Typologie d'entreprises

La machine américaine à créer des emplois

Dossier : Le tissu des PME françaisesMagazine N°522 Février 1997
Par Jean BOUNINE-CABALÉ (44)

Fran­çois Dalle et moi-même avons été char­gés, en 1986, par mon­sieur Phi­lippe Séguin, de ten­ter d’a­na­ly­ser les rai­sons de notre sous-emploi. Nous nous sommes aus­si­tôt effor­cés d’ob­ser­ver les méca­nismes de créa­tion d’emplois dans les pays qui se dis­tin­guaient du nôtre dans ce domaine. C’é­tait notam­ment le cas des États-Unis, dont la créa­tion nette d’emplois dans les quinze années qui venaient de s’é­cou­ler avait été de 30 mil­lions, alors que l’Eu­rope avait enre­gis­tré une perte nette de 5 à 6 mil­lions pen­dant la même période. Nous avons eu accès aux ana­lyses effec­tuées par le pro­fes­seur Birch, du MIT, à par­tir d’une base de don­nées Dun & Brad­street de 15 mil­lions d’en­tre­prises repré­sen­tant 97 % de l’emploi amé­ri­cain, ana­lyses dont nous avons ren­du compte dans notre rap­port au Ministre1.

Je n’ai pas été en mesure de faire actua­li­ser les don­nées de Birch pour les besoins du pré­sent article. En revanche, j’ai pu ren­con­trer M. Hick­mann, qui est ins­tal­lé en Europe et dis­pose de don­nées détaillées sur la tota­li­té des entre­prises fran­çaises et leur his­toire de ces der­nières années2. Les ana­lyses qu’il a bien vou­lu me com­mu­ni­quer révèlent de très grandes simi­li­tudes entre les méca­nismes de créa­tion d’emplois fran­çais et amé­ri­cain. L’un et l’autre ont pour moteur la petite entre­prise. Il faut donc croire que si, toutes pro­por­tions gar­dées, notre créa­tion nette d’emplois reste très infé­rieure à celle des Amé­ri­cains, c’est parce que nous n’a­vons pas su don­ner à la petite entre­prise la place qu’elle devrait avoir dans notre économie.

En Amérique, le moteur de l’emploi est la petite entreprise. En France aussi

Au milieu des années 80, Birch avait beau­coup éton­né en décla­rant que, « sur les dix ans qui venaient de s’é­cou­ler, les entre­prises de moins de 100 per­sonnes avaient créé 80 % de tous les emplois nou­veaux dans l’é­co­no­mie amé­ri­caine, que cela res­tait vrai dans les périodes de réces­sion et que, d’une manière géné­rale, la contri­bu­tion à l’emploi des petites entre­prises était beau­coup plus stable que celle des grandes ».

Ces obser­va­tions ont été confir­mées par Hick­mann pour la France. Il indique, par exemple, que le Nord Pas-de-Calais avait per­du 3 % de ses emplois entre 1988 et 1993 alors que les entre­prises de moins de 10 per­sonnes en avaient créé 30 %. Les entre­prises plus impor­tantes avaient toutes enre­gis­tré des pertes d’emplois.

Qu’elle existe déjà ou qu’elle ait été nou­vel­le­ment créée, la petite entre­prise est donc bien le moteur de l’emploi, en France comme en Amérique.

Un marché soumis à des régimes turbulents

Aux États-Unis, 50 % des emplois se trouvent dans des entre­prises de moins de 100 per­sonnes, dont un gros quart dans des entre­prises de moins de 20. Un autre gros quart est employé dans des entre­prises de plus de 500 per­sonnes, le reste, un petit quart, dans des entre­prises de 100 à 500 per­sonnes. Tout se passe comme si ces quatre caté­go­ries consti­tuaient autant d’é­tages d’une chau­dière. À l’é­tage du bas, celui des toutes petites entre­prises, de nou­velles entre­prises appa­raissent, d’autres dis­pa­raissent, d’autres enfin passent dans la caté­go­rie du des­sus et il en est de même, de proche en proche, jus­qu’au som­met de la chaudière.

