La Méditerranée a soif

Dossier : Les politiques publiques de l'eauMagazine N°798 Octobre 2024
Par Iheb TRIKI (X05)
Par Kerem AYTAC

La pénu­rie d’eau en Médi­ter­ra­née appelle à une action immé­diate. L’avenir de la région (et de cha­cun de ses pays rive­rains) repose sur la capa­ci­té conjointe des scien­ti­fiques, des start-up, des grands groupes, mais aus­si du légis­la­teur à nous adap­ter et à inno­ver, en gérant dura­ble­ment les res­sources en eau pour répondre aux besoins des géné­ra­tions pré­sentes et futures.

Le chan­ge­ment cli­ma­tique est là. Bien pré­sent et avec des impacts beau­coup plus signi­fi­ca­tifs que ceux aux­quels nous nous atten­dions. Et notre chère Médi­ter­ra­née, un des ber­ceaux de la civi­li­sa­tion humaine, est par­mi les plus affec­tés : les tem­pé­ra­tures moyennes annuelles du bas­sin médi­ter­ra­néen aug­mentent plus vite que la tem­pé­ra­ture glo­bale et pour­raient encore aug­men­ter de 3,8 à 6,5 °C d’ici 2100.

La pénurie d’eau en Méditerranée

Tout est lié. Et, même si c’est très dif­fi­cile à faire, je pro­pose de mettre de côté, le temps d’un article, cer­tains effets néfastes liés au réchauf­fe­ment cli­ma­tique dans cette zone (cani­cules, réchauf­fe­ment de la mer, de 1 à 4 °C, mon­tée des eaux et risque de dis­pa­ri­tion de villes entières…), et de se concen­trer sur son impact sur une res­source sou­vent négli­gée jusqu’à ce qu’elle soit en manque : l’eau potable. La pénu­rie d’eau en Médi­ter­ra­née, his­to­ri­que­ment consi­dé­rée comme inégale entre les pays du nord et du sud de ce bas­sin, l’est de moins en moins. Les études four­nies par le World Resources Ins­ti­tute confirment que la grande par­tie des pays de la zone seront en situa­tion de stress hydrique éle­vé ou extrême avant 2050. Nous le vivons depuis plu­sieurs années avec les épi­sodes répé­tés de pénu­rie d’eau à Bar­ce­lone (Espagne), dans le Var (France) et en Sicile (Ita­lie). Ce ne sont plus uni­que­ment la Tuni­sie, l’Algérie ou le Maroc qui sont mar­qués par la pénu­rie d’eau.

Fig 1 – État du stress hydrique à l’horizon 2030 dans la Méditerranée.
Fig 1 – État du stress hydrique à l’horizon 2030 dans la Méditerranée.

Des perspectives inquiétantes

Mal­heu­reu­se­ment, la situa­tion ne risque pas de s’améliorer dans le futur : d’après le rap­port de MedECC (repris par le CNRS), la demande en eau dans la région pour­rait aug­men­ter de 74 % d’ici 2100, alors que les pré­ci­pi­ta­tions pour­raient être réduites de 10 à 30 %. Com­ment sub­ve­nir aux besoins de ces popu­la­tions face à ce fos­sé qui se creuse ? La réac­tion à laquelle nous assis­tons aujourd’hui est une sur­ex­ploi­ta­tion des res­sources en eau, avec de nom­breux pays pui­sant de l’eau à des niveaux non durables, épui­sant les réserves sou­ter­raines non renou­ve­lables, en par­ti­cu­lier dans les bas­sins saha­riens arides. Cela entraîne une dété­rio­ra­tion de la qua­li­té de l’eau. Dans le Sud médi­ter­ra­néen, les agri­cul­teurs souffrent d’une nappe phréa­tique qui devient de plus en plus saline (et donc impropre pour leurs plan­ta­tions) et, dans le Nord, une par­tie consi­dé­rable des aqui­fères sont conta­mi­nés par des pes­ti­cides, des nitrates et des rejets indus­triels non trai­tés, pré­sen­tant des risques sani­taires impor­tants. En France, la révé­la­tion de l’Anses que le tiers des eaux dis­tri­buées est conta­mi­né rap­pelle que l’Hexagone est bien concer­né par ces phénomènes.

Campement dans le désert tunisien équipé de générateurs d’eau atmosphérique.
Cam­pe­ment dans le désert tuni­sien équi­pé de géné­ra­teurs d’eau atmosphérique.

