La mission, un cadre inédit pour la puissance de l’entreprise
Avec la « raison d’être » et la « mission », la loi Pacte a introduit dans le droit des concepts et des mots nouveaux. Première étape de ce dossier : faire le point sur les fondements de ces innovations juridiques, fortement ancrées dans la recherche, en particulier l’innovation menée par une équipe autour du professeur Blanche Segrestin.
La rupture introduite par la loi Pacte s’explique d’abord par le consensus qui s’est dégagé ces dernières années sur le fait que les cadres de gouvernance actuels étaient fondés sur des approches économiques réductrices, qui négligeaient le rôle d’innovation et de progrès collectif de l’entreprise. De ce fait, là où on s’attendrait à ce que les entreprises œuvrassent au progrès économique et social, on constate au contraire que ces cadres de gouvernance les ont poussées à aggraver les inégalités et à détériorer la situation écologique, au point qu’une réforme devînt extrêmement urgente. Mais, pour que cette réforme fût possible, il a également fallu développer une nouvelle conception de l’entreprise, qui rendît compte de sa puissance d’action et d’innovation, de manière à pouvoir penser la responsabilité qui accompagne sa capacité à transformer nos sociétés.
La présente réflexion revient sur la nouvelle conception de l’entreprise, qui appelle un nouveau cadre de responsabilité, avant de préciser comment la mission peut constituer un tel cadre pour l’entreprise de demain.
REPÈRES
La loi Pacte est la loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises (Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises). Elle introduit une véritable rupture dans le cadre juridique de l’entreprise, notamment par ses articles 169 et 176. Elle vient d’abord modifier la définition même de la société, qui était inscrite dans le Code civil depuis 1807, un changement qui semblait inenvisageable il y a quelques années. La loi vient ensuite réviser l’objet social de l’entreprise et introduire la question de ses finalités en droit, ce qui marque un vrai changement par rapport aux propositions de réforme de l’entreprise qui s’exprimaient jusqu’alors plutôt en termes d’équilibre entre les parties prenantes.
Une rupture majeure dans le droit des sociétés
Les recherches menées à l’École des mines et au Collège des Bernardins ont montré que la stabilité des cadres juridiques et théoriques de l’entreprise avait en quelque sorte masqué les mutations radicales et profondes qui ont touché la nature de ses activités depuis le XIXe siècle. En effet, les entreprises sont régies par le droit des sociétés commerciales. La société anonyme, introduite dans le droit en 1807, était déjà libéralisée et connue peu ou prou sous sa forme actuelle dès 1867 en France. La société anonyme était alors cohérente avec la doctrine économique qui considérait que l’entrepreneur avait besoin de collecter des moyens pour financer les moyens de production. Mais une rupture majeure est restée invisible et indescriptible dans le langage du droit des sociétés et de l’économie : c’est la rupture liée à l’introduction des bureaux d’études et de la recherche scientifique dans l’industrie pour renouveler les moyens de production et accélérer le progrès technologique (Le Masson et Weil, 2008, 2010). En un mot, l’industrie est passée, à la fin du XIXe siècle, d’un régime productif à un régime génératif de l’action, c’est-à-dire capable d’inventer les nouveaux objets et les nouveaux savoirs. C’est alors que se constitue, pour développer de nouveaux microscopes chez Carl Zeiss, des moyens de télécommunication longue distance chez AT&T ou des fertiliseurs de synthèse chez BASF, l’entreprise moderne. Avec elle naissent, d’un côté, une nouvelle fonction de management ou de business administration pour penser des schémas d’action inédits et les mettre en œuvre (Fayol, 1917) et, de l’autre côté, le droit du travail pour encadrer la nouvelle autorité des chefs d’entreprise (Didry, 2020).