Mais cette tur­bu­lence a des effets consi­dé­rables. Birch a mon­tré, par exemple, que 25 % des per­sonnes employées dans des entre­prises de la caté­go­rie de 20 à 100 sala­riés ne se trou­vaient plus, au bout d’un an, dans cette même caté­go­rie : leurs entre­prises s’é­taient déve­lop­pées, elles étaient pas­sées à la taille supé­rieure ou elles étaient tom­bées dans la caté­go­rie des petites entre­prises ou bien elles avaient tout sim­ple­ment dis­pa­ru. Elles seront rem­pla­cées par des entre­prises à l’o­ri­gine de plus petite taille (moins de 20 sala­riés) ou par de plus grandes entre­prises (plus de 100 sala­riés) tom­bées dans la caté­go­rie moyenne, ou par des entre­prises qui auront été créées pen­dant cette période. Cette tur­bu­lence enfin se mani­feste par la dis­pa­ri­tion d’en­tre­prises à tous les étages de la chau­dière. Birch a éta­bli que dans toutes les régions d’A­mé­rique dis­pa­raissent, chaque année, 8 % des emplois exis­tant en début d’an­née. La conclu­sion qu’il en tire est qu’il ne sert à rien de s’op­po­ser aux dis­pa­ri­tions d’en­tre­prises : mieux vaut consa­crer son éner­gie à créer plus d’emplois, donc d’en­tre­prises, qu’il n’en disparaît.

Les études menées par Hick­mann en France révèlent la même tur­bu­lence du mar­ché de l’emploi qu’en Amé­rique. Elles révèlent aus­si que la tur­bu­lence est par­ti­cu­liè­re­ment impor­tante dans le milieu des petites entre­prises. Dans le Nord Pas-de-Calais, par exemple, les dis­pa­ri­tions d’emplois résul­tant de dis­pa­ri­tions d’en­tre­prises ont été plus impor­tantes dans les entre­prises de moins de 10 per­sonnes (31 %) que dans les entre­prises de 10 à 100 per­sonnes (22 %) et dans les entre­prises de plus de 100 per­sonnes (15 %). En revanche, les petites entre­prises ont eu des taux de créa­tion d’emplois incom­pa­ra­ble­ment plus impor­tants que les autres, soit par nais­sances d’en­tre­prises (26 %) soit par déve­lop­pe­ment des entre­prises exis­tantes (35 %).

La conclu­sion s’im­pose : en France comme aux États-Unis, la meilleure façon de créer des emplois est de favo­ri­ser les créa­tions d’entreprises.

Les maladies de jeunesse ne sont pas une malédiction : au contraire

La meilleure façon de créer des emplois est de favo­ri­ser les créa­tions d’en­tre­prises. Mais, pour Birch il convient, ensuite, de lais­ser faire la nature. Il fonde sa recom­man­da­tion sur cette remarque que les entre­prises qui se déve­loppent har­mo­nieu­se­ment au cours de leurs cinq pre­mières années ren­contrent sou­vent par la suite des dif­fi­cul­tés et par­fois dis­pa­raissent, alors que des entre­prises par­ve­nues à matu­ri­té et don­nant tous les signes d’une bonne san­té ont sou­vent eu un démar­rage heurté.

Il leur avait fal­lu des suc­ces­sions d’es­sais et d’er­reurs, sou­vent longues et coû­teuses, pour mettre au point des com­bi­nai­sons effi­caces d’in­no­va­tions tech­niques, de mar­ke­ting et d’or­ga­ni­sa­tion : les hauts et les bas qu’elles avaient connus jus­qu’à leur matu­ri­té ne fai­saient que reflé­ter les dif­fé­rentes étapes d’un pro­ces­sus de déve­lop­pe­ment à carac­tère darwinien.

Les obser­va­tions qu’a faites Hick­mann en France confirment celles de Birch en Amé­rique. Hick­mann a notam­ment pu asso­cier aux mor­ta­li­tés des entre­prises du quart Nord-Est de la France sur­ve­nues entre 1988 et 1993 les péri­pé­ties qu’elles avaient connues au cours des cinq pre­mières années de leurs exis­tences (dont la typo­lo­gie est illus­trée par le tableau ci-des­sous). Comme on pou­vait s’y attendre, les risques de dis­pa­ri­tions ulté­rieures dimi­nuent en pas­sant de la gauche à la droite du tableau. Mais ils dimi­nuent aus­si, à l’in­té­rieur de chaque caté­go­rie A, B ou C, lorsque l’on passe d’un type de tur­bu­lence faible à un type de tur­bu­lence éle­vée. Il est même appa­ru que les entre­prises de type A2 avaient une pro­ba­bi­li­té de sur­vie supé­rieure à celles des entre­prises de type C1.

