La Martinique, terre d’espérance : un itinéraire antillais
Affirmons-le d’emblée, la Martinique a beau être devenue un département français en 1946 et être terre française depuis 1635, y vivre et y travailler est pour toute personne d’origine hexagonale – quelle que soit sa couleur de peau – un véritable choc culturel.
Une formation d’ingénieur et plus généralement un goût prononcé pour ce qui fonctionne de manière rationnelle n’amoindrit pas ce choc. Depuis cinq ans en mission dans la Caraïbe et en Guyane comme détaché de la Fondation Apprentis d’Auteuil, je suis basé à la Martinique notamment pour y diriger une association partenaire affiliée.
J’ai bénéficié et bénéficie encore de cette expérience qui me saisit quotidiennement d’étonnement, d’émerveillement, et me dynamise comme toute expérience interculturelle forte.
Née d’une catastrophe
“ L’Espérance a été créée au cœur de la période tragique des éruptions de la montagne Pelée ”
Adolphe Trillard est un Martiniquais né la même année que la Fondation Apprentis d’Auteuil, en 1866. Il a créé l’association L’Espérance – Patronage Saint-Louis en 1907, au cœur de la période tragique des éruptions de la montagne Pelée.
La première de ces éruptions, rappelons-le, avait fait 30 000 victimes en 1902 et rasé la capitale de la Martinique, Saint-Pierre, une ville magnifique si l’on en croit sa réputation et les photographies d’époque.
Immergée dans la culture martiniquaise
En 1948, la Fondation d’Auteuil a pris en charge la gestion de l’association, jusqu’à 2004, date à laquelle L’Espérance a souhaité voler de ses propres ailes. Quatre ans après, en 2008, une mise en redressement judiciaire a incité l’archevêque du lieu à rappeler la Fondation d’Auteuil pour sauver l’association, ce qui fut fait.
Mais le montage – j’y reviendrai – est différent, il allie, sous la forme d’un conseil d’administration, une gouvernance tripartite, avec, sur onze sièges, trois pour la Fondation d’Auteuil, trois pour l’archevêché et cinq pour des personnes reconnues et résidentes de Martinique, dont deux descendant du fondateur Adolphe Trillard, ce qui représente une réelle immersion dans la culture martiniquaise.
Sur les 130 salariés, quatre seulement – dont moi-même – sont détachés de la Fondation.
Un vol direct avec escales
Pour éclairer mon point de vue, il me faut dire un mot sur mon parcours. De toutes les expériences inouïes vécues à l’X, celle qui m’a le plus profondément marqué – il m’aura fallu vingt ans pour m’en rendre compte – est sans doute le stage de fin de première année d’études, en 1991, où j’ai eu la chance d’enseigner les maths, la physique et la chimie en postbac dans un camp de réfugiés cambodgiens à la frontière de la Thaïlande grâce notamment au père Langue et au père Ceyrac.
Le site de L’Espérance à Fort-de-France et la centrale photovoltaïque en toiture.
L’association, installée sur un site de neuf hectares à Fort-de-France, a depuis son origine une mission dédiée aux jeunes en grande difficulté de Martinique : accueil, éducation, formation et insertion, aujourd’hui grâce à une équipe de 130 salariés, de bénévoles, mais aussi de nombreux partenaires dont plus de 1 000 donateurs réguliers.
Par la suite, en entreprise, après un passage dans le Texas, j’ai choisi de participer à l’aventure de la libéralisation des télécoms en France, puis plus brièvement à l’épopée de la bulle Internet, avant de créer mon activité de conseil et innovation.
J’ai appris énormément et vécu des expériences passionnantes qui m’ont transformé.
Mais est venu un temps, vers quarante ans, où j’ai eu faim d’autre chose plus proche de mon expérience initiale dans les camps de réfugiés. En 2008, une conférence du groupe X‑SH donnée par un camarade passé à quarante ans du capital-risque à la direction d’un centre de personnes handicapées m’a encouragé à creuser cette idée.
J’ai rejoint en 2010 la Fondation d’Auteuil, qui m’a proposé un détachement à la Martinique comme DG de L’Espérance. Il n’était pas question pour moi de quitter ce qui fait la saveur de la vie en entreprise, mais de la goûter différemment.
Ce qui a motivé ma décision, c’est le besoin profond de pouvoir retrouver un sens un peu intense à mon travail quotidien, au service de ceux qui sont moins favorisés. Je souhaitais aussi continuer à travailler avec une volonté d’efficacité qui est le propre de l’entreprise.