De nouveaux schémas de responsabilité
Ainsi, la recherche contemporaine a conduit à un renversement épistémologique complet. Plutôt que de penser l’entreprise à partir du droit (code du commerce) et d’une rationalité donnée (la maximisation d’un profit), il faut voir l’entreprise moderne comme le lieu de la création collective (Segrestin et Hatchuel, 2012). Cette analyse a de fortes implications. Elle permet d’abord de rendre compte de la puissance d’action qu’est devenue l’entreprise dans nos sociétés contemporaines. L’impact des entreprises sur la société est bien décrit depuis longtemps. On a pris conscience plus récemment des impacts qu’elle a sur les écosystèmes et sur l’environnement. Mais il faut souligner aussi combien l’entreprise façonne plus généralement le monde dans lequel nous vivons. Les Gafa, pour ne retenir que cet exemple extrême, ne modifient-elles pas en profondeur les relations privées, mais aussi le rapport à l’information et à la citoyenneté ? Aujourd’hui, les entreprises sont pour certaines devenues plus puissantes que bien des États ; elles ont en outre une portée civilisationnelle qu’on ne peut plus négliger.
Prendre en considération cette puissance générative interdit de considérer l’entreprise comme un simple acteur privé, un acteur parmi d’autres de la société civile ou un agent économique. Aussi les voies classiques de responsabilisation se révèlent-elles vite insuffisantes. Les voies de l’autorégulation et de la RSE (Responsabilité sociale de l’entreprise) sont une impasse tant que l’entreprise est conceptualisée, par le biais de la société commerciale, comme une personne privée, donc légitime à ne poursuivre que son intérêt privé. À l’inverse, l’intervention publique et les obligations fixées par l’État quant aux impacts connus ne sont que de peu de recours, quand les défis contemporains imposent d’explorer de nouvelles solutions. C’est bien la capacité d’innovation des entreprises qu’il s’agit de remobiliser au service de l’intérêt collectif.
La qualité de société à mission
Pour devenir « société à mission » (selon l’article L.210–10 du code de commerce), toute société commerciale ou mutuelle doit remplir quatre conditions. D’abord, se donner une raison d’être, c’est-à-dire un ensemble de principes que la société souhaite poursuivre dans la réalisation de son activité, et l’inscrire dans ses statuts juridiques. Deuxièmement, compléter la raison d’être par des objectifs sociaux et environnementaux, également inscrits aux statuts et choisis librement par la société. Ensuite, créer un « comité de mission », un organe de gouvernance chargé du suivi de la mission, distinct des organes sociaux existants et composé d’au moins un salarié. Enfin, choisir un organisme tiers indépendant (OTI) qui vérifie tous les deux ans que les objectifs sont bien respectés.
L’inscription dans les statuts, qui se fait généralement par un vote à la majorité qualifiée en assemblée générale, permet un ancrage de long terme de ces objectifs car il faut à nouveau rassembler deux tiers des voix pour modifier ou supprimer la mission. En outre, le rapport de l’OTI, s’il conclut à un non-respect des objectifs, suffit à toute partie pour demander au juge en référé d’enjoindre à l’entreprise de retirer toute mention du fait qu’elle est société à mission de tous les documents de communication qu’elle produit. Il s’agit donc d’un gage pour les tierces parties qu’une société à mission a bien respecté la mission qu’elle s’est fixée.
La mission comme norme pour l’innovation responsable
L’idée fondamentale de la loi Pacte est qu’il faut un cadre de responsabilité pour l’entreprise qui soit adapté à sa puissance d’agir et à sa capacité à transformer le monde. Mais il s’agit aussi de protéger cette capacité de l’entreprise à transformer le monde, dès lors qu’elle s’attache à construire des futurs souhaitables.