Deux chantiers en vue

De telles réponses à vision limi­tée et non durable ne peuvent conti­nuer. Deux chan­tiers majeurs doivent être exé­cu­tés en tan­dem : encou­ra­ger et mettre en œuvre les inno­va­tions tech­no­lo­giques pour réduire les pertes d’eau, opti­mi­ser la consom­ma­tion et aug­men­ter les res­sources dis­po­nibles ; et adap­ter le cadre légis­la­tif pour mieux régu­ler le sec­teur, per­mettre aux inno­va­tions d’être appli­quées et évi­ter l’utilisation de solu­tions qui peuvent avoir un effet néfaste sur la san­té humaine mais aus­si sur l’écosystème. En tant que scien­ti­fiques, nous croyons tous au pou­voir de l’innovation pour offrir des solu­tions durables à ces crises struc­tu­relles. Dans notre cas, cela pour­ra se faire selon trois axes : réduire les pertes, opti­mi­ser l’utilisation et aug­men­ter la res­source. L’approche 80–20 de Pare­to nous encou­ra­ge­rait, au pre­mier abord, à nous concen­trer sur les sec­teurs qui consomment les plus grandes quan­ti­tés d’eau et à tra­vailler pour réduire les pertes et à ratio­na­li­ser l’usage.

Réduire les pertes et rationaliser la consommation

Les déper­di­tions liées au réseau dans l’Ouest médi­terranéen sont en moyenne entre 30 et 50 %. La France sort son épingle du jeu avec 20 %, mais pour l’Italie le chiffre dépasse les 40 % et dans le sud de la Médi­ter­ra­née (Tuni­sie, Algé­rie et Maroc) la situa­tion est encore plus dif­fi­cile avec de pertes pou­vant atteindre et dépas­ser 50 %. Plu­sieurs start-up tra­vaillent à l’échelle des opé­ra­teurs de réseaux pour amé­lio­rer le repé­rage et le temps de réponse pour la répa­ra­tion. La start-up pari­sienne (France) Leak­mi­ted le fait en uti­li­sant uni­que­ment du soft­ware et de l’intelligence arti­fi­cielle. À l’échelle des bâti­ments, beau­coup de tra­vail est en train de se faire aus­si : les start-up Droople (Suisse) et Water­Sec (Tuni­sie) pro­posent une com­bi­nai­son de hard­ware (cap­teurs qui sont ins­tal­lés dans les bâti­ments et usines) et un soft­ware pour mieux moni­to­rer la consom­ma­tion en eau et l’optimiser. Concer­nant l’optimisation de l’utilisation de l’eau, plu­sieurs tech­no­lo­gies ont pour objec­tif de gui­der les agri­cul­teurs sur leurs tech­niques et stra­té­gies d’arrosage. Cer­taines entre­prises pro­posent des tech­niques qui couplent du hard­ware (des cap­teurs) et du soft­ware ; d’autres se reposent uni­que­ment sur des images satel­lites et de l’IA pour don­ner des recom­man­da­tions aux agri­cul­teurs (ex. la start-up orléa­naise, France, Seabex).

Augmenter la ressource de manière active

Le troi­sième axe concerne « l’augmentation » de la res­source. Car, hor­mis les réserves his­to­riques en eau, l’apport « renou­ve­lable » se fait habi­tuel­le­ment ou bien avec la pluie ou avec la fonte des neiges. Le des­sa­le­ment d’eau de mer, avec plus de vingt et un mille cen­trales ins­tal­lées dans le monde, est la prin­ci­pale tech­no­lo­gie uti­li­sée pour pal­lier la pénu­rie d’eau potable à l’échelle des pays. Son mar­ché est esti­mé à 18 mil­liards d’euros avec une crois­sance annuelle esti­mée à plus de 9 %. Par­mi les points néga­tifs de cette tech­no­lo­gie, nous pou­vons citer : ses rejets (la sau­mure) et les déchets chi­miques lors du net­toyage de ses mem­branes. Le mar­ché actuel du des­sa­le­ment est à 70 % concen­tré dans la zone Afrique du Nord Moyen-Orient (MENA), mais nous nous atten­dons à ce qu’il y ait de plus en plus de cen­trales simi­laires dans le nord de la Médi­ter­ra­née, ce qui néces­si­te­rait une pré­cau­tion accrue et une coopé­ra­tion entre les dif­fé­rents pays pour évi­ter des impacts éco­lo­giques non réversibles.

Une approche par la valeur

Reve­nons main­te­nant à notre approche 80–20 de Pare­to ; abor­der le sujet avec une optique cen­trée sur la quan­ti­té de l’eau est une approche qui se défend. Une autre serait de consi­dé­rer le sujet avec une approche cen­trée sur la valeur de l’eau : l’eau de bois­son repré­sente moins de 2 % de la consom­ma­tion d’eau potable des ménages, mais repré­sente en valeur 3 à 10 fois plus (20 à 50 cts d’euros le litre pour l’eau en bou­teille, contre 1 à 4 euros le mètre cube selon les pays de la région).

