La lutte difficile contre l’exclusion économique
La pauvreté ne se réduit pas à son apparence monétaire. Lorsque des personnes sont pauvres, pour les aider, il faudrait pouvoir traiter simultanément des problèmes de logement, de santé, d’accès à l’emploi, etc. Or, toutes les politiques de lutte contre la pauvreté se sont, à ce jour, adressées à des publics ciblés.
Le revenu de solidarité active (RSA), créé par Martin Hirsch, a été une véritable innovation.
Le RSA marque un changement radical d’optique dans la lutte contre la pauvreté. Au lieu de raisonner par statuts, on centre la démarche d’aide sur la personne elle-même en s’interrogeant sur la façon la plus pertinente de l’aider à retrouver un emploi afin de revenir en deçà du seuil de pauvreté par le biais d’une allocation modulable.
Sept millions huit cent mille personnes, dont deux millions d’enfants, soit plus de 12 % de notre population, vivent en dessous du seuil de pauvreté.
C’est en décembre 1988 que le gouvernement de Michel Rocard a fait voter le revenu minimum d’insertion (RMI), mesure conçue pour que les bénéficiaires, grâce à cette allocation, puissent retrouver le chemin de l’emploi tout en vivant décemment.
Initialement prévu pour quelques centaines de milliers de personnes, le RMI a, malheureusement, été victime de son succès. Ce sont désormais près d’un million et demi de personnes qui en bénéficient, si l’on peut dire.
Changer de logique
Le RSA vise donc à changer la logique d’intervention en s’adressant davantage à la personne qu’à son statut et en complétant ses revenus pour l’encourager à reprendre un travail. Il a d’abord été expérimenté dans l’Eure, puis en Meurthe-et-Moselle, et ensuite dans une dizaine de départements.
En aidant les intéressés à surmonter leur sentiment de honte lié à l’exclusion, quelque chose de fondamental pour leur possible réinsertion se remettait en route, la confiance en soi. La CMU, réforme datant désormais de plus de dix ans, est censée permettre l’accès aux soins de toutes les personnes démunies.
Or, à l’époque de ces expérimentations, seuls 22 % des bénéficiaires potentiels en profitaient faute d’avoir été informés de leurs droits en la matière. Ce cloisonnement des institutions fait de l’accès aux droits des personnes en difficulté une question fondamentale posée au service public.
Être médiateur de pôle emploi
Pôle emploi est né de la fusion de l’ANPE et des Assedic. Le médiateur a pour rôle de recevoir les réclamations des personnes ayant des griefs à l’encontre du fonctionnement de cette nouvelle institution, qui ont porté cette réclamation au niveau local mais n’ont pas reçu de réponse satisfaisante.
“ Le RSA a été une véritable innovation ”
Dès mon arrivée, nous avons d’abord ouvert une adresse courriel. Des associations de chômeurs nous ont aidés en relayant l’information et nous avons atteint un régime de croisière d’environ mille réclamations par mois. L’important, c’est le témoignage qu’elles apportent sur l’immense désarroi des gens face à une telle institution lorsqu’ils sont confrontés à une réglementation parfois ubuesque et souvent appliquée dans la hâte et sans discernement.
UN INTERLOCUTEUR COMPÉTENT
Ce que la personne en détresse attend avant tout, c’est que son interlocuteur soit compétent pour répondre à ses questions. Or, ce ne peut pas être l’ancien conseiller ANPE qui ne connaît que superficiellement la convention d’assurance chômage, monument de complexité inextricable, pas plus que celui issu des Assedic à qui échappe la dimension sociale du problème.
Il aurait fallu un véritable effort d’organisation interne et de réflexion sur ce qu’est le travail d’une agence de Pôle emploi, ce qui n’a pas été fait.
Dans les deux tiers des cas, les recommandations du médiateur sont cependant appliquées et, sur le terrain, le bon sens finit parfois par prévaloir. Mais appliquer à grande échelle des mesures de bon sens est, de fait, impossible. Cela supposerait une responsabilisation de tous les acteurs très difficile à obtenir et à homogénéiser.
Ce qui m’a également frappé, c’est que, dans environ 40 % des cas, le médiateur est obligé d’avouer à la personne qu’il ne peut rien faire pour elle, ne pouvant mettre en œuvre un traitement différencié de sa demande qui serait discriminatoire pour les autres. Paradoxalement, ce sont souvent ces réponses négatives qui m’ont valu le plus de remerciements.
Les personnes auxquelles nous prenions le soin d’expliquer les raisons de notre refus nous étaient reconnaissantes de cette considération.
L’absence de considération est la vraie défaillance de ce grand service public qu’est Pôle emploi. Le traitement statistique du chômage n’intéresse que les responsables politiques. En aucun cas, il ne répond aux attentes des chômeurs.
La qualité du service
Le système fonctionne d’autant mieux que les actes à effectuer sont simples et banals. Mais cela se complique quand il faudrait être davantage à l’écoute des gens. Lors des entretiens, les vingt petites minutes que les conseillers peuvent consacrer au demandeur d’emploi pour qu’il formule ses attentes sont pathétiquement insuffisantes et le traitement individualisé des personnes est alors illusoire.
