La LPM vue de Bercy
Les lois de programmation sont relativement rares en France. Certains champs de l’action publique ont pu être couverts ponctuellement par une telle loi (éducation, recherche, sécurité, justice…), mais seul le domaine militaire bénéficie d’une couverture continue depuis les années 60 (à l’époque notamment pour la construction de la dissuasion nucléaire) par des lois de programmation, logiquement appelées lois de programmation militaire ou LPM. Si cela est satisfaisant pour le ministère des Armées, celui des finances voit cet outil avec un autre regard.
La rareté du recours à cet outil s’explique principalement par la rigidification qu’elle impose à l’exercice annuel de construction des lois de finances. Le Haut Conseil des finances publiques indiquait ainsi dans son avis du 27 mars 2023 : « Le Haut Conseil constate que le projet de LPM, conjointement aux lois de programmation déjà votées, contraint fortement les autres dépenses de l’État. » La construction du budget est un exercice délicat d’équilibre entre les différentes priorités du moment pour l’action gouvernementale, entre les objectifs de réduction de la pression fiscale, de maîtrise de la dépense publique, l’évaluation des agences de notation, les ambitions des différents ministères… Cette équation est déjà très fortement contrainte et les lois de programmation viennent retirer des marges de manœuvre, en limitant la possibilité de faire porter les ajustements sur un ou plusieurs budgets.
La notion d’AE et de CP
Qu’est ce qui justifie alors cette permanence des lois de programmation militaire ? L’une des singularités du budget de la défense est la forte proportion des dépenses d’investissement (dépenses de titre 5 suivant la nomenclature adoptée depuis la mise en œuvre de la LOLF, loi organique relative aux lois de finances, adoptée en 2001). Pour la plupart des ministères, l’essentiel des dépenses est constitué des dépenses de masse salariale (titre 2), de fonctionnement (titre 3) et pour quelques ministères de dépenses d’intervention (titre 6). Toutes ces dépenses sont des dépenses décidées et exécutées dans l’année ou, en langage budgétaire, des dépenses en « AE = CP ».
L’autorisation budgétaire votée chaque année par le Parlement s’exprime en effet dans deux unités : les autorisations d’engagement (AE), qui permettent à un ministère d’engager l’État à réaliser des paiements futurs ; les crédits de paiement (CP), qui correspondent à la dépense effectivement payée dans l’année, dans une « comptabilité de caisse ». S’agissant des investissements, si un ministère décide par exemple en 2024 de faire construire un bâtiment d’un coût de 100 M€, avec des paiements de 10÷40÷40÷10 M€ en 2024–2027, il aura besoin de 100 M€ d’AE et 10 M€ de CP en 2024, puis uniquement de CP les trois années suivantes.
Le cas particulier des programmes d’armement
Les dépenses d’investissement, en AE ≠ CP, nécessitent une attention particulière puisque, avant même d’engager de nouvelles dépenses, l’État doit déjà s’assurer de pouvoir payer ses engagements passés (« restes à payer ») et donc s’assurer de la maîtrise de ses engagements pour ne pas laisser une charge excessive sur les années suivantes. Pour la plupart des ministères, cette problématique est très limitée, circonscrite à des marchés d’approvisionnement pluriannuels ou à quelques projets immobiliers. Pour le ministère des Armées, les dépenses d’investissement représentent plus de la moitié de son budget et ces programmes d’équipement peuvent s’étaler sur des décennies, contre une demi-douzaine d’années pour les projets les plus longs dans d’autres secteurs ministériels.
Les programmes d’armement, de leur conception à leur retrait du service (et à leur démantèlement), verront passer plusieurs générations de militaires et de fonctionnaires. Si l’on prend l’exemple du porte-avions Charles-de-Gaulle, le besoin a été identifié en 1973, la construction a débuté en 1987, l’admission en service actif a eu lieu en 2001, son retrait du service actif est prévu vers 2040 et il faudra quelques années pour le démanteler. 70 ans se seront ainsi écoulés entre le début et la fin de ce programme.
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Une question d’adéquation entre ressources et objectifs
Bien entendu, chaque programme est examiné à plusieurs étapes, avec des décisions de « go, no-go » ou de réorientation possibles. Aux premières étapes, ce sont surtout des réflexions internes au ministère qui ne mobilisent que du temps de travail, puis des études amont, des études de conception, avant d’entrer finalement en phase de réalisation.
Il est cependant intéressant d’intégrer au plus tôt la trajectoire budgétaire prévisible du programme, et de la confronter aux ressources prévues et aux autres programmes en cours du ministère. C’est le principal objectif des lois de programmation militaire : s’assurer de l’adéquation entre les objectifs fixés par le chef de l’État et la déclinaison capacitaire qui en découle, d’une part, et les ressources budgétaires prévisibles d’autre part. Comme les programmes d’armement représentent le point critique de cette adéquation, les LPM se sont longtemps limitées au périmètre des dépenses d’investissement, avant d’englober l’ensemble des dépenses du ministère des Armées depuis la LPM 2009–2014.
Le coût global de possession
Il est en effet apparu que, si les programmes d’armement justifiaient une planification exceptionnelle par rapport à d’autres budgets, il était trop restrictif de ne considérer que le coût d’acquisition de ces matériels.
Pour reprendre l’exemple du porte-avions, non seulement la décision de disposer de cette capacité a des interactions avec un grand nombre d’autres programmes (appareils du groupe aérien embarqué, frégates, ravitailleurs et SNA, sous-marin nucléaire d’attaque, qui escortent le porte-avions, missiles, systèmes de combat…) qui doivent être correctement anticipées, mais au sein de chaque programme il faut raisonner en coût complet, en incluant notamment : l’entretien, ou MCO (pour maintien en condition opérationnelle), les coûts de fonctionnement (carburant notamment), les infrastructures d’accueil associées (installations portuaires, hangars…), les coûts de démantèlement et l’impact sur les ressources humaines et les besoins de formation. Ces coûts sont loin d’être accessoires.
