La Marine et la Réforme de l’État
On aurait pu croire que la modernisation d’une armée se réduisait à sa » professionnalisation « , pour ce qui regarde les femmes et les hommes qui la servent, et au renouvellement de ses équipements, pour les moyens matériels qu’elle met en œuvre. L’impulsion actuelle, notamment donnée par le niveau politique, montre qu’il n’en est rien ; la marine, pour suivre son exemple particulier, doit rechercher la performance, au sens plein et entier que le contrôle de gestion, généralisé à toutes les composantes de la marine en 2001, sous-entend aujourd’hui. En effet, si la vocation d’une armée ne permet pas de l’assimiler à une administration ou à une entreprise, il n’en demeure pas moins que la mise à disposition des deniers des contribuables implique en juste retour un dispositif efficace de mesure des investissements consentis. Le volet financier, s’il est ainsi fondamental, ne constitue pas pour autant le seul levier d’action pour faire d’une marine qu’elle soit bien installée dans le XXIe siècle commençant…
Trois axes majeurs peuvent se distinguer dans les processus en cours du chantier de modernisation de l’État : déconcentration, décentralisation et modernisation financière. Ils trouvent tout naturellement leur déclinaison dans la défense et dans la marine en particulier.
La déconcentration
La marine a longtemps porté l’héritage du colbertisme ; elle s’en échappe par la déconcentration notamment financière, par laquelle des échelons subordonnés reçoivent délégation pour employer au mieux les crédits dont ils disposent, avec la souplesse que procure la fongibilité éventuelle de ces mêmes crédits. Cette forme de liberté ainsi accordée est encadrée par un dialogue de gestion qui permet à la chaîne organique de se placer dans une logique d’objectifs et de contrôle, et non plus de simples demandes budgétaires. Cette démarche est en cours, avec l’expérimentation en 2004 du pilotage des crédits du Centre d’instruction navale (CIN) de Saint-Mandrier, près de Toulon ; le commandant du CIN devient ainsi le gouverneur d’une enveloppe globale incluant également les rémunérations et les charges sociales (RCS) de son personnel. Elle sera étendue aux commandants de force.
Pour des raisons historiques et géographiques, l’organisation de la marine est, aujourd’hui, fondée sur la concentration de la décision financière entre les mains d’un gouverneur central et la volonté de décharger les unités de responsabilités industrielles, administratives et logistiques en recourant quasi systématiquement à des services de soutien locaux regroupés au sein d’un port militaire.
Dans ce contexte et à brève échéance, la marine va améliorer ses pratiques en :
- renforçant les moyens du gouverneur de crédits et de ses délégués pour leur permettre de mieux assumer leurs responsabilités dans les domaines de la détermination et de la hiérarchisation des besoins, du suivi de l’exécution budgétaire et de la maîtrise du contenu physique et capacitaire associé à chaque acte de dépense, à chaque opération de programmation. Le logiciel SCAPIN 2 développé en coopération avec l’état-major des armées (EMA) et les autres armées répond à ce besoin ;
- se dotant d’un système de comptabilité analytique couvrant l’ensemble des activités des services et des forces afin de répondre à l’objectif de connaissance des coûts. Le projet SIRENE que poursuit actuellement la marine vise à fédérer tous les systèmes de comptabilité analytique déjà existants et à permettre leur interface avec le projet ACCORD dans sa version V2.
Les finances ne sont pas les seules concernées par cette volonté de subsidiarité. La gestion du personnel fait elle-même l’objet, depuis peu, d’un rapprochement entre les administrés – les marins – et ceux qui les gèrent. Ainsi, huit autorités organiques et territoriales de la marine disposent maintenant de la capacité à gérer » au plus près » le personnel des formations militaires qui leur sont rattachées. Ces autorités de gestion de proximité (AGE) disposent ainsi d’une meilleure souplesse dans l’emploi de leur personnel, qui pour sa part bénéficie d’un responsable local plus proche de ses préoccupations.
Les rémunérations des marins assurant la mise en œuvre des bâtiments de combat de la marine contribuent à une part substantielle du coût de possession de ces unités. Aussi, la réduction des effectifs est un autre objectif qui est pris en compte dès les premières études concernant les frégates multimissions et le prochain porte-avions. Mais cet objectif a ses limites et impose d’accroître les effectifs de soutien.
La réduction des effectifs des marins assurant la mise en œuvre des bâtiments de combats futurs s’appuie sur :
- l’emploi abouti des technologies de l’information et de communication afin de renvoyer vers la terre les tâches dont le report est soit bénéfique à l’exécution de la mission opérationnelle soit générateur d’une réduction du format de l’équipage. Les fonctions touchant à la gestion administrative d’un bâtiment de combat et de son équipage sont en particulier concernées. Une expérimentation en vraie grandeur conduite à bord du bâtiment de transport et de débarquement Foudre permettra en 2004 d’en mesurer concrètement la portée ;
- l’emploi de systèmes intégrés ou automatisés permettant de réduire le nombre de marins jusqu’alors concernés par la mise en œuvre de chacun des éléments du système. Ce principe concerne aussi bien le système de combat que la conduite de la propulsion, les transmissions ou la lutte contre les sinistres ou avaries de combat ;
- une architecture intérieure optimisée pour améliorer les conditions de maintenance dans les locaux techniques, y compris lorsque le bâtiment de combat est en mer, et faciliter les tâches de soutien de l’homme dans les locaux de vie ;
- une recherche ergonomique poussée pour chacun des postes de travail.
Diminution des coûts de possession des bâtiments, amélioration de la qualité et de la technicité des équipages, valorisation des individus, tels sont les axes forts de cette démarche de modernisation en matière de ressources humaines, que la marine poursuit et inscrit dans la recherche de la performance.
