La Méditerranée a soif
La pénurie d’eau en Méditerranée appelle à une action immédiate. L’avenir de la région (et de chacun de ses pays riverains) repose sur la capacité conjointe des scientifiques, des start-up, des grands groupes, mais aussi du législateur à nous adapter et à innover, en gérant durablement les ressources en eau pour répondre aux besoins des générations présentes et futures.
Le changement climatique est là. Bien présent et avec des impacts beaucoup plus significatifs que ceux auxquels nous nous attendions. Et notre chère Méditerranée, un des berceaux de la civilisation humaine, est parmi les plus affectés : les températures moyennes annuelles du bassin méditerranéen augmentent plus vite que la température globale et pourraient encore augmenter de 3,8 à 6,5 °C d’ici 2100.
La pénurie d’eau en Méditerranée
Tout est lié. Et, même si c’est très difficile à faire, je propose de mettre de côté, le temps d’un article, certains effets néfastes liés au réchauffement climatique dans cette zone (canicules, réchauffement de la mer, de 1 à 4 °C, montée des eaux et risque de disparition de villes entières…), et de se concentrer sur son impact sur une ressource souvent négligée jusqu’à ce qu’elle soit en manque : l’eau potable. La pénurie d’eau en Méditerranée, historiquement considérée comme inégale entre les pays du nord et du sud de ce bassin, l’est de moins en moins. Les études fournies par le World Resources Institute confirment que la grande partie des pays de la zone seront en situation de stress hydrique élevé ou extrême avant 2050. Nous le vivons depuis plusieurs années avec les épisodes répétés de pénurie d’eau à Barcelone (Espagne), dans le Var (France) et en Sicile (Italie). Ce ne sont plus uniquement la Tunisie, l’Algérie ou le Maroc qui sont marqués par la pénurie d’eau.
Des perspectives inquiétantes
Malheureusement, la situation ne risque pas de s’améliorer dans le futur : d’après le rapport de MedECC (repris par le CNRS), la demande en eau dans la région pourrait augmenter de 74 % d’ici 2100, alors que les précipitations pourraient être réduites de 10 à 30 %. Comment subvenir aux besoins de ces populations face à ce fossé qui se creuse ? La réaction à laquelle nous assistons aujourd’hui est une surexploitation des ressources en eau, avec de nombreux pays puisant de l’eau à des niveaux non durables, épuisant les réserves souterraines non renouvelables, en particulier dans les bassins sahariens arides. Cela entraîne une détérioration de la qualité de l’eau. Dans le Sud méditerranéen, les agriculteurs souffrent d’une nappe phréatique qui devient de plus en plus saline (et donc impropre pour leurs plantations) et, dans le Nord, une partie considérable des aquifères sont contaminés par des pesticides, des nitrates et des rejets industriels non traités, présentant des risques sanitaires importants. En France, la révélation de l’Anses que le tiers des eaux distribuées est contaminé rappelle que l’Hexagone est bien concerné par ces phénomènes.
Deux chantiers en vue
De telles réponses à vision limitée et non durable ne peuvent continuer. Deux chantiers majeurs doivent être exécutés en tandem : encourager et mettre en œuvre les innovations technologiques pour réduire les pertes d’eau, optimiser la consommation et augmenter les ressources disponibles ; et adapter le cadre législatif pour mieux réguler le secteur, permettre aux innovations d’être appliquées et éviter l’utilisation de solutions qui peuvent avoir un effet néfaste sur la santé humaine mais aussi sur l’écosystème. En tant que scientifiques, nous croyons tous au pouvoir de l’innovation pour offrir des solutions durables à ces crises structurelles. Dans notre cas, cela pourra se faire selon trois axes : réduire les pertes, optimiser l’utilisation et augmenter la ressource. L’approche 80–20 de Pareto nous encouragerait, au premier abord, à nous concentrer sur les secteurs qui consomment les plus grandes quantités d’eau et à travailler pour réduire les pertes et à rationaliser l’usage.