La loi Pacte modifie ainsi l’article 1833 du Code civil pour obliger toute société à être gérée « en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ». Mais la loi va plus loin. Les sociétés ne doivent pas seulement être vigilantes par rapport aux impacts négatifs qu’elles pourraient générer. Elles sont aussi invitées à définir leur raison d’être (art. 1835), voire à s’engager statutairement sur des objectifs sociaux et environnementaux. Autrement dit, une mission désigne comment une entreprise envisage de contribuer à un futur désirable (nouvelles technologies pour une agriculture non polluante, pour des bâtiments à énergie positive ou pour capturer le carbone…). Le nouveau statut de société à mission prend acte d’une certaine manière de la puissance générative et transformatrice de l’entreprise en mettant au cœur de sa gouvernance, et en en faisant un engagement pérenne de nature juridique, les transformations que l’entreprise souhaite conduire à son niveau et la manière dont elle conçoit ses responsabilités civilisationnelles. En posant la finalité de l’entreprise, la mission constitue une norme de gestion novatrice. Elle articule un principe d’efficacité – qualification des progrès à conduire, motivation de l’action et mobilisation des parties – et un principe de responsabilité, avec un engagement crédible et une capacité de contrôle interne et externe. Avec trois conséquences qu’il convient de souligner.
“Concilier la liberté d’entreprise
et l’intérêt général.”
Première conséquence : expliciter la finalité de l’action collective est d’abord le moyen de qualifier en droit le mandat du dirigeant d’entreprise. Le dirigeant est en effet classiquement un mandataire social, dont le rôle est souvent réduit – dans les approches de la gouvernance standard – à celui d’agent des actionnaires. Or, en les dotant d’une mission, c’est-à-dire un futur souhaitable ou un inconnu désirable, la loi restaure le rôle créatif des dirigeants : ceux-ci ont la charge d’inventer de nouveaux modèles d’action collective qui permettront de construire de nouvelles capacités d’action qui sont nécessaires à la poursuite de la mission.
Deuxième conséquence, l’inscription de la mission dans les statuts de la société renforce la crédibilité de la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE). Car l’intérêt social n’est plus de facto réductible à l’intérêt des associés, dès lors que la société a spécifié dans ses statuts des objectifs sociaux ou environnementaux qui deviennent d’emblée opposables. Les dirigeants sont ainsi amenés à rendre des comptes, en interne mais aussi en externe, sur la manière dont la stratégie qu’ils mènent respecte effectivement la mission. La gouvernance est d’autant renforcée qu’un comité de mission, surtout s’il est composé en partie d’acteurs externes à l’entreprise, est chargé du suivi de la mission. Celui-ci pourra ainsi scruter chaque transformation de stratégie, et la démonstration que des engagements passés n’ont pas été respectés conduira à retirer la qualité de société à mission à l’entreprise.
Troisième et dernière conséquence, la mission propose un schéma de responsabilité adapté aux enjeux d’innovation contemporains. Face au changement climatique et aux grands défis du xxie siècle, la loi permet à l’entreprise de s’engager durablement dans un effort de recherche et d’innovation pour trouver de nouvelles solutions. Elle concilie ainsi – au travers d’un futur souhaitable pour lequel l’entreprise s’engage – la liberté d’entreprise et l’intérêt général.
Bibliographie :
• Didry (C.), L’institution de l’entreprise, Savoir/Agir, n° 54, 2020.
• Fayol (H.), Administration industrielle et générale, Paris, Dunod et Pinat, 1917.
• Le Masson (P.) & Weil (B.), La domestication de l’innovation par les entreprises industrielles : l’invention des bureaux d’études, in Hatchuel (A.) & Weil (B.) (eds.), Les nouveaux régimes de la conception, Paris, Vuibert, 2008.
• Le Masson (P.) & Weil (B.), Aux sources de la R & D : genèse des théories de la conception réglée en Allemagne (1840−1960), Entreprises et Histoire, vol. 58, p. 11–50, 2010.
• Segrestin (B.) & Hatchuel (A.), Refonder l’entreprise, Paris, Le Seuil, 2012.
• Segrestin (B.) & Levillain (K.) (eds.), La mission de l’entreprise responsable. Principes et normes de gestion, Paris, Presses des Mines, 2018.