Les secteurs où se créent des emplois ne sont pas toujours ceux que l’on croit

L’a­na­lyse faite par Birch des sec­teurs pré­sen­tant un pour­cen­tage d’en­tre­prises en crois­sance d’emplois plus grand que la moyenne (cri­tère qui est indé­pen­dant de celui des créa­tions d’en­tre­prises) abou­tit à des remarques très surprenantes.

Les 15 sec­teurs les plus créa­teurs d’emplois com­pre­naient natu­rel­le­ment au milieu des années 80 les ordi­na­teurs, l’élec­tro­nique grand public et les équi­pe­ments de com­mu­ni­ca­tion mais y figu­raient aus­si les acié­ries, les mines de char­bon ; les fruits et légumes déshy­dra­tés et sur­ge­lés, les che­mins de fer, les cyclo­mo­teurs et bicy­clettes, l’électroménager.

Dans le domaine de l’a­cier par exemple, les mini-acié­ries se sont mul­ti­pliées aux États-Unis, per­met­tant à un grand nombre de petites entre­prises hau­te­ment spé­cia­li­sées de se créer et de se mon­trer très compétitives.

Un développement régional différencié

Si les régions amé­ri­caines ont des taux d’at­tri­tion d’emplois à peu près iden­tiques, c’est par l’im­por­tance et la nature de leurs créa­tions d’emplois qu’elles se dif­fé­ren­cient les unes des autres. Cha­cune d’elles consti­tue un ter­reau par­ti­cu­lier pour la créa­tion et le déve­lop­pe­ment d’entreprises.

C’est ain­si qu’entre 1975 et 1985, le taux de créa­tion d’emplois a été très supé­rieur à la moyenne natio­nale à Bos­ton, Los Angeles et San Fran­cis­co, infé­rieurs à New York et Phi­la­del­phie. Il appa­raît aus­si que la part des acti­vi­tés manu­fac­tu­rières dans les créa­tions d’emplois est très supé­rieure à la moyenne natio­nale à Bos­ton, Los Angeles et San Fran­cis­co, mais que ces acti­vi­tés ont été très des­truc­trices d’emplois à New York et sur­tout à Phi­la­del­phie. En outre, les régions ne pré­sentent pas les mêmes degrés d’at­ti­rance pour de nou­velles entre­prises. Cer­taines sont vingt fois plus effi­caces que la moyenne pour atti­rer de petites entre­prises. Il appa­raît aus­si que les régions riches en créa­tions d’en­tre­prises ne sont pas les mêmes que celles qui se carac­té­risent par une forte crois­sance d’en­tre­prises existantes.

Pour Hick­mann, ces remarques s’ap­pliquent aus­si à la France. Elles signi­fient que cer­taines régions fran­çaises se com­pa­re­raient plus favo­ra­ble­ment à des régions amé­ri­caines ou bri­tan­niques qu’à d’autres régions françaises.

Rien ne vaut un développement endogène

Un déve­lop­pe­ment endo­gène signi­fie un taux éle­vé de créa­tions d’en­tre­prises. Or, on l’a vu, l’exis­tence de cette der­nière carac­té­ris­tique dans une région est syno­nyme d’un taux éle­vé de créa­tion d’emplois. Dans l’é­tude qu’il a réa­li­sée pour le Nord Pas-de-Calais, Hick­mann a mis en lumière les dis­pa­ri­tés de déve­lop­pe­ment des dif­fé­rents ter­ri­toires de cette grande région. Il est appa­ru que sur une période récente de cinq années, les emplois avaient été en légère crois­sance dans le Bou­lon­nais alors qu’ils avaient for­te­ment dimi­nué dans le Douai­sis et en Sambre Aves­nois. Or le Bou­lon­nais a beau­coup moins d’im­plan­ta­tions de trans­plants que les autres ter­ri­toires. Il se trouve aus­si qu’il a un plus grand degré de tur­bu­lence, le même taux de mor­ta­li­té d’en­tre­prises, mais un taux supé­rieur de créations.

Les facteurs explicatifs du développement ne sont pas non plus ceux que l’on croit

Amérique du NordBirch a ana­ly­sé 322 « régions » amé­ri­caines dif­fé­rentes et iden­ti­fié 6 prin­ci­paux fac­teurs expli­ca­tifs des créa­tions d’emplois dont la nature du ter­ri­toire (urbain ou rural), le mix d’ac­ti­vi­tés (indus­tries et ser­vices), les carac­té­ris­tiques du mar­ché du tra­vail (taux de par­ti­ci­pa­tion de la popu­la­tion et taux de chô­mage). Les fac­teurs de coût (impôts, coût du tra­vail, de l’éner­gie, fon­cier, etc.) ne figurent pas sur cette liste.

