La maîtrise des incertitudes dans la défense exige une prospective à long terme
Il est essentiel pour le ministère de la Défense de préparer l’avenir. Programmation à cinq ans, planification à dix ans, plan prospectif à trente ans identifient les besoins et orientent les études. Les progrès de la technologie influent éventuellement sur la doctrine, et la maîtrise de l’information reste au coeur de la problématique. Il subsistera malgré tout des incertitudes, mais l’homme a toujours montré qu’il était capable de s’adapter à des situations difficiles, tout particulièrement sur le terrain opérationnel.
Oscar Wilde, dans Le portrait de Dorian Gray, proclame : » C’est l’incertitude qui nous charme. Tout devient merveilleux dans la brume. » Si cela peut se comprendre dans le monde du roman qui ouvre vers une part de rêve, dans le monde concret et plein de risques auquel ont à faire face les militaires, l’incertitude n’est plus un charme mais bien plus prosaïquement une inquiétude, un han-dicap, un obstacle pour préparer et mener les actions de gestion de crise et de guerre.
Dans de nombreux coins du monde, des populations souffrent physiquement et moralement du fait des conflits, des catastrophes dites naturelles mais qui peuvent être indirectement le résultat des activités humaines, des maladies, des déséquilibres économiques.
La mondialisation de l’économie, le développement des technologies de l’information et de la communication, la globalisation des approches favorisent la prise de conscience de ces phénomènes avec à la fois les conséquences suivantes :
– le souhait de prendre une revanche pour ceux qui étaient défavorisés et qui en ont la possibilité par la taille et la puissance ;
– un sentiment de désespérance pour les plus défavorisés ;
– la volonté d’assurer la pérennité du mode de vie du monde occidental.
Réduction des risques et des incertitudes en amont
La disparition du monde bipolaire que personne n’avait prévue à cet horizon démontre doublement combien il est difficile de prévoir l’avenir car les événements de 1989 ont créé la surprise, et leurs conséquences sur la stabilité du monde n’ont été pratiquement perçues qu’en les vivant. Il aurait fallu penser l’impen-sa-ble, faire preuve d’imagination et ne pas se laisser totalement enfermer par l’analyse probabiliste qui, en fournissant des résultats chiffrés, paraît plus rassurante.
« L’avenir ne se prévoit pas, il se prépare. » MAURICE BLONDEL
L’éclatement des empires a suscité un émiettement et une multiplication des États et fait sourdre la potentialité de conflits régionaux, territoriaux, économiques, ethniques, religieux qui peuvent être favorisés et alimentés par les ressentiments s’appuyant sur certains faits du passé plus ou moins lointain, savamment cultivés. Il en a résulté toute une vague de repentance généreuse, digne, morale, malheureusement exploitée pour culpabiliser les générations actuelles très généralement non responsables des faits reprochés, afin de justifier des actes justement injustifiables. Ce n’est donc pas la fin de l’Histoire. Compte tenu de tout cela et bien que cela puisse paraître paradoxal après ces premières constatations, il est nécessaire et essentiel pour le ministère de la Défense comme pour tout autre organisme de définir et de mettre en oeuvre un processus de préparation de l’avenir.
Programmation à cinq ans, planification à dix ans, plan prospectif à trente ans
Le plus en amont possible, cela commence par les travaux de préparation de l’avenir. Cette préparation s’articule dans les travaux financés par le budget annuel, éclairés par les orientations de la loi de programmation à cinq ans qui s’intègre dans une planification à dix ans et dans un plan prospectif à trente ans. En 1994, le Livre blanc sur la défense avait revu les orientations stratégiques du Livre blanc précédent, élaboré du temps de la guerre froide, afin de tenir compte de l’écroulement du monde soviétique. Les lois de programmation militaire se sont inscrites dans ces perspectives en intégrant successivement les évolutions nécessaires tirant parti des enseignements issus des crises et des conflits récents, de l’émergence d’un terrorisme de masse, du développement des missions de rétablissement ou de maintien de la paix, de la lutte contre la prolifération. En 1997 il est apparu opportun de compléter cette démarche par une vision prospective à plus long terme, même si comme le constate avec humour Alphonse Allais : » Les prévisions sont difficiles, surtout quand elles concernent le futur. »
La notion de système de forces
En effet, la durée des programmes d’armement sur le cycle complet (études, développement, fabrication, mise au service des forces et entretien puis retrait) dépasse bien souvent les trente ans, par ailleurs les travaux de recherche sur les technologies futures et l’intégration de leurs résultats dans des systèmes opérationnels peuvent prendre aussi plus d’une décennie.
Un plan prospectif à trente ans (PP30)
Le PP30 présente une triple démarche prospective :
– une prospective géostratégique décrivant les risques et menaces futurs ; – une prospective opérationnelle précisant les capacités militaires permettant de faire face à ces menaces ;
– une prospective technique définissant les priorités à accorder parmi l’éventail des technologies futures pour répondre au besoin en matériels et systèmes nécessaires à l’accomplissement des missions opérationnelles futures.
