La média-médecine inaugure l’ère du bien-être
La média-médecine, irruption des technologies appliquées à la médecine, peut servir utilement la population au prix d’une révision complète de l’organisation du système de soins, d’éducation et de prévention. Spécialistes moins nombreux, généralistes reprenant leur rôle de conseil avisé et personnalisé, nouveaux métiers, formation d’ingénieurs médicaux, relance de l’industrie, voilà les vrais défis. La média-médecine inaugure l’ère du bien-être, qui déborde le champ du sanitaire pour rejoindre celui de l’épanouissement personnel et collectif.
Un jour de 1815, lors d’une consultation, Théophile, René, Marie, Hyacinthe Laennec roula un cahier de papier pour former un tube creux lui permettant de mieux entendre les bruits du cœur et des poumons. De ce moment, la médecine bascula dans l’ère de la média-médecine, c’est-à-dire dans l’appropriation par l’homme de l’art d’un moyen technique optimisant le résultat recherché tout en s’éloignant du corps malade.
René Laennec
L’invention du stéthoscope
« Je fus consulté par une jeune personne qui présentait des symptômes généraux d’une maladie de cœur et chez laquelle l’application de la main et la percussion donnaient peu de résultats à cause de l’embonpoint. L’âge et le sexe de la malade m’interdisant l’espèce d’examen dont je viens de parler, je vins à me rappeler un phénomène d’acoustique fort connu : si l’on applique l’oreille à l’extrémité d’une poutre, on entend très distinctement un coup d’épingle donné à l’autre bout. J’imaginais que l’on pourrait peut-être tirer parti de cette propriété des corps. Je pris un cahier de papier, j’en formai un rouleau dont j’appliquai une extrémité sur la région précordiale, et posant l’oreille à l’autre bout je fus aussi surpris que satisfait d’entendre les battements du cœur d’une manière beaucoup plus nette et plus distincte que je ne l’avais jamais fait par application directe de l’oreille. »
Deux siècles plus tard, nous commençons tout juste à entrevoir les changements majeurs qu’une telle découverte initia dans la pratique médicale et dans la place du médecin dans la société.
Au-delà de l’obligation de moyens
Laennec ausculte un malade devant ses élèves. Tableau de Théobald Chartran
De l’apprentissage jusqu’à la pratique quotidienne, la profession de médecin vit encore sur des schémas d’action traditionnels dominés par la définition classique de l’acte médical et par la seule obligation de moyens mis à disposition pour soigner. Stricto sensu, il n’y a d’acte médical qu’en la présence physique du patient, notion restrictive quotidiennement bafouée par l’accumulation de décisions transmises par lettre, téléphone ou courriels. L’efficacité des armes diagnostiques et thérapeutiques actuelles ne peut plus justifier le sacro-saint principe de la seule obligation de moyens. Nos capacités d’intervention actuelles sur le corps malade ou blessé, grâce aux découvertes de la science, nous obligent à rendre compte de nos résultats.
De l’imagerie médicale à la robotique chirurgicale, en passant par la biologie, la génétique et l’informatique, nous observons une accélération des aides à une pratique médicale efficace qui se détache inexorablement du contact direct entre le médecin et son malade. La médecine à distance, la média-médecine, devient reine en démontrant ses résultats objectifs.
Les objets de la vérité
Stéthoscopes du XIXe siècle.
Optimiser le résultat tout en s’éloignant du malade.
Le déferlement technologique médical remplace jour après jour la main, l’oreille et l’œil pour établir le bon diagnostic, choisir puis entreprendre le bon traitement.
Le chiffre est objectif donc sacralisé, la main reste subjective donc incertaine
L’intérieur du corps humain devient accessible grâce aux reconstructions en trois dimensions des échographies ou des scanners ; les endoscopes, les caméras miniatures embarquées dans le corps humain parcourent les organes creux à la recherche d’anomalies suspectes.
Demain, les outils issus des recherches en nanotechnologie nous renseigneront encore mieux sur l’intimité du fonctionnement de notre corps. De tels outils nouveaux modifient profondément les rapports entre soignés et soignants parce qu’ils deviennent les objets de la vérité. Ce sont eux qui transmettent l’information, ce sont donc eux qu’il faut croire : un taux anormal d’un marqueur biologique lors d’une prise de sang vaut plus, aux yeux du malade, que la suspicion d’une anomalie par la palpation ou l’auscultation du médecin. Dans le premier cas, le chiffre est objectif donc sacralisé ;dans le second la main reste subjective donc incertaine.
