La mesure et la maîtrise de la complexité au service de la création de valeur
L’accent mis sur la « création de valeur » a souvent été présenté comme une révolution dans le pilotage de l’entreprise. Cependant, au risque de paraître iconoclaste, ce n’est jamais que l’affirmation qu’une entreprise a pour but d’être rentable. Cette découverte n’a pas évité à certaines entreprises disciples de la création de valeur d’en détruire…
Inversement, on a vu avec la nouvelle économie des entreprises focalisées sur la croissance du chiffre d’affaires à tout prix, avec le succès que l’on sait… Alors, où est la vérité ? Il est peut-être banal de dire que c’est une affaire d’équilibre, ce l’est moins si l’on arrive à détecter des indicateurs pertinents. C’est aussi la question que se sont posée les barreurs de la dernière America’s Cup : quel est le bon indicateur pour piloter le bateau ?
Le néophyte sait que pour remonter au vent, on tire des bords au près. Le dilemme est le suivant : si on s’écarte de l’axe du vent, on accélère mais on s’éloigne du chemin ; inversement, si on se rapproche du lit du vent, on fait moins de chemin mais on ralentit. L’art est donc de choisir le meilleur compromis, ou plutôt le bon compromis, adapté à la situation (milieu, stratégie face aux concurrents…). Un peu comme un directeur général qui doit arbitrer en prix, coûts et volume de vente pour optimiser la rentabilité de son entreprise.
Les indicateurs opérationnels sont nécessaires au pilotage de la création de valeur
Comment font les barreurs de la dernière America’s Cup ? Ils utilisent comme indicateur opérationnel la vitesse cible, déterminée par des essais : moins vite, ce n’est pas bon, mais plus vite, c’est trop vite.
Un barreur utilisant un autre indicateur, la vitesse de remontée au vent, fournie en temps réel par les centrales de navigation électroniques, risque de se fourvoyer : s’il remonte un peu plus au vent, la vitesse du bateau va rester un certain temps stable, du fait de l’inertie, et la vitesse de remontée au vent va augmenter. Stimulé par ce succès, le barreur peut être tenté d’insister… mais peu à peu la vitesse va baisser, et lorsqu’il en aura pris conscience, ce sera trop tard. La vitesse de remontée au vent n’est donc pas un bon indicateur opérationnel de pilotage d’un bateau, contrairement à la vitesse cible.
Le pilotage d’une entreprise focalisé sur résultat peut présenter des risques similaires : que penser d’un directeur général qui aurait les yeux fixés sur son résultat, et prendrait au jour le jour des décisions stratégiques en fonction du chiffre de la veille ?
La gestion efficace passe par le choix d’indicateurs de pilotage opérationnels, adaptés à l’activité de l’entreprise, au moment, et à sa stratégie. L’objet de cet article est de réconcilier progression du chiffre d’affaires, maîtrise de coûts et optimisation de la rentabilité, en proposant une démarche et des indicateurs permettant de maîtriser la complexité des produits, cette stratégie s’inscrivant comme un axe opérationnel d’une démarche globale de création de valeur.
Les composantes de la complexité produit
Les efforts pour répondre aux envies du client, ou pour en susciter de nouvelles, conduisent souvent les entreprises à créer de la complexité, qu’on peut classer en deux types : complexité de la gamme et complexité technique.
La complexité de la gamme est plutôt rencontrée dans les produits de grande consommation
La complexité de la gamme de produits se traduit par un grand nombre de références dont certaines très similaires, une faible lisibilité pour les clients, et de grands écarts entre les références phares et les références faiblement vendues. Plusieurs facteurs contribuent à la complexification croissante des gammes de produit :
- la différenciation des offres par pays, par canal de distribution, par segment client,
- la création de nouvelles références sans suppression de références anciennes,
- la pérennisation de références créées pour des opérations spéciales,
- les réactions du marché.
Il n’y a généralement ni « contre-pouvoir » à cette propension à la croissance des gammes, ni suivi.
La complexité technique est plutôt rencontrée dans les produits Business to Business
La complexité technique correspond à la complexité intrinsèque des produits : chers et difficiles à produire, avec des fonctionnalités ne correspondant pas toujours aux besoins réels. La complexité technique peut provenir :
- du rôle prépondérant des bureaux d’études privilégiant des solutions techniques sophistiquées et coûteuses lors de la conception des produits,
- du cloisonnement entre les différents services (entre les services technique et marketing notamment),
- des erreurs dans le choix initial des performances du produit,
- de la nécessité de répondre à la concurrence,
- des réactions du marché.
Des économies spectaculaires : baisse des coûts de production jusqu’à 30 %
Ces complexités sont à l’origine de surcoûts, cachés ou non (coûts de production, coûts de gestion…) et ne créent pas de valeur pour les clients, voire en détruisent en rendant la gamme ou le produit peu lisible. La démarche de réduction de complexité ici proposée permet des économies spectaculaires tout en créant de la valeur pour les clients. L’optimisation de la gamme permet généralement des gains de 5 à 20 % des coûts de production ; la réduction de la complexité technique débouche sur une réduction de 5 à 30 % des coûts des produits, sur la base de nos expériences chez nos clients.
Comment sauvegarder la valeur pour vos clients ?
Pour que la démarche soit efficace, la première phase débute par une réflexion sur les clients, leur segmentation et leur besoin. L’analyse fonctionnelle est l’outil qui permet de revenir au besoin fondamental du client, en pensant fonction et non solution et en partageant les points de vue.
