La maîtrise des contraintes d’exécution : facteur clé de succès de la délocalisation
Patrice de VILLEROY, associé, INEUMconsulting
Les délocalisations : un courant de fond
La délocalisation, c’est-à-dire l’exécution d’opérations à partir d’un lieu de production moins coûteux dans une logique de long terme, est un mode de gestion de plus en plus utilisé par les grandes institutions financières. D’après une étude de Deloitte Research, le phénomène va prendre une ampleur considérable dans les années à venir : l’étude estime que deux millions d’emplois vont quitter les secteurs financiers des pays industrialisés en direction des pays émergents d’ici 20081. Jusqu’à une période récente, seules les institutions financières anglo-saxonnes avaient tenté des délocalisations d’envergure. Ainsi, Citigroup et GE Capital sont présents en Inde depuis plus de dix ans et emploient localement plusieurs milliers de personnes sur des fonctions financières et de back-office bancaire.
Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette avance sur les acteurs d’Europe continentale. D’une part, les résistances sociale et politique sont moindres aux États-Unis ou en Grande-Bretagne qu’en Europe continentale. D’autre part, les pays d’accueil proposent une offre crédible et peu coûteuse pour servir ces grandes banques et compagnies d’assurances, fondée sur une main-d’œuvre formée, renforcée par une communauté de langue – l’anglais – et des affinités culturelles. Enfin, les précurseurs américains ou britanniques avaient développé très tôt des stratégies multinationales, où les délocalisations s’inséraient logiquement.
Jusqu’à présent, le contexte était différent pour les banques françaises. D’une part, du fait des résistances sociales qui ont pu rendre frileux les partisans des délocalisations. D’autre part, les pays francophones, notamment ceux du bassin méditerranéen, ne disposaient pas d’un potentiel de main-d’œuvre suffisamment fiable et formé pour remplacer les postes établis en France. Enfin, le niveau de maturité de l’industrie financière française permettait encore d’extérioriser des réductions des coûts significatives (notamment à travers la concentration du secteur), rendant les délocalisations moins opportunes. Cette situation est en train de changer. Les départs en retraite massifs prévus à partir de 2006 vont fournir une occasion unique de redistribuer la géographie des emplois bancaires en limitant les conséquences sociales.
Après quelques tentatives en Inde sur le modèle anglo-saxon, les principaux établissements français se tournent désormais vers le Maghreb. Minimisées à l’initiation des projets d’externalisation vers l’Inde, les différences culturelles, la langue, la distance, le décalage horaire ont finalement constitué de réels obstacles à la réussite de ces premières expériences. Le Maroc et la Tunisie ont développé une main-d’œuvre qualifiée et une offre de service d’externalisation crédibles à même de reprendre des activités actuellement basées en France. Des incitations fiscales récemment mises en place ont favorisé ce mouvement. Il existe ainsi un pendant francophone aux centres anglophones à bas coût tels que l’Inde. De plus en plus d’institutions financières se préparent donc à tirer parti des délocalisations, certaines ayant déjà expérimenté la délocalisation de centres d’appels ou de fonctions de développement informatiques.
Les leçons de l’expérience
Grâce à leur position de « suiveuses », les banques françaises peuvent bénéficier du retour d’expérience de leurs homologues anglo-saxonnes. La première leçon, illustrée par un sondage auprès de plusieurs grandes institutions financières, est l’importance de la planification et de la mise en œuvre dans la réussite d’une opération de délocalisation. Parmi les opérations étudiées, les projets ayant manqué leurs objectifs avaient en commun une période de planification significativement plus courte que la moyenne. Enfin, on a constaté qu’après un échec les institutions renonçaient généralement à poursuivre d’autres délocalisations. À l’inverse, l’expérience acquise sur des délocalisations réussies est capitalisée sur d’autres projets similaires et de plus grande envergure. En effet, les institutions financières aguerries sont plus ambitieuses que les entreprises délocalisant pour la première fois : elles espèrent des économies supérieures de 60 %, réduisent leurs délais de planification de plus de 20 %, et prévoient de délocaliser des effectifs supérieurs à 50 %. Intégrée dans la stratégie et bien maîtrisée, la délocalisation engendre un cercle vertueux et devient un véritable avantage compétitif sur les concurrentes moins agiles.
Clés de la réussite : méthode et pragmatisme
Comment élaborer un plan de mise en œuvre efficace ? Il est indispensable de se reposer sur une méthodologie qui traitera l’exhaustivité des aspects de la délocalisation. Une opération de délocalisation suscite deux types de problématiques : d’une part les questions spécifiques aux délocalisations, et d’autre part les chantiers que l’on retrouve dans tout grand projet de transformation d’entreprise : la direction de projet, l’évaluation économique, les systèmes d’information, l’organisation et les processus, la conduite du changement, la logistique et l’infrastructure. La difficulté consiste à piloter chacun de ces chantiers malgré la distance géographique, culturelle et parfois linguistique des participants.
Les questions propres aux délocalisations sont particulièrement critiques au démarrage de l’opération, parmi celles-ci on retiendra en particulier :
- quelles activités transférer ?
- les activités délocalisées peuvent-elles servir plusieurs métiers ?
- dans quelle région ?
- comment pérenniser les bénéfices financiers attendus sous contrainte d’un niveau minimal de qualité conforme au niveau actuel (processus de certification, recrutement, motivation de la main-d’œuvre) ?
- selon quels modèles juridique et financier ?