La média-chirurgie
Avec l’avènement de la cœlioscopie (cœlios : cavité, scopein : examiner), technique qui consiste à opérer sans ouvrir le corps, en faisant appel à des trocarts dans lesquels sont passés les instruments, la main ne touche plus l’organe, elle le télémanipule.La média-chirurgie, avatar ultime de la médiamédecine était inconcevable il y a vingt-cinq ans. Pourquoi avoir ainsi quitté le champ artisanal de l’acte opératoire ? Tout simplement parce que, dans certaines conditions, ces instruments, improprement appelés « robot », dont ils n’ont aucune des capacités, optimisent notre gestuelle : ils travaillent sans contraintes d’axes ni d’angles.
La réalité augmentée
À grand chirurgien, grande incision
Le chirurgien, dont l’action manuelle modifie l’anatomie humaine par son intervention directe sur les organes, vit, jusqu’à il y a peu, son aura grandir en fonction de la difficulté des opérations qu’il entreprenait. On disait « à grand chirurgien, grande incision ». Fin 2007, on ne parle plus que de chirurgie « minimaly invasive », où l’homme de l’art se détache de la traditionnelle table d’opérations pour effectuer ses gestes à distance, sans effraction ou presque.
En cœliochirurgie (cœlios : cavité), l’image même des organes que l’opérateur visualise avec une microcaméra est virtuelle, anatomie télévisée dont on peut modifier la magnification et les couleurs. On améliore l’exploration des organes grâce aux minicaméras vidéo qui remontent à la surface des informations inestimables sur l’état des lieux au plus profond du corps. Avec la vision en trois dimensions nous sommes entrés dans l’ère de la réalité augmentée (augmented reality). L’œil n’est plus l’organe maître qui reconstitue les images. Le pixel est roi. Les capacités de la physique et de l’informatique relèguent la rétine au simple rôle d’organe de contrôle de l’objet à regarder
Un dossier médical sur la Toile
Améliorer la précision
La média-chirugie atteint sa plénitude opérationnelle grâce aux progrès des technologies de l’information. La combinaison des images du scanner permet de reconstruire un organe comme le foie et de calculer la bonne trajectoire pour atteindre une tumeur qui s’y trouve profondément enchâssée. Entourée de nombreux vaisseaux sanguins et biliaires, la tumeur peut être difficile à extirper. En plaquant les images du scanner sur l’écran du champ opératoire tout en suivant le trajet des instruments télécommandés vers la cible à détruire, la média-chirurgie améliore la précision de la dissection.
La média-médecine s’engouffre dans le monde virtuel de la Toile : les avis et autres discussions via Internet, entre médecins, entre malades, ou entre médecins et malades se multiplient. La quasi-totalité des documents du dossier médical peut voyager sans dégradation de l’information. Images des radios, scanners et autres échographies, bilans biologiques en tout genre, photos microscopiques de l’examen anatomopathologique des tissus, opérations chirurgicales, toutes informations disponibles, quels que soient le lieu et l’heure, sont transmissibles. L’acte médical ne nécessite plus systématiquement la présence physique du malade. On régule, on décide, on intervient à distance.
Aider à la décision
Plus troublante encore apparaît la puissance des systèmes informatiques actuels. Utilisés comme aide à la décision, ils facilitent le choix diagnostique ou thérapeutique. En rentrant un nombre considérable d’informations personnelles les systèmes de réseaux neuronaux qui imitent les connexions neuronales multiples de notre cerveau avec ses capacités de circuits multiples aident à la prédiction d’un risque donné pour un individu donné. Si les résultats restent statistiques, ces systèmes agiront comme des experts muets dans le choix du traitement sans même approcher le malade.
800 informations scientifiques par jour
La média-medecine, c’est aussi la possibilité de trier les 800 informations scientifiques qui sont publiées chaque jour et qu’aucun médecin ne peut lire en intégralité. L’ordinateur sera de plus en plus utilisé pour aider à éviter les interférences en tout genre, parfois plus nocives que le mal luimême. L’ordinateur sélectionnera, sur de simples critères méthodologiques, les publications-clefs, rejetant les autres, qui représentent actuellement plus de 90 % des travaux présentés, même dans les revues de haute valeur scientifique.