“L’eau de boisson remonte dans les échelles des priorités.”

L’eau de bois­son, c’est aus­si un mar­ché mon­dial de 240 mil­liards d’euros et une crois­sance annuelle de 9 %. Avec ces chiffres, et en pre­nant en consi­dé­ra­tion son aspect vital, l’eau de bois­son remonte dans les échelles des priorités.

Les générateurs d’eau atmosphérique

Sur cet axe, les géné­ra­teurs d’eau atmo­sphé­rique (GEA) sont une solu­tion qui com­mence à s’imposer. Ces tech­no­lo­gies partent d’un constat : il y a six fois plus d’eau dans l’air que dans toutes les rivières au monde. Le mar­ché des GEA est esti­mé à 3 mil­liards de dol­lars par an et devrait avoir une crois­sance annuelle de 8 à 10 % sur les dix pro­chaines années. Par­mi les méthodes de créa­tion active d’eau à par­tir de l’air deux prin­ci­pales se dis­tinguent : la créa­tion d’eau par conden­sa­tion (refroi­dis­se­ment jusqu’au point de rosée) et la méthode de des­sic­ca­tion (ou adsorp­tion). Com­pa­rer ces tech­no­lo­gies est assez com­plexe : la taille des machines, leur pro­duc­tion, leur consom­ma­tion éner­gé­tique, les zones géo­gra­phiques et les condi­tions cli­ma­tiques dans les­quelles elles sont ins­tal­lées sont par­mi les para­mètres à prendre en compte. Mais géné­ra­le­ment, à gamme de prix égale, les GEA à conden­sa­tion pro­duisent 5 à 10 fois plus (20 à 30 litres par jour) que les GEA à des­sic­ca­tion (de 2 à 5 litres par jour).

Des axes d’amélioration

Un axe d’amélioration impor­tant pour les GEA à conden­sa­tion concerne leur consom­ma­tion élec­trique : avec 0,4 à 0,8 kWh par litre d’eau pro­duite, ces machines sont éner­gi­vores. Cela dit, même avec une telle consom­ma­tion éner­gé­tique, le bilan car­bone de ces géné­ra­teurs reste 7 à 10 fois meilleur que celui des eaux en bou­teille. Pour la tech­no­lo­gie des adsor­bants, les entre­prises du sec­teur tra­vaillent sur l’augmentation de la pro­duc­tion ; des annonces concer­nant des ins­tal­la­tions pro­dui­sant des cen­taines de litres par jour sont faites ; la com­mer­cia­li­sa­tion de ces pro­jets n’a pas encore vu le jour mais, si cela se fait, cela per­met­trait de pro­duire une eau de bois­son en abon­dance avec une éner­gie moins impor­tante. Pour les tech­no­lo­gies à conden­sa­tion, les acteurs tra­vaillent d’ores et déjà à réduire la consom­ma­tion élec­trique de ces ins­tal­la­tions et à inté­grer les sources d’énergie alter­na­tives pour réduire encore le bilan car­bone et le bilan éner­gé­tique de l’eau produite.

Dans le Maghreb, plus de 20 % de la population n’a pas accès à l’eau du robinet. Des ONG et des entreprises financent l’installation des générateurs d’eau atmosphérique dans des écoles et des villages, comme ici, au sud de la Tunisie, en juin 2023.
Dans le Magh­reb, plus de 20 % de la popu­la­tion n’a pas accès à l’eau du robi­net. Des ONG et des entre­prises financent l’installation des géné­ra­teurs d’eau atmo­sphé­rique dans des écoles et des vil­lages, comme ici, au sud de la Tuni­sie, en juin 2023.

La question des normes

Au-delà des aspects éner­gé­tiques, la vraie com­plexi­té pour les GEA est liée aux normes, plus strictes, des eaux des­ti­nées à la consom­ma­tion humaine (EDCH). Les sujets de la miné­ra­li­sa­tion de l’eau (en France, les eaux du réseau doivent avoir une conduc­ti­vi­té minime de 180 µS/cm à 20 °C), le contrôle ou la maî­trise de la qua­li­té de l’air (source de l’eau pro­duite), mais aus­si l’assurance que le sys­tème de filtres fonc­tionne et per­forme à tout moment sont des élé­ments à prendre en consi­dé­ra­tion ; mal­heu­reu­se­ment, au vu de la taille et du prix des ins­tal­la­tions, peu d’acteurs du sec­teur des GEA ont pu atteindre ce niveau de maî­trise de ces aspects. D’où la posi­tion déli­cate dans laquelle le légis­la­teur se trouve, car il doit à la fois adap­ter les textes légis­la­tifs à ces nou­velles tech­no­lo­gies pour leur per­mettre de se déve­lop­per et de ne pas lais­ser un vide juri­dique et régle­men­taire dont pour­raient pro­fi­ter des acteurs qui n’ont pas la capa­ci­té tech­no­lo­gique pour assu­rer une qua­li­té d’eau conforme aux normes du pays.