“ L’absence de considération est la vraie défaillance de Pôle emploi ”
Les agents de Pôle emploi déplorent la perte de l’attention à l’usager qui faisait la marque de l’ANPE, où le travail du conseiller était un travail social principalement fait d’écoute, et celle des Assedic, où l’agent réalisait un travail de gestionnaire d’assurances.
Or, le rapprochement de ces deux mondes très différents s’est fait sans que l’on se préoccupe de savoir comment un conseiller issu de l’une de ces deux cultures pourrait assumer efficacement et simultanément, en plus de ses tâches habituelles, les tâches relevant de l’autre culture. La déresponsabilisation du management en la matière a été assez extraordinaire et, après la fusion, il s’est généralement contenté de reporter le problème sur les conseillers qui en souffrent énormément.
Le guichet unique
On parle souvent de guichet unique, cet interlocuteur abstrait auquel une personne en difficulté pourrait s’adresser pour avoir accès à tous les services auxquels elle a droit.
C’est très peu pratiqué ou seulement dans le cadre d’une cohabitation des différents services au sein d’un même lieu, mais sans réelle coopération entre eux. Le culte de l’interlocuteur unique, qui répond à une intention louable en soi, a cependant de nombreux effets pervers.
Il est pratique et rassurant pour le demandeur d’emploi de n’avoir qu’une seule personne face à lui, mais, dans la réalité, le chômeur ne retrouve que rarement face à lui la même personne.
DÉBAT
L’utilisation plus active des associations ne permettrait-elle pas de démultiplier les moyens de l’administration ?
Chacune des quatre-vingt-une aides recensées dans un département pour les personnes en difficulté donne une raison de vivre à la parcelle de l’administration qui en a la responsabilité.
Réunir les différents acteurs, ne serait-ce que le temps d’une journée mensuelle d’information en direction des usagers, nous a posé, par exemple, des problèmes insolubles de rémunération entre entités relevant pourtant du même service public.
Le rôle des associations, tout comme celui de parrains dans les entreprises, est important pour prolonger l’action de l’État, et mieux accompagner les personnes.
Que penser des exemples de lien social et de solidarités de terrain, dont l’État n’a le plus souvent pas conscience ?
Quantité de gens vivent dans des conditions très précaires, mais sans bruit, car on ne leur donne jamais la parole. Il ne suffit pas de s’émouvoir devant la misère, encore faut-il passer à l’action.
L’association Passerelles numériques, quand bien même son action ne porte que sur six cents gamins dans un océan de pauvreté, réalise quelque chose de tangible. Cette manière de diffuser de bonnes pratiques par le biais du milieu associatif est probablement un meilleur début de réponse que de faire tomber des milliards d’euros d’aides décidées par des lois parfois inapplicables.
Rendre plus efficace le travail de la myriade d’associations locales ne serait-il alors pas plus rentable que de vouloir réformer l’action globale de l’État ?
Il est possible de remettre en route la machine de l’État. Beaucoup de pratiques doivent être renouvelées. Sans déresponsabiliser l’administration en la laissant se reposer entièrement sur les associations il nous faut inventer une autre forme d’action collective.
C’est surtout par la diffusion et la généralisation de l’action locale, là où tout se joue grâce à des porteurs de projets courageux et débrouillards, que nous parviendrons à traiter ces problèmes.
Ne devrions-nous pas donner au médiateur un rôle plus contraignant qu’il ne l’est aujourd’hui, afin que ses décisions fassent jurisprudence ?
Le « défenseur des droits », qui a désormais remplacé le « médiateur de la République », a des pouvoirs étendus qui en font le cinquième personnage de l’État.
Ces pouvoirs lui permettent de peser réellement sur les décisions de l’administration, contrairement au médiateur d’institutions particulières que j’ai été, qui n’avait qu’un rôle incitatif et aucun pouvoir contraignant.
Les règles ne servent-elles pas à protéger les agents de Pôle emploi de la confrontation à la misère du monde ?
Nous sommes aujourd’hui à une époque où la violence psychologique et sociale est telle qu’un sentiment généralisé d’injustice se développe.
Comme le souligne le dernier rapport du médiateur de la République, les institutions travaillent trop pour leur propre confort et ne se remettent que rarement en question en cherchant des solutions adaptées aux cas particuliers. D’où l’importance de toutes les procédures de recours et de leur coordination.
L’exclusion économique n’est-elle pas la conséquence d’un système dans lequel la performance, et donc son corollaire, l’exclusion sous toutes ses formes, sont la norme ?
Il ne s’agit pas de panser quelques plaies ici ou là mais bien, de manière plus globale, de changer les règles. Nous avons collectivement construit, sans voir ses effets pervers, un système de centrifugeuse qui tourne de plus en plus vite et exclut de plus en plus les gens qui n’en sont pas au centre.
C’est le thème du dernier livre de Martin Hirsch qui constate que Cela devient cher d’être pauvre.
La formation des élites ne devrait-elle pas intégrer davantage la dimension sociale ?
Les jeunes aspirent beaucoup plus que leurs aînés à une vie professionnelle qui ait du sens, par rejet du modèle dominant et parce qu’ils ont souvent vu des proches en subir les effets ravageurs.
Seront-ils le ferment d’un vrai changement ou se feront-ils manger par le système ? Il faut garder l’espoir qu’ils sauront réagir face à ce monde désespérant.
Ouvrir les yeux des futurs dirigeants sur ces réalités ne peut alors qu’être bénéfique.