Le PP30 qui s’appuie sur une analyse capacitaire par systèmes de forces, fournit une vision d’ensemble. L’évolution de la nature des crises et donc de la conduite des opérations, l’évolution des systèmes d’armement, le développement des technologies de l’information et de la communication, la pression budgétaire ont fait apparaître aujourd’hui encore plus fortement le caractère parcellaire d’une analyse menée armée par armée et souligné l’importance d’une analyse interarmées. C’est pour cela que la notion de système de forces s’est dégagée afin de regrouper des ensembles cohérents de moyens militaires ou capacités réunis pour atteindre au mieux un même objectif opérationnel. Initialement huit systèmes de forces avaient été identifiés, aujourd’hui leur nombre est réduit à cinq afin de souligner encore davantage l’importance du caractère interarmées. Il s’agit des systèmes de forces de :
- - dissuasion,
- - commandement et maîtrise de l’information,
- protection et sauvegarde,
- - projection et soutien,
- - engagement et combat.
Le PP30 » est l’instrument principal de l’identification des besoins et de l’orientation des études et des recherches de défense, et fait partie du processus conduisant à la planification et à la programmation « .
Réduction des risques et des incertitudes dans les programmes
Les spécifications des besoins militaires sont spéculatives
Un programme d’armement se déroule généralement sur plusieurs décennies et selon les étapes suivantes : les études préparatoires désormais largement orientées par le PP30, le développement ou mise au point du système, la fabrication lorsque cela débouche sur une série (ce n’est pas le cas pour tous les systèmes), le déploiement et la vie opérationnelle comprenant l’entretien et des mises à niveau puis le retrait. Tout au long de cette vie comme bien des projets non militaires, il s’agit de maîtriser les coûts, les performances et les délais.
Réduire les effectifs implique une amélioration qualitative des systèmes d’armes avec un impact direct sur leur coût
Les programmes d’armement ont des caractéristiques spécifiques qui compliquent la tâche :
- - les spécifications de besoin sont en quelque sorte » spéculatives » au sens philosophique et non commercial, fondées sur des hypothèses : qu’auront-ils à affronter lorsqu’ils seront en service (parfois bien au-delà de dix ans après), quelle sera la parade de l’adversaire en général ?
- - la réduction du format des armées implique une amélioration qualitative des systèmes d’armes et donc une plus grande complexité ce qui a un impact direct sur leur coût ;
- - la recherche de coopérations entre divers pays devient de plus en plus nécessaire et correspond aussi à la volonté politique de participer à la consolidation de l’industrie et à la défense de l’Europe.
Des équipes intégrées
La nécessité de maîtriser l’ensemble des contraintes pour des systèmes de plus en plus complexes se traduit bien sûr par une mise sous contrôle de gestion forte avec assurance qualité, analyse fonctionnelle et analyse de la valeur… mais aussi par la constitution d’équipes intégrées comprenant des représentants des utilisateurs (officiers des armes), des ingénieurs assurant la maîtrise d’ouvrage déléguée, et aussi dans certaines phases, des ingénieurs du maître d’oeuvre industriel et de ses principaux partenaires.
La technologie change la doctrine
Après la première guerre du Golfe, le Département de la Défense américain a conduit un ensemble de réflexions pour répondre aux préoccupations en tenant compte des évolutions technologiques. D’une certaine manière la technologie est à l’origine d’un changement de doctrine.
Ce changement s’est opéré en deux étapes :
– tout d’abord une première réflexion en 1994 a débouché sur ce qui a été appelé la Révolution dans les affaires militaires (RMA). Elle postule qu’il est désormais nécessaire de pouvoir gagner une guerre sans pour autant être sûr de devoir disposer d’un rapport de force favorable en termes d’unités engagées. Cette RMA intègre l’entrée en service progressif dans les armées américaines de systèmes d’armes conçus avec des technologies nouvelles ;
– ensuite, le concept de Network Centric Warfare (NCW) développe une nouvelle doctrine militaire, laquelle est censée mettre fin à la guerre d’attrition. Il devient possible de s’affranchir du rapport de force avec le NCW, grâce à la vitesse d’exécution qui repose sur trois caractéristiques : une supériorité totale dans la maîtrise de l’information ; la possibilité d’obtenir l’effet militaire recherché grâce à ces moyens et aux armes de précision ; la vitesse d’exécution. L’idée est que, surclassé, sans espoir de pouvoir reprendre le dessus, l’ennemi soit conduit à abandonner le combat très rapidement.