Le rôle des gouvernements et législateurs

Le rôle du légis­la­teur-régu­la­teur du sec­teur de l’eau est très déli­cat. D’un côté, l’eau est une res­source qui a sou­vent été per­çue comme pas chère, voire gra­tuite et fai­sant par­tie des droits des citoyens. Pour rap­pel, le prix du mètre cube en France est en moyenne de 4,30 euros, il est entre 0,5 et 3 euros en Espagne, entre 1 et 2 euros en Ita­lie et de moins de 0,50 euro en Tuni­sie. La cor­ré­la­tion assez claire entre le prix du mètre cube d’eau et l’état des infra­struc­tures d’eau des pays démontre qu’on ne peut ratio­na­li­ser l’utilisation de l’eau et main­te­nir un réseau de dis­tri­bu­tion d’eau potable en gar­dant des prix bas. Une autre déci­sion dif­fi­cile concerne le main­tien du réseau d’eau pour la bois­son ou accep­ter que l’eau du robi­net ne soit pas propre à la bois­son humaine sans trai­te­ment addi­tion­nel au niveau du point d’usage. Le sujet est déli­cat et porte à débat certes, mais ne pas le poser et ni le tran­cher n’est pas une solu­tion. Nous le voyons dans un grand nombre de villes en Médi­ter­ra­née où les usa­gers ne font plus confiance à l’eau du robi­net pour la bois­son et finissent par se rabattre sur l’eau en bou­teille (coû­teuse et très polluante).

Générateur d’eau atmosphérique.
Géné­ra­teur d’eau atmosphérique.

La réglementation des nouvelles technologies

Un autre axe déli­cat concer­nant les normes est le cadre légis­la­tif régu­lant les nou­velles tech­no­lo­gies liées aux géné­ra­teurs d’eau atmo­sphé­rique. En Espagne, la légis­la­tion per­met la com­mer­cia­li­sa­tion de ces tech­no­lo­gies à condi­tion que l’eau pro­duite res­pecte en per­ma­nence la norme RD 3/2023. Cette approche fait por­ter la res­pon­sa­bi­li­té de la qua­li­té de l’eau au four­nis­seur, ce qui ne freine pas l’adoption de la tech­no­lo­gie. Néan­moins, la com­plexi­té de cette tech­no­lo­gie rend dif­fi­cile le contrôle pour s’assurer que tous les acteurs res­pectent bien la norme. En France, le sujet est autre. La régle­men­ta­tion ne men­tionne pas clai­re­ment l’air comme une source pour créer des EDCH. Elle ne l’exclut pas non plus. Cette zone qui peut sem­bler grise pour cer­tains acteurs a fait que, dans les DROM-COM, des GEA sont com­mer­cia­li­sés sans qu’ils aient les cer­ti­fi­ca­tions néces­saires (ex. cer­ti­fi­cat d’innocuité équi­valent à l’ACS, attes­ta­tion de confor­mi­té sani­taire) ni la qua­li­té d’eau requise (notam­ment concer­nant le niveau de miné­ra­li­sa­tion mini­mum). D’un autre côté, plu­sieurs acteurs fran­çais dont la R&D est finan­cée en grande par­tie par l’État (via Bpi­france et l’Ademe) se trouvent dans l’incapacité de com­mer­cia­li­ser et donc de déve­lop­per leur pro­duit en France. Ce para­doxe se doit d’être cla­ri­fié. Des efforts ont été faits en 2024 pour pous­ser ce sujet, mais la vitesse de pro­gres­sion n’est pas suffisante.


Références

  • CNRS : https://www.insu.cnrs.fr/fr/cnrsinfo/mediterranee-le-rapport-du-reseau-medecc-tire-la-sonnette-dalarme
  • World Resources Ins­ti­tute (WRI) Aque­duct Water Risk Atlas https://www.wri.org/applications/aqueduct/water-risk-atlas/
  • Rap­port Anses https://www.anses.fr/fr/system/files/LABORATOIRE2022AST0255Ra.pdf
  • Eau­France https://www.eaufrance.fr/repere-rendement-des-reseaux-deau-potable
  • Situa­tion Ita­lie https://environment.ec.europa.eu/topics/water/water-wise-eu/italy_en
  • Des­sa­le­ment d’eau de mer https://blue-economy-observatory.ec.europa.eu/eu-blue-economy-sectors/desalination_en

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