année, dans une « comp­ta­bi­li­té de caisse ». S’agissant des inves­tis­se­ments, si un minis­tère décide par exemple en 2024 de faire construire un bâti­ment d’un coût de 100 M€, avec des paie­ments de 10÷40÷40÷10 M€ en 2024–2027, il aura besoin de 100 M€ d’AE et 10 M€ de CP en 2024, puis uni­que­ment de CP les trois années suivantes.

Le cas particulier des programmes d’armement

Les dépenses d’investissement, en AE ≠ CP, néces­sitent une atten­tion par­ti­cu­lière puisque, avant même d’engager de nou­velles dépenses, l’État doit déjà s’assurer de pou­voir payer ses enga­ge­ments pas­sés (« restes à payer ») et donc s’assurer de la maî­trise de ses enga­ge­ments pour ne pas lais­ser une charge exces­sive sur les années sui­vantes. Pour la plu­part des minis­tères, cette pro­blé­ma­tique est très limi­tée, cir­cons­crite à des mar­chés d’approvision­nement plu­ri­an­nuels ou à quelques pro­jets immo­bi­liers. Pour le minis­tère des Armées, les dépenses d’investis­sement repré­sentent plus de la moi­tié de son bud­get et ces pro­grammes d’équipement peuvent s’étaler sur des décen­nies, contre une demi-dou­zaine d’années pour les pro­jets les plus longs dans d’autres sec­teurs ministériels. 

Les pro­grammes d’armement, de leur concep­tion à leur retrait du ser­vice (et à leur déman­tè­le­ment), ver­ront pas­ser plu­sieurs géné­ra­tions de mili­taires et de fonc­tion­naires. Si l’on prend l’exemple du porte-avions Charles-de-Gaulle, le besoin a été iden­ti­fié en 1973, la construc­tion a débu­té en 1987, l’admission en ser­vice actif a eu lieu en 2001, son retrait du ser­vice actif est pré­vu vers 2040 et il fau­dra quelques années pour le déman­te­ler. 70 ans se seront ain­si écou­lés entre le début et la fin de ce programme.


Lire aus­si : La LPM, ins­tru­ment de cohé­rence pour les armées


Une question d’adéquation entre ressources et objectifs

Bien enten­du, chaque pro­gramme est exa­mi­né à plu­sieurs étapes, avec des déci­sions de « go, no-go » ou de réorien­tation pos­sibles. Aux pre­mières étapes, ce sont sur­tout des réflexions internes au minis­tère qui ne mobi­lisent que du temps de tra­vail, puis des études amont, des études de concep­tion, avant d’entrer fina­le­ment en phase de réalisation.

Il est cepen­dant inté­res­sant d’intégrer au plus tôt la tra­jec­toire bud­gé­taire pré­vi­sible du pro­gramme, et de la confron­ter aux res­sources pré­vues et aux autres pro­grammes en cours du minis­tère. C’est le prin­ci­pal objec­tif des lois de pro­gram­ma­tion mili­taire : s’assurer de l’adéquation entre les objec­tifs fixés par le chef de l’État et la décli­nai­son capa­ci­taire qui en découle, d’une part, et les res­sources bud­gé­taires pré­vi­sibles d’autre part. Comme les pro­grammes d’armement repré­sentent le point cri­tique de cette adé­qua­tion, les LPM se sont long­temps limi­tées au péri­mètre des dépenses d’inves­tisse­ment, avant d’englober l’ensemble des dépenses du minis­tère des Armées depuis la LPM 2009–2014.

Le coût global de possession

Il est en effet appa­ru que, si les pro­grammes d’armement jus­ti­fiaient une pla­ni­fi­ca­tion excep­tion­nelle par rap­port à d’autres bud­gets, il était trop res­tric­tif de ne consi­dé­rer que le coût d’acquisition de ces matériels. 