Réduire les pertes et rationaliser la consommation
Les déperditions liées au réseau dans l’Ouest méditerranéen sont en moyenne entre 30 et 50 %. La France sort son épingle du jeu avec 20 %, mais pour l’Italie le chiffre dépasse les 40 % et dans le sud de la Méditerranée (Tunisie, Algérie et Maroc) la situation est encore plus difficile avec de pertes pouvant atteindre et dépasser 50 %. Plusieurs start-up travaillent à l’échelle des opérateurs de réseaux pour améliorer le repérage et le temps de réponse pour la réparation. La start-up parisienne (France) Leakmited le fait en utilisant uniquement du software et de l’intelligence artificielle. À l’échelle des bâtiments, beaucoup de travail est en train de se faire aussi : les start-up Droople (Suisse) et WaterSec (Tunisie) proposent une combinaison de hardware (capteurs qui sont installés dans les bâtiments et usines) et un software pour mieux monitorer la consommation en eau et l’optimiser. Concernant l’optimisation de l’utilisation de l’eau, plusieurs technologies ont pour objectif de guider les agriculteurs sur leurs techniques et stratégies d’arrosage. Certaines entreprises proposent des techniques qui couplent du hardware (des capteurs) et du software ; d’autres se reposent uniquement sur des images satellites et de l’IA pour donner des recommandations aux agriculteurs (ex. la start-up orléanaise, France, Seabex).
Augmenter la ressource de manière active
Le troisième axe concerne « l’augmentation » de la ressource. Car, hormis les réserves historiques en eau, l’apport « renouvelable » se fait habituellement ou bien avec la pluie ou avec la fonte des neiges. Le dessalement d’eau de mer, avec plus de vingt et un mille centrales installées dans le monde, est la principale technologie utilisée pour pallier la pénurie d’eau potable à l’échelle des pays. Son marché est estimé à 18 milliards d’euros avec une croissance annuelle estimée à plus de 9 %. Parmi les points négatifs de cette technologie, nous pouvons citer : ses rejets (la saumure) et les déchets chimiques lors du nettoyage de ses membranes. Le marché actuel du dessalement est à 70 % concentré dans la zone Afrique du Nord Moyen-Orient (MENA), mais nous nous attendons à ce qu’il y ait de plus en plus de centrales similaires dans le nord de la Méditerranée, ce qui nécessiterait une précaution accrue et une coopération entre les différents pays pour éviter des impacts écologiques non réversibles.
Une approche par la valeur
Revenons maintenant à notre approche 80–20 de Pareto ; aborder le sujet avec une optique centrée sur la quantité de l’eau est une approche qui se défend. Une autre serait de considérer le sujet avec une approche centrée sur la valeur de l’eau : l’eau de boisson représente moins de 2 % de la consommation d’eau potable des ménages, mais représente en valeur 3 à 10 fois plus (20 à 50 cts d’euros le litre pour l’eau en bouteille, contre 1 à 4 euros le mètre cube selon les pays de la région).
“L’eau de boisson remonte dans les échelles des priorités.”
L’eau de boisson, c’est aussi un marché mondial de 240 milliards d’euros et une croissance annuelle de 9 %. Avec ces chiffres, et en prenant en considération son aspect vital, l’eau de boisson remonte dans les échelles des priorités.
Les générateurs d’eau atmosphérique
Sur cet axe, les générateurs d’eau atmosphérique (GEA) sont une solution qui commence à s’imposer. Ces technologies partent d’un constat : il y a six fois plus d’eau dans l’air que dans toutes les rivières au monde. Le marché des GEA est estimé à 3 milliards de dollars par an et devrait avoir une croissance annuelle de 8 à 10 % sur les dix prochaines années. Parmi les méthodes de création active d’eau à partir de l’air deux principales se distinguent : la création d’eau par condensation (refroidissement jusqu’au point de rosée) et la méthode de dessiccation (ou adsorption). Comparer ces technologies est assez complexe : la taille des machines, leur production, leur consommation énergétique, les zones géographiques et les conditions climatiques dans lesquelles elles sont installées sont parmi les paramètres à prendre en compte. Mais généralement, à gamme de prix égale, les GEA à condensation produisent 5 à 10 fois plus (20 à 30 litres par jour) que les GEA à dessiccation (de 2 à 5 litres par jour).
Des axes d’amélioration
Un axe d’amélioration important pour les GEA à condensation concerne leur consommation électrique : avec 0,4 à 0,8 kWh par litre d’eau produite, ces machines sont énergivores. Cela dit, même avec une telle consommation énergétique, le bilan carbone de ces générateurs reste 7 à 10 fois meilleur que celui des eaux en bouteille. Pour la technologie des adsorbants, les entreprises du secteur travaillent sur l’augmentation de la production ; des annonces concernant des installations produisant des centaines de litres par jour sont faites ; la commercialisation de ces projets n’a pas encore vu le jour mais, si cela se fait, cela permettrait de produire une eau de boisson en abondance avec une énergie moins importante. Pour les technologies à condensation, les acteurs travaillent d’ores et déjà à réduire la consommation électrique de ces installations et à intégrer les sources d’énergie alternatives pour réduire encore le bilan carbone et le bilan énergétique de l’eau produite.