Risques opérationnels
Un certain nombre de métiers sont des métiers à risque mais » Le métier des armes exige de ceux qui l’exercent un engagement, corps et âme, qui a peu d’équivalents « , comme le souligne le général Jean-René Bachelet. Sur le plan de l’engagement opérationnel, la recherche de l’accomplissement de la mission en minimisant les pertes humaines et au moindre coût matériel est une préoccupation très prégnante.
Le concept d’Opérations réseaux centrés
Modélisation et simulation
Le recours à des moyens de modélisation et simulation devient de plus en plus indispensable pour les systèmes les plus complexes tant il est difficile de les spécifier et de mesurer la bonne adéquation de ce qui est réalisé, au besoin réel qui peut être évolutif dans le temps. Cela nécessite alors une approche incrémentale dans le développement du système. C’est une façon d’essayer de réduire les risques d’insatisfaction.
En France, dans une démarche intégrant l’apport des nouvelles technologies, le PP30 a introduit le concept d’Opérations réseaux centrés (ORC), lesquelles sont fondées sur quatre principes : des capacités étendues de recueil, de traitement et de présentation des informations ; la mise en réseau généralisée des acteurs et des moyens ; la mise en oeuvre de processus collaboratif ; la possibilité de répartir des fonctions (par exemple tir, observation et commandement) sur des systèmes distants. Au niveau opérationnel, il en résulte : une meilleure appréciation de la situation à tous les niveaux ; une efficacité opérationnelle accrue puisqu’elle permet une meilleure synchronisation des effets militaires ; un meilleur accès à l’information pour la prise de décision et la conduite de l’action.
Maîtriser l’information
Au coeur de la problématique se trouve donc la maîtrise de l’information.
Stratégique et opérationnel
La maîtrise de l’information peut se différencier aussi selon le niveau auquel elle s’adresse, stratégique ou opérationnel.
Au niveau stratégique, il s’agit :
– d’assurer la recherche du renseignement utile pour la veille stratégique et la prise de décision,
– de mettre en place une stratégie d’influence, de se doter d’outils d’anticipation, de simulation, de prospective,
– d’organiser correctement les réseaux et de disposer de moyens autonomes de télécommunications,
– de protéger les informations et pour cela en particulier de dominer les procédés de cryptologie,
– de savoir enfin traiter et exploiter l’information en temps réel.
Au niveau opérationnel, il s’agit de mener des actions pour l’information amie et contre l’information de l’adversaire, en mettant en oeuvre des procédés de lutte par l’information.
Le renseignement est un élément d’entrée pour la prise de décision du commandement, lequel cherche à s’assurer la supériorité dans la conception et la conduite de la manoeuvre. Pour cela, il s’agit d’organiser la fonction commandement avec les meilleurs systèmes d’information et de communication, d’en maîtriser l’emploi avec des hommes bien formés et de protéger les hommes et les SIC. Il s’agit aussi d’altérer la fonction commandement et conduite de l’adversaire en utilisant des moyens de guerre électronique, de guerre informatique, des procédés de destruction physique et des actions dans les champs psychologiques.
Maîtriser l’information, c’est : acquérir et gérer les informations sur les espaces physiques, les ensembles humains et structurels afin d’avoir la connaissance la plus précise possible de la situation ; comprendre au mieux la situation et en prévoir l’évolution ; arrêter une stratégie ou une manoeuvre ; prendre en compte le risque informationnel avec les mesures de protection correspondant aux risques dont on veut se garantir ; conduire les actions dans le champ physique ; donner du sens en utilisant la communication opérationnelle, la communication médiatique et les opérations psychologiques si nécessaire.
Gagner la guerre n’implique pas de gagner la paix
Malgré tout cela il subsiste des incertitudes. Gagner la guerre n’implique pas de gagner la paix comme le démontre l’actualité en Irak par exemple, l’adversaire s’adaptant en changeant les règles du jeu. Ce n’est vraiment pas la fin de l’Histoire et au fur et à mesure que l’on progresse dans la réduction de risques identifiés, d’autres naissent qui paraissent parfois plus inquiétants (prolifération, terrorisme, criminalité organisée et puissante, déséquilibres de l’environnement et démographiques, pandémies…). Pour autant il ne faut pas faire preuve de catastrophisme en pensant que cette époque ne peut porter que le pire et avoir confiance en l’homme. L’homme a toujours montré qu’il était capable de s’adapter à des situations difficiles et tout particulièrement sur le terrain opérationnel. En revenant aux hommes, Edmond Wells : dans L’Encyclopédie du savoir relatif et absolu fait remarquer, en citant quelques grands noms que :
Tout est un (Abraham)
Tout est amour (Jésus-Christ)
Tout est économique (Karl Marx)
Tout est sexuel (Sigmund Freud)
Tout est relatif (Albert Einstein)
Et après ?… On peut ajouter :
Tout est incertain (Heisenberg).
Finalement l’incertitude c’est la vie, avec, cependant, une certitude c’est qu’elle prend fin un jour mais avec un certain degré d’incertitude !