Le rôle croissant de l’ingénieur
Le médecin court à sa perte au fur et à mesure que la médecine affiche son efficacité. Se dessine alors le rôle croissant de l’ingénieur, de l’informaticien, du chimiste, du biologiste, du généticien et du nanotechnologue. La technique et son développement industriel ont pris la place du colloque singulier et de l’incantation divinatoire. L’efficacité quantifiable, analysable et donc évaluable, de la média-médecine gomme l’expérience médicale personnelle, et la médecine par les preuves (evidence- based medecine) fait peu à peu le lit du principe de précaution et de l’assurance à tout va.
Sillonner les campagnes
L’utilisation de cabinets médicaux mobiles assurera la couverture médicale grâce aux images transmises par web cam
La média-médecine, c’est enfin la mise à disposition de la médecine la plus moderne jusque dans les hameaux les plus reculés des zones de France en manque de médecins.
L’utilisation de cabinets médicaux mobiles reliés par Internet à des centres experts assurera la couverture médicale nécessaire grâce aux images transmises par web cam. Les examens biologiques seront prélevés sur place et les images des échographies, scanners ou autres examens radiologiques seront télétransmises au praticien local. Des assistants médicaux sillonneront les campagnes en alternance avec les médecins pour surveiller la bonne observance des traitements.
Vers la délégation des actes médicaux
Quelles conséquences cette évolution historique entraîne-t-elle sur la pratique médicale ?
La réponse est claire et sans appel : dans la mesure de l’amplification du progrès et de sa conséquence la plus visible, la facilitation des actes, la pratique médicale s’étendra à des corps professionnels non médicaux.
L’efficacité quantifiable de la médiamédecine gomme l’expérience médicale personnelle
Qu’avons-nous fait depuis près de quarante ans ? Nous avons simplement répondu à la demande de plus en plus sécuritaire des malades par un surcroît de tâches secondaires à réaliser par les médecins, comme si la moindre décision, la plus simple écriture ou le plus facile des gestes à accomplir devaient immanquablement mobiliser l’homme de l’art sans même penser à une délégation. Faut-il un médecin pour un certificat d’aptitude au sport, pour le moindre arrêt de travail ou la prescription d’une ordonnance identique depuis des années ? Non !
Le médecin est celui qui conseille, prend en charge et suit le malade. Sa vraie place n’est pas dans la technique mais dans l’expertise, à savoir : reconnaître le mal, dire ce qu’il faut lui opposer, passer la main pour agir et contrôler le résultat immédiat et à long terme.
Les gestes techniques seront à déléguer à des personnels dont la formation doit être pensée en dehors des schémas traditionnels de la voie universitaire purement médicale. Les ingénieurs opérateurs apprendront leur nouveau métier dans des écoles de chirurgie adaptées à leur pratique future. L’utilisation des dossiers informatiques facilitera le transfert des éléments nécessaires à la prise des décisions par les différents médecins et assistants médicaux qui prendront en charge les malades.
Une révision complète du système
La média-médecine ne pourra servir utilement la population qu’au prix d’une révision complète de l’organisation du système de soins, d’éducation et de prévention. Moins nombreux, concentrés sur la décision et l’action complexe, les médecins exerceront en groupe et les spécialistes, dont la délégation d’actes est la plus facile parce que la plus technique et répétitive, ne représenteront plus que 20 % de la population médicale globale au lieu de 52 % actuellement.
Le généraliste recevra une formation différente, adaptée à ses nouvelles missions, débarrassé des tâches chronophages qui l’occupent aujourd’hui. Il reprendra alors toute sa place, qui est celle du conseil avisé et personnalisé.
De nouveaux métiers de la santé dans les domaines des techniques d’imagerie, de biologie, de chirurgie, d’endoscopie seront à promouvoir. L’émergence de la média-médecine inaugure aujourd’hui l’ère du bien-être qui déborde le seul champ du sanitaire pour rejoindre celui de l’épanouissement personnel et collectif. La réponse à une telle demande est d’abord politique.
Les axes d’une vraie politique de santé
Répertorier les besoins, regrouper les différents observatoires, agences et instituts de veille épars, pour concentrer les informations épidémiologiques indispensables à la prise de décision.
Collecter les moyens financiers nécessaires à une politique de santé durable selon deux modes : un mode solidaire où les riches payent pour les pauvres ; un mode mutualiste où chacun paye la même chose pour le même contrat.
Arbitrer les grands choix sanitaires : créer une agence nationale de santé qui définira les règles du jeu ; laisser les régions organiser leur système sanitaire en fonction de leurs besoins propres, de leur culture, de leur démographie et de leur type de population