À ce titre, la Fondation d’Auteuil, dans la lignée d’un de ses fondateurs le père Brottier, agit grâce à la générosité du public et a toujours su privilégier l’efficacité, entre autres par respect des donateurs.
Loin des clichés
Les grèves à répétition, les cyclones ou les séismes, la médiocrité de l’accueil des touristes, ou l’abandon de la République face aux exigences locales, au nom du mot d’ordre « pas de vagues » qui a été le fil conducteur de beaucoup de représentants de l’État depuis plus de quarante ans : on pourrait remplir plusieurs volumes sur ces thèmes sans pour autant dire grand-chose de la Martinique.
“ Ce qui a motivé ma décision, c’est le besoin de retrouver un sens à mon travail quotidien ”
Il me semble, après cinq ans passés ici, que le seul regard pertinent sur la Martinique et les personnes qui y vivent est celui d’une inlassable bienveillance qui, loin d’être incantatoire, est une école de vie.
Et plutôt que de décrire les causes ou les circonstances du choc culturel dont je parlais plus haut – le terrain est miné tant les préjugés, les sensibilités et les malentendus sont nombreux, et mon point de vue est forcément orienté –, je m’attache à en décrire les conséquences et les fruits, sous l’éclairage de la bienveillance.
POUR LES JEUNES DE MARTINIQUE
Aujourd’hui, l’association L’Espérance – Patronage Saint-Louis porte le projet d’Apprentis d’Auteuil à la Martinique et relève, en soutien des familles, trois défis complémentaires, pour une capacité de 200 jeunes.
Les jeunes reprennent confiance en eux.
- La réussite scolaire des jeunes en difficulté,
qui peinent avec le système scolaire actuel, voire en sont exclus. Les mener à un diplôme, à trouver leur voie et à se mettre eux aussi un jour au service des autres est notre action de tous les jours. École primaire, collège (filière générale et SEGPA), lycée professionnel (quatre filières de CAP : bâtiment, menuiserie, froid et climatisation, et cuisine), internat et internat relais constituent un dispositif assez large, à la fois pour des internes et des externes.
- La protection de l’enfance,
pour des jeunes confiés par l’Aide sociale à l’enfance et les juges pour enfants : il s’agit de permettre à ces jeunes, particulièrement blessés par une vie familiale très compliquée, avec parfois des abus de toute sorte, de reprendre confiance en eux. Ces jeunes, une soixantaine, ont de 6 à 20 ans et nous leur proposons une scolarité à L’Espérance ou sur un autre site extérieur, en fonction de leurs aspirations et de leur projet personnel.
- L’insertion sociale et professionnelle,
pour des jeunes ce que l’Europe appelle typiquement désormais les NEETS (not in education, employement, or training) et à qui nous offrons un parcours spécifique aujourd’hui d’ACI (atelier chantier d’insertion) qui propose à la fois une activité – aujourd’hui : paysagisme et maîtrise de l’eau –, une formation qualifiante, et surtout un accompagnement à l’insertion par des spécialistes qui leur permettent de résoudre des problématiques personnelles (l’un d’eux n’avait plus ni eau ni électricité chez lui) et professionnelles (comment faire un CV, un entretien, comment réussir une immersion en entreprise, etc.). « Maintenant, je sais pourquoi je me lève le matin », nous a dit l’un d’eux un jour, après des années de galère absolue. Sur notre première promotion, près de 80 % de ces jeunes trouvent un emploi à l’issue, dans des domaines variés. Car se former au paysagisme c’est d’abord se mettre debout le matin pour travailler. L’un d’eux est devenu convoyeur de fonds, un autre éboueur, et tous deux ont retrouvé la fierté d’avoir un métier.
L’Espérance – Patronage Saint-Louis, rue Adolphe-Trillard, Châteauboeuf, 97200 Fort-de- France – contact [at] lesperancepsl.org – 05 96 75 01 93 – matthieu.bergot [at] m4x.org
La perle des Antilles
Découverte par Christophe Colomb en 1502, « Perle des Antilles » en raison de sa richesse sucrière et plus tard de son rhum renommé, rattachée à la France en 1635, historiquement la Martinique est une île de 400 000 habitants et un peu plus de 1 100 km², ce qui lui confère une densité de population supérieure à celle du Japon.