Le développement des outils électroniques permet les types d’évolutions décrites précédemment et d’une manière générale facilite les échanges entre les différentes entités. Se recentrant sur sa vocation de préparation de l’avenir et de soutien aux opérations au profit du chef d’état-major des armées (CEMA), l’état-major de la marine est ainsi en train de décentraliser le pilotage des grands domaines d’expertise propres à la marine. Les quatre autorités organiques, chacune chargée d’un réservoir de forces (force d’action navale, force sous-marine, aviation navale et fusiliers commandos), et les trois commandants d’arrondissement maritimes (Toulon, Brest et Cherbourg) se voient confier un ou plusieurs domaines tels que la projection des forces, la guerre des mines, la protection des approches maritimes, la lutte antipollution… Ces autorités sont dorénavant chargées de piloter ces domaines, en définissant les politiques et doctrines d’emploi des équipements et du personnel.
L’externalisation
La marine externalise par ailleurs depuis plusieurs années des activités spécifiques qui concernent principalement :
- l’assistance, le sauvetage et la lutte contre les pollutions ;
- l’entretien des installations à terre et des parcs à combustibles ;
- l’entretien de certains aéronefs de soutien en métropole et outre-mer ;
- le soutien des unités à terre et du transport de personnel et de matériel ;
- la formation aéronavale de ses pilotes d’avions embarqués.
À ces activités spécifiques viennent s’ajouter des actions d’externalisation plus traditionnelles qui concernent principalement, dans les unités à terre, le nettoyage des locaux, le gardiennage, la restauration, l’entretien immobilier et des espaces verts.
La marine a poursuivi sa politique d’externalisation en l’étendant aux opérations d’entretien des surfaces des bâtiments de la Flotte (grattage, traitement et peinture des coques), tâche très spécifique sur le plan technique, d’une grande pénibilité pour les équipages, et pouvant être exécutée par des sociétés spécialisées.
Les prochains domaines où l’externalisation va se développer sont les suivants :
- le renforcement des moyens mis en œuvre dans le cadre des opérations de sauvegarde maritime, par la location de services de télécommunication satellitaire à haut débit au profit des aéronefs Atlantique 2 de surveillance maritime, ainsi que par une participation à hauteur de 35 % à la location en commun avec le ministère des Transports de services satellitaires, pour la surveillance radar de la zone économique exclusive des Terres Australes et Antarctiques françaises (projet RADAR-SAT) ;
- le transport du personnel de la défense en rade de Brest va permettre aux marins affectés à cette tâche d’être redéployés sur des activités plus proches de leur cœur de métier.
Enfin seront poursuivies les actions d’externalisation engagées au bénéfice des formations professionnalisées de la marine pour compenser la disparition des appelés et optimiser l’emploi des ressources humaines.
La modernisation financière
Le troisième axe de réforme, fondamental, celui de la modernisation financière, repose principalement sur la loi organique de loi de finances (LOLF) de 2001 qui vise à faire passer les administrations d’une logique de moyens à une logique de résultats. Il s’agit donc de mesurer l’efficacité des investissements réalisés, en reliant l’attribution de moyens à des objectifs précis. Le ministère de la Défense s’adapte donc à cet effet, à travers ses deux » missions « , elles-mêmes découpées en » programmes » eux-mêmes détaillés en » actions « . Cette réforme est structurante, puisqu’elle confie les responsabilités de chacun des sept programmes aux grands adjoints du ministre. Le chef d’état-major de la marine (CEMM), comme ses homologues, devient responsable » d’actions » au sein des différents programmes. Il est amené également à jouer un rôle transverse dans les différents programmes, compte tenu de sa contribution multiforme à ces différents » programmes « .
Ces dispositions s’ajoutent au rôle capital du CEMM dans ses fonctions de conseiller du CEMA pour la planification et la conduite des opérations dont le CEMA reste le seul chef. Des contrats capacitaires doivent en revanche mieux formaliser la contribution de la marine aux activités opérationnelles, en cohérence avec l’esprit de cette réforme qui ne requiert plus des moyens de la part des armées, mais des capacités, ce qui correspond au vrai besoin du CEMA.
Liées à la mise en place de la LOLF au sein du ministère, des réorganisations voient aussi le jour dans le domaine des infrastructures et des archives, dans le but de fédérer les actions non spécifiques aux armées dans ces questions.
Dans un contexte budgétaire très contraint, et alors que les moyens d’armement de la marine sont fortement marqués par des investissements unitaires onéreux, de nouvelles solutions de financement sont envisagées pour mieux lisser la charge financière de certains programmes de constructions neuves et de quelques opérations industrielles spécifiques. Les financements dits » innovants » et l’utilisation de partenariats public-privé en constituent deux méthodes dont l’année 2004 pourrait voir la mise en place concrète. Les premiers sont envisagés pour l’acquisition de frégates multimissions, dont l’État resterait propriétaire tout en s’appuyant sur un organisme bancaire privé pour bénéficier d’un étalement de paiement.
L’appel au partenariat public-privé est également recherché pour des activités ou des biens d’usage dual (public et privé), qui répondraient à des besoins complémentaires entre la marine et un autre acteur du monde civil.
Au bilan, la préoccupation de la marine d’aujourd’hui est de mettre en œuvre les moyens les plus adaptés à ses missions, dans le respect d’une forte exigence de sécurité de nos citoyens, et dans le triple cadre interarmées, interministériel et international indispensable pour l’efficacité de son action.
Cette adaptation permanente de l’outil militaire se fait en cohérence avec la marche générale de l’État et de la société, d’où la marine tire sa raison d’être et ses forces vives.