S’agissant du MCO des aéronefs, il représente un coût annuel d’environ 10 % du coût d’acquisition. Pour un appareil d’une durée de vie de 40 ans, le MCO aura donc coûté quatre fois le prix d’acquisition. Certaines infrastructures peuvent se compter en centaines de millions d’euros. Un biais parfois constaté est de se focaliser sur le côté emblématique des acquisitions et de considérer que pour le reste « l’intendance suivra ». Cela peut se traduire par un entretien sous-calibré ou des dépenses induites non anticipées. Pour améliorer la prise en compte de ces aspects, Bercy a demandé à faire évoluer la présentation des programmes d’armement lors des comités financiers interministériels, pour aller vers un coût global de possession, plutôt que d’en rester au seul coût d’acquisition.
Le rôle de Bercy
C’est l’occasion d’aborder le rôle de Bercy dans l’élaboration et le suivi des lois de programmation militaire. Bien évidemment, ce rôle n’est pas de s’immiscer dans les choix capacitaires et de donner son avis sur les arbitrages entre les armées ou sur les matériels retenus. Le rôle de Bercy est de conseiller le décideur en apportant un éclairage sur deux aspects.
“Le rôle de Bercy est de conseiller le décideur.”
Replacer les choix dans l’ensemble du budget
Le premier rôle est de replacer les choix relatifs aux armées dans le contexte plus global des finances publiques. Rappeler à l’arbitre les orientations qu’il a lui-même retenues en termes d’évolution du solde de l’État, des recettes et en conséquence de la dépense publique. Une fois ce contexte rappelé, illustrer les conséquences de la programmation militaire sur les capacités des autres champs ministériels.
Le ministère des Armées représente un poids important dans le budget de l’État et son évolution n’est pas neutre dans l’équation globale. Les « marches » de + 3 Md€/an prévues en ce moment représentent chacune 0,1 % du PIB. Pour illustrer, 3 Md€ correspondent approximativement au budget annuel du ministère de la Culture (3,5 Md€ en 2023) ou au tiers du budget de la justice (9,6 Md€ en 2023). Le niveau d’effort consenti pour le budget des armées doit donc nécessairement être considéré au regard des conditions de température et de pression de l’ensemble du budget de l’État.
S’assurer de la soutenabilité
Le deuxième rôle est de s’assurer de la soutenabilité de la trajectoire proposée. La tentation peut en effet être forte, consciemment ou non, d’un trop grand volontarisme pour faire rentrer le maximum de choses dans l’enveloppe budgétaire. Quelques années plus tard, si l’on devait constater une dérive des coûts (soit du fait d’une estimation trop optimiste du coût des programmes, soit du fait d’éléments d’environnement insuffisamment budgétés), le décideur se retrouvera face à une alternative peu satisfaisante : ajouter des ressources supplémentaires ou « passer le rouleau à pâtisserie » et étaler la dépense en repoussant les échéances calendaires, en réduisant les cibles capacitaires…
Cet étalement de la dépense entraîne de nombreux effets négatifs : capacitaires d’abord avec une diminution des moyens disponibles pour les forces, financiers ensuite avec le paiement de pénalités aux industriels et des hausses des coûts unitaires. Finalement, une programmation trop ambitieuse ramenée en cours d’exécution sur la bonne trajectoire sera moins efficace qu’une programmation correctement calibrée dès le départ.
Sincérité et réalisme
Le rôle de Bercy est donc de s’assurer au maximum de la cohérence financière de la programmation, en prenant en compte les coûts complets comme déjà évoqué, en surveillant l’évolution des restes à payer pour ne pas laisser une situation insoluble pour la programmation suivante. C’est aussi de lutter contre le risque de renvoyer les difficultés à plus tard, en « sincérisant » la programmation.
Il est en effet important de rappeler que plus la programmation est sincère et réaliste, plus elle a de chance de se réaliser sans trop dévier de l’idée initiale. Les lois de programmation n’emportent en effet pas de réelles contraintes juridiques, ce sont les lois de finances annuelles qui fixent les crédits du ministère des Armées et il est possible de s’écarter de la programmation, tant au fil des aléas de gestion que même lors de la loi de finances initiale (LFI). C’est ce qu’illustre le graphique ci-dessus, qui montre l’écart entre les crédits prévus par les différentes LPM et la réalité des crédits ouverts (et l’exécution est encore différente, voir LR).
Ce graphique était affectueusement surnommé « l’Iroquois » à Bercy, la partie 1985–2000 comprenant pour les lois de programmation successives une série de trajectoires théoriques dont on a constaté l’écart avec leur réalisation, rappelant autant de plumes de couleur sur la coiffure d’un chef indien…
Tenir dans la durée
Plus qu’un outil juridique, les lois de programmation et notamment les LPM sont surtout l’affirmation à un moment donné de l’ambition que l’on souhaite donner à une politique publique. En présentant de manière relativement détaillée le contenu de cette ambition, le décideur s’oblige lui-même à respecter son engagement, ou à défaut à s’expliquer sur les raisons de s’en écarter. Elles seront d’autant plus faciles à respecter dans la durée qu’elles auront été établies sur des fondements solides, sans volontarisme excessif au regard du contexte budgétaire du pays ni renvoi à des paris plus ou moins audacieux. L’Iroquois est là pour nous rappeler que l’effort en faveur d’une politique se mesure, autant qu’à l’ambition initiale, à la capacité à tenir la trajectoire dans la durée.