Pour Birch, la crois­sance aujourd’­hui est plu­tôt cen­trée sur des régions qui offrent des ser­vices et un envi­ron­ne­ment de qua­li­té (édu­ca­tion, savoir-faire de la main-d’oeuvre, style de vie, etc.) même s’ils sont rela­ti­ve­ment chers. La dis­po­ni­bi­li­té de capi­taux bon mar­ché ne figure pas non plus sur sa liste, pas plus que l’im­por­tance des aides de la puis­sance publique. C’est qu’elles ne garan­tissent en rien que l’on en fera bon usage. Enfin, les ana­lyses de Birch révèlent que, pen­dant la période étu­diée, le défi­cit amé­ri­cain et les dépenses éle­vées de R&D liées à la défense avaient eu rela­ti­ve­ment peu d’im­pact sur les créa­tions d’emplois.

L’alternative

Birch a mani­fes­te­ment négli­gé de prendre en compte de nom­breux autres fac­teurs qui paraissent pour­tant expli­quer les per­for­mances de la machine amé­ri­caine à créer des emplois : créa­tions d’en­tre­prises plus aisées – moindre condam­na­tion sociale de l’é­chec liée à une plus grande pro­pen­sion des élites à entre­prendre (les trois quarts des diplô­més de Har­vard Busi­ness School auraient, au bout de dix ans, mon­té leur propre entre­prise) – sti­mu­lant moral de l’é­pargne de proxi­mi­té – force du sen­ti­ment com­mu­nau­taire – défiance à l’é­gard des bureau­cra­ties éta­tiques (dont on n’at­tend géné­ra­le­ment rien) – mobi­li­té des indi­vi­dus (un Amé­ri­cain sur dix change de ville chaque année) faci­li­tée par la régle­men­ta­tion fis­cale (pas de taxes sur les trans­ferts de pro­prié­té fon­cière) – liens très étroits entre l’u­ni­ver­si­té et l’entreprise.

À la réflexion, il appa­raît que ce sont là des consé­quences, et non pas des fac­teurs de déve­lop­pe­ment de l’emploi, ce qui jus­ti­fie que Birch ne les ait pas pris en compte. Le seul fac­teur à consi­dé­rer – et, à cet égard, Hick­mann confirme, pour la France, les conclu­sions de Birch – est la pro­li­fé­ra­tion de petites entreprises.

Or ce phé­no­mène, nous l’a­vons vu, s’ac­com­pagne logi­que­ment de tur­bu­lences et de dis­pa­ri­tions d’en­tre­prises, donc de risques de trau­ma­tismes sociaux. L’al­ter­na­tive à laquelle l’ob­ser­va­tion de l’A­mé­rique et celle de la France conduisent est dès lors la suivante :

  • ou bien refu­ser la flexi­bi­li­té des petites entre­prises, ce qui entraîne l’ac­crois­se­ment des dis­pa­ri­tions d’en­tre­prises, du chô­mage et de l’as­sis­tance, et contri­bue à « faire rou­ler le cercle vicieux du non-déve­lop­pe­ment » (Pey­re­fitte) ;
  • ou bien admettre les tur­bu­lences et tout mettre en oeuvre pour accroître le taux de créa­tion d’en­tre­prises, afin d’a­ni­mer le mar­ché de l’emploi pour atté­nuer les risques de trau­ma­tismes sociaux liés au développement.

Ain­si for­mu­lé, le choix paraît clair. Il passe, cepen­dant, par la réduc­tion du rôle de Paris et la pro­li­fé­ra­tion des ini­tia­tives locales de déve­lop­pe­ment. C’est sûre­ment un grand défi pour la France. Washing­ton a mon­tré la voie.3

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1. Dalle-Bou­nine, Pour Déve­lop­per l’Em­ploi, Mas­son, 1987.
2. Rolf Hick­mann est pré­sident de The PH. Group, Londres et Paris, (110 bd Saint-Ger­main. Tél. : 01.42.34.57.60).
3. On trou­ve­ra, à cet égard, dans Pour Déve­lop­per l’Em­ploi, des indi­ca­tions qui demeurent actuelles.

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