L’esclavage, aboli en 1848, est un fait historique à la fois lointain (aucune des personnes vivantes aujourd’hui n’a été un acteur de cette tragédie) et très présent (c’est un thème souvent repris par les politiques locaux, et qui surtout a laissé des traces très importantes dans les comportements, les structures familiales, et plus généralement dans les relations sociales martiniquaises).
Il faut ajouter que l’économie locale ne se porte pas bien avec un chômage des jeunes, notamment, significativement plus élevé qu’en métropole, ce qui en soi est une catastrophe, d’autant qu’on peine à identifier ce qui par la suite tirera le développement économique vers le haut.
Voici donc sept convictions, chacune intimement liée à mon expérience martiniquaise, et que je souhaite partager.
Chaque année, la Fondation Apprentis d’Auteuil en métropole reçoit des jeunes X en première année pour un stage de quelques mois auprès des jeunes en difficulté accueillis à Apprentis d’Auteuil, je crois que l’expérience est un vrai succès, et est porteuse d’avenir pour tous.
Une famille qui fonctionne
L’importance vitale de la famille pour une société, et la valeur irremplaçable d’un père et d’une mère pour aider les jeunes à grandir et trouver leur voie. À L’Espérance, plus de 80 % des jeunes sont élevés par une mère seule. Il n’y a pas de situation désespérée et nous mettons tout en œuvre pour que ces jeunes reprennent confiance en eux, c’est notre mission.
“ Le seul regard pertinent sur la Martinique et ceux qui y vivent est celui de la bienveillance ”
Mais il faut savoir qu’un dispositif de protection de l’enfance, qui accueille des jeunes placés par des juges pour enfants, coûte à la collectivité plus de 65 000 euros par an (coût métropole) et par jeune, juste pour l’hébergement éducatif.
Autant dire qu’une famille qui fonctionne apporte une vraie valeur à la société.
L’unité dans la différence
L’importance de l’ouverture à la différence. Le conseil d’administration de L’Espérance, dans une structure tripartite, allie des hommes d’Église, des Martiniquais et des représentants de la Fondation d’Auteuil. Choisir d’avancer avec nos différences ensemble et dans une même direction est une vraie richesse porteuse d’avenir.
Les Trois Îlets et la montagne Pelée.
La valeur du travail
Le travail fait du bien, à celui qui l’exerce, à son entourage et au monde entier. À une époque et dans une île où travail peut rimer avec malédiction, et où en métropole on présente souvent la retraite, les congés et les RTT comme un but en soi, c’est un enseignement qui libère et vaut tout l’or du monde.
Empathie
La valeur irremplaçable d’une relation invisible que l’on nomme souvent empathie, mais qui plus généralement concerne la prise en compte de l’autre.
Cette force mystérieuse est la condition même du travail en équipe et du sens du service, et son absence nous plonge dans un monde ubuesque, où pas grand-chose ne fonctionne.
Gentillesse
La valeur de la chaleur humaine et de la gentillesse, souvent évacuées de nos grandes villes hexagonales. Essayez un jour de rentrer dans une rame de métro à Paris en doublant un grand sourire d’un sympathique « Bonjour ! » et observez les regards inquiets des gens.
Émerveillement
La valeur de l’émerveillement. La Martinique est un trésor de beauté naturelle, de couleurs, plages, randonnées, possibilités nautiques vers d’autres îles de la Caraïbe, et les Martiniquais témoignent souvent d’une gentillesse qu’on rencontre peu à Paris par exemple.
On peut passer à côté de cela, mais garder une capacité d’émerveillement est un apport quotidien d’énergie.
Espérance
“ Garder un regard d’espérance sur chaque jeune est notre quotidien ”
L’espérance, sans majuscule cette fois, est sans doute ce que la Martinique permet le plus de développer comme antidote à notre regard hexagonal et souvent étroit sur ce qui ne va pas.
Les deux cents jeunes que nous accueillons à L’Espérance sont pour beaucoup des personnes blessées par une enfance qui a manqué de beaucoup et en particulier d’amour. Garder un regard d’espérance sur chaque jeune est notre quotidien.
Au milieu des vents contraires
Affirmer que la Martinique est une terre d’espérance n’est pas un vœu pieu, et c’est bien plus qu’une expérience vécue. C’est une manière de croire en l’avenir au présent, à la Martinique comme partout dans le monde où l’optimisme ne peut tailler sa route qu’au milieu de vents contraires.