Pour reprendre l’exemple du porte-avions, non seule­ment la déci­sion de dis­po­ser de cette capa­ci­té a des inter­ac­tions avec un grand nombre d’autres pro­grammes (appa­reils du groupe aérien embar­qué, fré­gates, ravi­tailleurs et SNA, sous-marin nucléaire d’attaque, qui escortent le porte-avions, mis­siles, sys­tèmes de com­bat…) qui doivent être cor­rec­te­ment anti­ci­pées, mais au sein de chaque pro­gramme il faut rai­son­ner en coût com­plet, en incluant notam­ment : l’entretien, ou MCO (pour main­tien en condi­tion opé­ra­tion­nelle), les coûts de fonc­tion­ne­ment (car­bu­rant notam­ment), les infra­struc­tures d’accueil asso­ciées (ins­tal­la­tions por­tuaires, han­gars…), les coûts de déman­tè­le­ment et l’impact sur les res­sources humaines et les besoins de for­ma­tion. Ces coûts sont loin d’être accessoires. 

S’agissant du MCO des aéro­nefs, il repré­sente un coût annuel d’environ 10 % du coût d’acquisition. Pour un appa­reil d’une durée de vie de 40 ans, le MCO aura donc coû­té quatre fois le prix d’acquisition. Cer­taines infra­struc­tures peuvent se comp­ter en cen­taines de mil­lions d’euros. Un biais par­fois consta­té est de se foca­li­ser sur le côté emblé­ma­tique des acqui­si­tions et de consi­dé­rer que pour le reste « l’intendance sui­vra ». Cela peut se tra­duire par un entre­tien sous-cali­bré ou des dépenses induites non anti­ci­pées. Pour amé­lio­rer la prise en compte de ces aspects, Ber­cy a deman­dé à faire évo­luer la pré­sen­ta­tion des pro­grammes d’armement lors des comi­tés finan­ciers inter­mi­nis­té­riels, pour aller vers un coût glo­bal de pos­ses­sion, plu­tôt que d’en res­ter au seul coût d’acquisition.

Le rôle de Bercy

C’est l’occasion d’aborder le rôle de Ber­cy dans l’élaboration et le sui­vi des lois de pro­gram­ma­tion mili­taire. Bien évi­dem­ment, ce rôle n’est pas de s’immiscer dans les choix capa­ci­taires et de don­ner son avis sur les arbi­trages entre les armées ou sur les maté­riels rete­nus. Le rôle de Ber­cy est de conseiller le déci­deur en appor­tant un éclai­rage sur deux aspects.

“Le rôle de Bercy est de conseiller le décideur.”

Replacer les choix dans l’ensemble du budget

Le pre­mier rôle est de repla­cer les choix rela­tifs aux armées dans le contexte plus glo­bal des finances publiques. Rap­pe­ler à l’arbitre les orien­ta­tions qu’il a lui-même rete­nues en termes d’évolution du solde de l’État, des recettes et en consé­quence de la dépense publique. Une fois ce contexte rap­pe­lé, illus­trer les consé­quences de la pro­gram­ma­tion mili­taire sur les capa­ci­tés des autres champs ministériels. 

Le minis­tère des Armées repré­sente un poids impor­tant dans le bud­get de l’État et son évo­lu­tion n’est pas neutre dans l’équation glo­bale. Les « marches » de + 3 Md€/an pré­vues en ce moment repré­sentent cha­cune 0,1 % du PIB. Pour illus­trer, 3 Md€ cor­res­pondent approxi­ma­ti­ve­ment au bud­get annuel du minis­tère de la Culture (3,5 Md€ en 2023) ou au tiers du bud­get de la jus­tice (9,6 Md€ en 2023). Le niveau d’effort consen­ti pour le bud­get des armées doit donc néces­sai­re­ment être consi­dé­ré au regard des condi­tions de tem­pé­ra­ture et de pres­sion de l’ensemble du bud­get de l’État.