C’est l’opportunité de bien définir la politique marketing et commerciale : objectifs de performance retenus, évolution du marché, grandes options stratégiques.
Par ailleurs, après proposition d’actions, l’analyse des risques permet de prendre les décisions créatrices de valeur.
Quels indicateurs ?
Une fois l’analyse fonctionnelle réalisée, l’étape suivante est la définition d’un indicateur de coût pertinent. En effet, le calcul des coûts de revient est un casse-tête récurrent des contrôleurs de gestion, notamment pour intégrer les coûts fixes aux coûts variables et définir les limites et les clés de répartition.
Là encore, il n’y a pas de formule miracle mais une réponse adaptée au but recherché :
- pour mesurer et contrebalancer la complexité de la gamme, l’indicateur pertinent est le coût à la référence, adjoint d’un indicateur permettant de mesurer les facteurs créant de la complexité,
- pour mesurer et contrebalancer la complexité technique, l’indicateur pertinent est la part de « non demandé » dans le prix de revient ainsi qu’un indicateur permettant de mesurer les facteurs créant de la complexité.
Complexité de la gamme et complexité technique sont deux démarches distinctes mais elles ne sont pas indépendantes : complémentaires, elles s’articulent selon le schéma illustré en figure 1.
Une illustration concrète en grande consommation
Cette démarche a été appliquée avec succès chez plusieurs de nos clients. Nous avons choisi ici un cas représentatif de la complexité de la gamme, dans le secteur de produits de grande consommation.
L’entreprise se plaignait de coûts de production trop importants, et d’un positionnement ambigu sur le marché : hésitation entre positionnement haut de gamme et réponse aux concurrents à bas prix, gamme confuse. La nécessité de repenser la gamme a été vite acceptée par la direction générale. Le projet a été mené sur trois mois avec une équipe interne et trois consultants.
Les surcoûts de diversité ont été évalués à 30 000 euros par an et par référence. Les principaux coûts venaient des temps de changement de format entre les références, mais aussi de l’organisation mise en place pour produire et gérer cette gamme : planification, ordonnancement, erreurs dues à des inversions de références, gestion marketing, etc.
La gamme (environ 200 références) a été analysée par le moyen d’arbres de références, permettant d’identifier les références proches et de quantifier les facteurs de diversité. L’objectif fixé était de réduire de 40 % le nombre de références. Un objectif de nature à mécontenter tout le monde, surtout les commerciaux – ceux qui rapportent le chiffre d’affaires ! « Ils ont toujours eu tendance à proposer du sur mesure à leurs distributeurs pour les séduire en nombre croissant » commente la direction générale.
Des groupes de créativité transversaux ont recherché des solutions consensuelles, selon le schéma de la figure 2, aidés par les consultants et l’analyse initiale, qui permettait de rester sur des arguments concrets.
L’objectif a été atteint, et l’optimisation de la gamme a permis de réduire de 10 % des coûts de production.
Grâce à l’analyse fonctionnelle et l’étude des risques, les clients ont été conservés, le chiffre d’affaires est resté stable dans un marché difficile, et la baisse des coûts a quasiment été de la création de valeur nette !
Une véritable opportunité pour l’entreprise
Le projet a été perçu comme une véritable opportunité pour l’entreprise.
Des enjeux quantitatifs
Les responsables industriels ont salué la simplification de la gamme qui leur a permis de réduire leurs coûts :
- à court terme :
– coûts matière première, packaging et main-d’œuvre directe,
– réduction des stocks ; - à moyen terme, après une adaptation des organisations :
– coûts administratifs,
– coûts de production indirects,
– coûts de distribution,
– coûts de fonctionnement.
Des enjeux qualitatifs
Alors qu’on pouvait craindre une réaction négative, les responsables marketing et commerciaux se sont impliqués dans la démarche et en ont apprécié les aspects qualitatifs :
- un meilleur positionnement des produits grâce à l’analyse fonctionnelle,
- une meilleure visibilité pour le client : « L’offre était riche mais finalement pas assez lisible. Le consommateur était perdu : il ne comprenait pas les différences entre les produits proposés ; il ne connaissait même pas tous ces produits » rappelle un acteur du projet,
- une différenciation accrue vis-à-vis de la concurrence par la remise en question globale de l’offre,
- la création d’une vision partagée entre les différentes fonctions de l’entreprise, avec une prise de conscience du coût de gestion d’une référence et des contraintes de chaque service,
- une transformation positive des comportements, grâce à l’instauration d’un dialogue qui décristallise les rivalités internes,
- la création d’une dynamique grâce à l’établissement de règles de création d’une nouvelle référence.
Pérenniser la démarche
Une grosse valeur ajoutée du projet a été la pérennisation de la démarche :
- constitution d’équipes transversales et transfert d’expérience,
- définition d’un processus vertueux de gestion de la gamme,
- mise en place d’indicateurs et de chiffres de référence, regroupés dans un tableau de bord.
Un succès contagieux
La direction générale avait vu dans ce projet un moyen concret de restaurer ses marges et avait donc consenti un fort investissement personnel. Cette implication s’est révélée payante : le retour sur investissement du projet a été de quelques mois.
Fort de ce succès, la démarche, initiée avec la filiale France, a été étendue aux différentes filiales européennes, coordonnée par une fonction marketing Europe.
À l’instar de ce client, de nombreux autres ont pu appliquer cette démarche avec succès, et trouver un bon indicateur pour barrer leur entreprise… Les résultats spectaculaires sont obtenus sans remettre en cause la stratégie, mais simplement en la clarifiant et en la traduisant en termes opérationnels.