- s’agit-il d’offshoring ou d’outsourcing ?
- faut-il s’implanter seul ou en partenariat ?
- quelles sont les modalités de gouvernance de la structure locale ?
- quelles sont les perspectives de croissance à moyen terme ?
Arbitrer de façon claire sur ces questions est essentiel au démarrage du projet et afin d’éviter les remises en cause coûteuses et sources de retards.
Pour être » délocalisable « , une activité doit satisfaire plusieurs critères, en particulier :
- être standardisée, suivre des règles de gestion claires et facilement assimilables, être largement informatisée ;
- demander un minimum de contacts physiques avec les clients ou les autres activités de la banque, et les interfaces-interactions avec les autres activités doivent être précisément identifiées ;
- représenter un volume de transactions et des effectifs suffisants à moyen long terme pour que les économies prévues couvrent le coût de l’opération. Pour atteindre ce degré de maturité et envisager une délocalisation, la banque doit avoir optimisé les activités domestiques concernées.
Au fil des rationalisations de systèmes et de processus, de plus en plus d’activités répondent à ces critères. Après les développements informatiques et les fonctions comptables, les banques les plus avancées procèdent même aujourd’hui à la délocalisation de processus métier tels que l’administration de crédit.
En ce qui concerne la région de destination, le choix doit prendre en compte des facteurs mesurables, mais également l’élément culturel, souvent plus difficile à évaluer. Les critères mesurables illustrent les principaux objectifs et risques des délocalisations :
- objectifs financiers : coût du travail et de l’immobilier, conditions fiscales et incitations gouvernementales ;
- objectifs opérationnels : aptitudes linguistiques, distance et décalage horaire avec la France ;
- risques politiques et économiques : protection de la propriété intellectuelle, stabilité politique du pays ;
- risques humains : compétences disponibles sur le marché du travail et à travers le système d’enseignement, mécanismes de rétention des ressources critiques.
Quant à l’élément culturel, il est important de ne pas le sous-estimer. Suivant ce critère, le Maroc et la Tunisie restent des destinations privilégiées pour les activités françaises. La plupart des grandes banques françaises en connaissent l’environnement à travers leurs filiales locales. Malgré des coûts plus élevés, le Québec constitue également une région d’accueil à considérer. La gestion de l’écart culturel passe aussi par les échanges de personnels : une pratique efficace est d’immerger au siège français les futurs responsables, pendant plusieurs mois avant de les envoyer diriger les activités délocalisées dans leur pays d’origine.
Quant au modèle juridique et financier, il peut prendre plusieurs formes : entité contrôlée à 100 %, joint-venture, externalisation auprès d’un prestataire local. Le choix d’un modèle résulte d’un équilibre entre le degré de contrôle souhaité par la banque, la flexibilité d’évolution requise, la rapidité de mise en œuvre et l’accord entre la culture de la maison mère et celle du centre délocalisé.
Une fois la cible définie, les retours d’expérience sur ce genre de projet s’apparentent beaucoup aux leçons tirées de grands projets d’intégration postfusion ou de mise en place de grands systèmes d’information, avec des reflets spécifiques aux délocalisations. D’abord, les erreurs de perspectives sont fréquentes, surtout lorsque la délocalisation est une « première » pour la banque et que le pays d’accueil est mal connu :
- sous-estimation des délais de mise en œuvre, aussi bien pour le recrutement et la formation du personnel local que pour les négociations avec des partenaires de culture commerciale et légale différente ;
- évaluation erronée des capacités des prestataires ou des employés locaux (par exemple, il n’est pas rare de surestimer les compétences fonctionnelles des prestataires de service indiens, souvent issus de l’externalisation informatique) ;
- évaluation incomplète des contraintes réglementaires, sur des thèmes tels que la protection des données ou l’accessibilité des informations à des fins d’audit. Sur le plan fiscal, une estimation erronée des impacts fiscaux peut sérieusement limiter l’intérêt économique du projet ;
- absence ou insuffisance des plans de secours et de repli.
L’autre grande catégorie de difficultés concerne la gestion du changement. Les effets d’une délocalisation dépassent bien souvent les seules activités déplacées. Ils rejaillissent sur l’image de l’entreprise, remettent en cause les habitudes de travail pour « ceux qui restent », et modifient les pratiques de management. Ainsi, l’expérience montre que les projets de délocalisation souffrent fréquemment :
- du manque de support et d’orientation de la part de la direction générale, qui est pourtant à l’origine de la délocalisation dans la plupart des cas ;
- de la difficulté à traiter les pressions externes : personnel de la compagnie, opinion publique, gouvernement, etc.;
- de la difficulté à mobiliser le personnel et l’encadrement sur un projet dont ils peuvent se sentir les « victimes ». Le transfert de leurs connaissances vers la nouvelle implantation est pourtant indispensable pour assurer une transition sans heurt.
Le savoir-faire en matière de délocalisation : un capital rentable
En fin de compte, la question qui se pose aux banques françaises n’est plus « faut-il délocaliser ? », car la plupart ont déjà répondu par l’affirmative. La question est maintenant : « comment acquérir la capacité de planification et d’exécution qui fera la différence entre une réussite et un échec ? ». Pour les institutions engagées dans la voie des délocalisations, cette capacité est un capital et son acquisition un investissement rapidement rentable à condition d’en maîtriser le processus de mise en œuvre.
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1. « The Cusp of a Revolution : How offshoring will transform the financial services industry », Deloitte Research, 2003.