La question des normes
Au-delà des aspects énergétiques, la vraie complexité pour les GEA est liée aux normes, plus strictes, des eaux destinées à la consommation humaine (EDCH). Les sujets de la minéralisation de l’eau (en France, les eaux du réseau doivent avoir une conductivité minime de 180 µS/cm à 20 °C), le contrôle ou la maîtrise de la qualité de l’air (source de l’eau produite), mais aussi l’assurance que le système de filtres fonctionne et performe à tout moment sont des éléments à prendre en considération ; malheureusement, au vu de la taille et du prix des installations, peu d’acteurs du secteur des GEA ont pu atteindre ce niveau de maîtrise de ces aspects. D’où la position délicate dans laquelle le législateur se trouve, car il doit à la fois adapter les textes législatifs à ces nouvelles technologies pour leur permettre de se développer et de ne pas laisser un vide juridique et réglementaire dont pourraient profiter des acteurs qui n’ont pas la capacité technologique pour assurer une qualité d’eau conforme aux normes du pays.
Le rôle des gouvernements et législateurs
Le rôle du législateur-régulateur du secteur de l’eau est très délicat. D’un côté, l’eau est une ressource qui a souvent été perçue comme pas chère, voire gratuite et faisant partie des droits des citoyens. Pour rappel, le prix du mètre cube en France est en moyenne de 4,30 euros, il est entre 0,5 et 3 euros en Espagne, entre 1 et 2 euros en Italie et de moins de 0,50 euro en Tunisie. La corrélation assez claire entre le prix du mètre cube d’eau et l’état des infrastructures d’eau des pays démontre qu’on ne peut rationaliser l’utilisation de l’eau et maintenir un réseau de distribution d’eau potable en gardant des prix bas. Une autre décision difficile concerne le maintien du réseau d’eau pour la boisson ou accepter que l’eau du robinet ne soit pas propre à la boisson humaine sans traitement additionnel au niveau du point d’usage. Le sujet est délicat et porte à débat certes, mais ne pas le poser et ni le trancher n’est pas une solution. Nous le voyons dans un grand nombre de villes en Méditerranée où les usagers ne font plus confiance à l’eau du robinet pour la boisson et finissent par se rabattre sur l’eau en bouteille (coûteuse et très polluante).
La réglementation des nouvelles technologies
Un autre axe délicat concernant les normes est le cadre législatif régulant les nouvelles technologies liées aux générateurs d’eau atmosphérique. En Espagne, la législation permet la commercialisation de ces technologies à condition que l’eau produite respecte en permanence la norme RD 3/2023. Cette approche fait porter la responsabilité de la qualité de l’eau au fournisseur, ce qui ne freine pas l’adoption de la technologie. Néanmoins, la complexité de cette technologie rend difficile le contrôle pour s’assurer que tous les acteurs respectent bien la norme. En France, le sujet est autre. La réglementation ne mentionne pas clairement l’air comme une source pour créer des EDCH. Elle ne l’exclut pas non plus. Cette zone qui peut sembler grise pour certains acteurs a fait que, dans les DROM-COM, des GEA sont commercialisés sans qu’ils aient les certifications nécessaires (ex. certificat d’innocuité équivalent à l’ACS, attestation de conformité sanitaire) ni la qualité d’eau requise (notamment concernant le niveau de minéralisation minimum). D’un autre côté, plusieurs acteurs français dont la R&D est financée en grande partie par l’État (via Bpifrance et l’Ademe) se trouvent dans l’incapacité de commercialiser et donc de développer leur produit en France. Ce paradoxe se doit d’être clarifié. Des efforts ont été faits en 2024 pour pousser ce sujet, mais la vitesse de progression n’est pas suffisante.
Références
- CNRS : https://www.insu.cnrs.fr/fr/cnrsinfo/mediterranee-le-rapport-du-reseau-medecc-tire-la-sonnette-dalarme
- World Resources Institute (WRI) Aqueduct Water Risk Atlas https://www.wri.org/applications/aqueduct/water-risk-atlas/
- Rapport Anses https://www.anses.fr/fr/system/files/LABORATOIRE2022AST0255Ra.pdf
- EauFrance https://www.eaufrance.fr/repere-rendement-des-reseaux-deau-potable
- Situation Italie https://environment.ec.europa.eu/topics/water/water-wise-eu/italy_en
- Dessalement d’eau de mer https://blue-economy-observatory.ec.europa.eu/eu-blue-economy-sectors/desalination_en