La Mer est ronde
Dans un petit livre oublié (Recettes pour ne pas être un cafouilleux), l’ancien président du Cercle de la voile de Paris raconte qu’un jour, arrivant aux Mureaux pour courir une régate, il trouve un message de son équipier habituel déclarant forfait. Il va donc tristement renoncer à participer à la course quand il avise au bar un jeune homme bien sous tous les rapports et qui sirote en fumant une cigarette. Il lui demande s’il veut bien servir d’équipier. Le jeune homme accepte, tout en précisant honnêtement qu’il n’a jamais mis les pieds sur un bateau. » Qu’à cela ne tienne, il n’aura qu’à faire ce qu’on lui dira de faire ! »
Extrait de La Mer est ronde, Gallimard, Collection Folio
La régate s’engage, l’équipier est sagement assis au pied du mât, le président à la barre. Sur le parcours au vent arrière, le président s’aperçoit que la balancine est trop raidie et coupe la voile en deux. Il dit aimablement à l’équipier : » Cher ami, s’il vous plaît, veuillez larguer la balancine1. » L’équipier ouvre un oeil rond, une oreille plus ronde encore, mais reste ébahi, sans rien faire, donnant tous les signes de la perplexité. Le président, plus ferme : » Larguez la balancine, mon vieux. » L’équipier : » … » Le président (qui est en train de se faire remonter par d’autres concurrents) : » La balancine, bon Dieu, larguez la balancine ! »
L’équipier novice regarde autour de lui, ne voit rien de nature à l’éclairer sur le sens de ce message, puis regarde le barreur (qui, tout rouge, s’égosille au bord de l’apoplexie) et comprend enfin : ce pauvre est en train d’étouffer. » Balancine » est manifestement un terme du vocabulaire des yachtmen pour désigner l’ornement vestimentaire qu’on porte parfois autour du cou et qui est trop serré dans le cas présent. Il se lève, s’approche du président et précautionneusement lui dénoue son nœud de cravate. Effondrement moral du président, qui perd la régate.
Commander sur un bateau, c’est nommer
Cette histoire a une double morale. D’abord, pourquoi mettre une cravate pour faire du bateau ? (Mais c’est une histoire d’avant-guerre.) Ensuite, il y a un bon usage du jargon technique. Tout corps de métier, toute association tend à développer son propre langage qui à la fois répond à des besoins et des activités propres, et contribue au renforcement de ce sentiment si nécessaire, si chaud au cœur masculin d’être » entre soi « , à part, entre camarades professionnels solidaires et initiés […].
Il y a donc un bon usage du langage technique, qui est de s’arrêter au moment où il ne sert plus qu’à faire plaisir à l’auteur et épater le bourgeois. Mais il y a un usage nécessaire. Tout, sur un bateau, qu’il s’agisse de la coque, du gréement, des manoeuvres, a un nom, et c’est non seulement utile, mais indispensable. Commander sur un bateau, c’est nommer. Et parfois il faut faire vite.
Si je dis » étarque » ou » loffe » ou » affale « , je décris en un mot clair, unique, toute une opération souvent complexe. Si je crie » choque « , » borde » ou » abats « , chacun peut comprendre à l’instant le geste ou les gestes à faire. Maintenant, quand on a un peu de temps disponible, il n’est pas mauvais d’expliquer, et il ne me paraît pas obligatoire d’assommer le nouveau venu en l’invitant d’emblée à brêler un cartahu en bredindin. Non, trop c’est trop. On peut lui demander simplement d’embraquer le mou du hale-bas de spi ou d’aller un peu voir dans le guignol ce que la drisse de foc a pu faire comme magouille avec l’étai de trinquette !
1. NDLR. Balancine : manœuvre courante (cordage) qui sert à soutenir ; en l’occurrence ici la bôme (espar qui est destiné à donner une forme triangulaire à une voile attachée à un mât par ses deux autres extrémités).