S’assurer de la soutenabilité

Le deuxième rôle est de s’assurer de la sou­te­na­bi­li­té de la tra­jec­toire pro­po­sée. La ten­ta­tion peut en effet être forte, consciem­ment ou non, d’un trop grand volon­ta­risme pour faire ren­trer le maxi­mum de choses dans l’enveloppe bud­gé­taire. Quelques années plus tard, si l’on devait consta­ter une dérive des coûts (soit du fait d’une esti­ma­tion trop opti­miste du coût des pro­grammes, soit du fait d’éléments d’environnement insuf­fi­sam­ment bud­gé­tés), le déci­deur se retrou­ve­ra face à une alter­na­tive peu satis­fai­sante : ajou­ter des res­sources sup­plé­men­taires ou « pas­ser le rou­leau à pâtis­se­rie » et éta­ler la dépense en repous­sant les échéances calen­daires, en rédui­sant les cibles capacitaires… 

Cet éta­le­ment de la dépense entraîne de nom­breux effets néga­tifs : capa­ci­taires d’abord avec une dimi­nu­tion des moyens dis­po­nibles pour les forces, finan­ciers ensuite avec le paie­ment de péna­li­tés aux indus­triels et des hausses des coûts uni­taires. Fina­le­ment, une pro­gram­ma­tion trop ambi­tieuse rame­née en cours d’exécution sur la bonne tra­jec­toire sera moins effi­cace qu’une pro­gram­ma­tion cor­rec­te­ment cali­brée dès le départ.

Sincérité et réalisme

Le rôle de Ber­cy est donc de s’assurer au maxi­mum de la cohé­rence finan­cière de la pro­gram­ma­tion, en pre­nant en compte les coûts com­plets comme déjà évo­qué, en sur­veillant l’évolution des restes à payer pour ne pas lais­ser une situa­tion inso­luble pour la pro­gram­ma­tion sui­vante. C’est aus­si de lut­ter contre le risque de ren­voyer les dif­fi­cul­tés à plus tard, en « sin­cé­ri­sant » la programmation. 

Il est en effet impor­tant de rap­pe­ler que plus la pro­gram­ma­tion est sin­cère et réa­liste, plus elle a de chance de se réa­li­ser sans trop dévier de l’idée ini­tiale. Les lois de pro­gram­ma­tion n’emportent en effet pas de réelles contraintes juri­diques, ce sont les lois de finances annuelles qui fixent les cré­dits du minis­tère des Armées et il est pos­sible de s’écarter de la pro­gram­ma­tion, tant au fil des aléas de ges­tion que même lors de la loi de finances ini­tiale (LFI). C’est ce qu’illustre le gra­phique ci-des­sus, qui montre l’écart entre les cré­dits pré­vus par les dif­fé­rentes LPM et la réa­li­té des cré­dits ouverts (et l’exécution est encore dif­fé­rente, voir LR).

Crédits Défense consacrés aux équipements militaires (en M€ 2015), y compris la gendarmerie jusqu’à 2003
Cré­dits Défense consa­crés aux équi­pe­ments mili­taires (en M€ 2015), y com­pris la gen­dar­me­rie jusqu’à 2003

Ce gra­phique était affec­tueu­se­ment sur­nom­mé « l’Iroquois » à Ber­cy, la par­tie 1985–2000 com­pre­nant pour les lois de pro­gram­ma­tion suc­ces­sives une série de tra­jec­toires théo­riques dont on a consta­té l’écart avec leur réa­li­sa­tion, rap­pe­lant autant de plumes de cou­leur sur la coif­fure d’un chef indien…

Tenir dans la durée

Plus qu’un outil juri­dique, les lois de pro­gram­ma­tion et notam­ment les LPM sont sur­tout l’affirmation à un moment don­né de l’ambition que l’on sou­haite don­ner à une poli­tique publique. En pré­sen­tant de manière rela­ti­ve­ment détaillée le conte­nu de cette ambi­tion, le déci­deur s’oblige lui-même à res­pec­ter son enga­ge­ment, ou à défaut à s’expliquer sur les rai­sons de s’en écar­ter. Elles seront d’autant plus faciles à res­pec­ter dans la durée qu’elles auront été éta­blies sur des fon­de­ments solides, sans volon­ta­risme exces­sif au regard du contexte bud­gé­taire du pays ni ren­voi à des paris plus ou moins auda­cieux. L’Iroquois est là pour nous rap­pe­ler que l’effort en faveur d’une poli­tique se mesure, autant qu’à l’ambition ini­tiale, à la capa­ci­té à tenir la tra­jec­toire dans la durée.

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