La mobilité produit l’urbanisme et inverserment
Les histoires du transport et de l’urbanisme sont intriquées depuis l’aube de la civilisation. Aujourd’hui, il s’agit de rechercher la diversité des modes de transport dans la ville, de ne pas laisser un mode, la voiture, dominer les autres, et donc favoriser les alternatives – aujourd’hui les transports en commun – et les autres modes – marche, vélo – et bien sûr laisser entrer les innovations, mais sans en attendre la guérison miraculeuse des maux urbains.
Au commencement était la marche, mode de locomotion naturel de l’espèce humaine. Dès que celle-ci a cherché à implanter des établissements temporaires ou permanents, elle a dû composer avec les possibilités d’accéder à pied aux différentes activités et ressources. Ainsi la marche est à l’origine de la structuration spatiale de l’habitat et des activités économiques, favorisant une certaine proximité. Mais cette proximité a, en retour, favorisé des interactions sociales et économiques, impliquant des déplacements. Ainsi, dès le début, c’est un jeu de poule et d’œuf que coproduisent la mobilité et l’urbanisme.
L’urbanisme de la marche
L’urbanisme de la marche a permis de développer des villes compactes, sans être nécessairement pensé : on construisait pour être proche de son groupe, de ses fournisseurs et de ses clients, et pour être protégé. L’espace résiduel entre les constructions servait à tout, en particulier aux déplacements. Parfois, il n’y avait même pas d’espace résiduel, comme sur le site de Çatal Höyük (Anatolie, viie millénaire avant J.-C.) où l’accès aux maisons se faisait en marchant sur les toits. Mais les interactions internes dans la ville se sont faites quasi exclusivement à pied jusqu’au xixe siècle : la contrainte d’accessibilité à pied limitait la taille de la ville à quelques kilomètres carrés. Cela n’a pas empêché les villes historiques d’atteindre des populations importantes : plus d’un million d’habitants dans la Rome impériale ou dans la Chang’an des Tang. Qu’il soit planifié comme à Ferrare ou non comme dans nombre de bourgs et de villes médiévales, l’urbanisme de la marche reste caractérisé par une certaine densité et une certaine mixité des fonctions.
À Çatal Höyük, on accédait aux maisons par les toits.
La révolution ferroviaire
Au xixe siècle sont apparus plusieurs moyens de transport nouveaux, notamment le chemin de fer et ses variantes urbaines, métro et tramway. En permettant des déplacements plus rapides et donc une accessibilité à plus longue distance, ces moyens de transport ont rendu possible la dissociation des lieux d’habitat et d’activité, la ségrégation sociale des lieux d’habitat, et la spécialisation accrue des lieux d’activité. Ainsi le métro de Paris a transformé la ségrégation verticale des classes sociales en une ségrégation est-ouest. Le tramway de Los Angeles a permis le développement résidentiel de ses banlieues.
Inversement, le développement de ces banlieues a rendu nécessaires des déplacements avec des moyens de transport plus rapides. En fait, dans cette phase de développement, c’est toute une gamme de moyens de transports publics (trains, métro, tramway, trolleybus, autobus) et privés (bicyclette, moto, voiture) qui cohabitaient pour assurer cette mobilité plus rapide, mais l’essentiel des déplacements restait effectué à pied.
Le tramway électrique à Paris en 1921. © Cliché RATP – Collection AMTUIR
Le tout automobile
L’automobile, qui s’est développée dans les années 1920 aux États-Unis, dans les années 1930 en France, a réduit cette diversité en s’imposant comme le moyen de déplacement dominant. Par sa vitesse plus élevée et son caractère porte-à-porte, elle a permis le développement urbain au-delà de ce que permettaient ces autres moyens de transport, et dans les interstices non desservis par les transports publics, développement connu sous le nom de périurbanisation. Inversement, les plans d’urbanisme ont alors privilégié l’accessibilité automobile, avec un zonage fonctionnel obligeant à utiliser un véhicule pour aller d’une fonction à une autre, zonage servant d’ailleurs en partie à préserver les quartiers résidentiels des nuisances des activités… et de la circulation automobile.
La mobilité
La mobilité correspond à de nombreuses notions en sciences sociales : mobilité sociale, mobilité professionnelle, mobilité résidentielle, mobilité réduite… La mobilité spatiale des personnes qui nous intéresse ici désigne le fait pour un individu de se mouvoir dans l’espace, avec les pratiques qui l’étayent. Ne sont considérés traditionnellement dans l’étude de la mobilité que les mouvements passant par l’espace public. L’unité de mesure de la mobilité est le déplacement : un déplacement a lieu à chaque fois qu’une ou plusieurs activités se produisent dans un lieu différent. Ces activités définissent le motif du déplacement, et le lieu la destination. Les déplacements s’enchaînent au cours d’une journée, la destination d’un déplacement devenant l’origine du déplacement suivant. Les moyens de transport successifs utilisés au cours du déplacement, et la façon de les exploiter (par exemple passager ou conducteur), forment le mode de transport.
L’urbanisme
L’urbanisme est l’agencement des espaces et leurs usages (bâtiments, résidences, activités industrielles, commerciales, tertiaires, éducatives, culturelles, etc.), étymologiquement dans une agglomération urbaine, mais plus généralement dans tous les espaces en rapport régulier avec la ville : l’aire urbaine a été définie comme l’ensemble des communes dont 40 % des actifs travaillent dans un pôle urbain d’au moins 10 000 emplois. L’urbanisme désigne aussi la discipline en sciences sociales (aménagement de l’espace, urbanisme : section 24 du Conseil national des universités) qui étudie cet agencement des espaces. L’urbanisme réglementaire est l’ensemble des textes juridiques, avec les documents de planification, qui régissent l’action dans ce domaine, action qui est portée par l’urbanisme opérationnel.
Le TOD : retour à la proximité
Dès les années 1970, des réactions ont eu lieu contre cet urbanisme, en particulier aux Pays-Bas contraints géographiquement, suite aux manifestations Stop de Kindermoord qui ont conduit ce pays à développer une doctrine de la densité et de la mixité, et une politique ABC d’implantation des activités en fonction des accessibilités routières et en transport public. Ce mouvement s’est généralisé à tous les pays développés, dont les USA où le new urbanism recherche une certaine densité, le Transit Oriented Development (TOD) consiste à favoriser le développement urbain au voisinage des arrêts de transport public, les complete streets proposent des aménagements de voirie adaptés à tous les usagers et pas seulement aux véhicules motorisés.
Transit Oriented Development et multimodalité.
Des lieux à vivre autant qu’à traverser
Les quartiers TOD ne sont pas seulement situés à proximité des transports en commun, ils sont réellement orientés vers les points d’accès au système de transport, en particulier au travers d’une attention poussée pour les espaces publics et la marche à pied. Ainsi, dans le cas des espaces publics autour des arrêts du métro de Hong Kong, l’effort porté sur l’esthétique, sur l’idée de lieu plutôt que celle de nœud, sur la qualité des accès piétons a procuré un accroissement de l’usage du système de transport public de l’ordre de 20 %. Sur le plan de l’efficacité de la mise en œuvre, le TOD est supposé conduire à la réduction de l’usage de l’automobile. Aux États-Unis, une étude sur 17 quartiers TOD a montré une diminution de moitié du nombre de déplacements effectués en voiture par rapport à la moyenne globale observée.
En Europe, on a fait appel de manière privilégiée au mode ferroviaire. Emblématique de cette orientation, le tramway à la française est un modèle établi dans les années 1980 qui a essaimé dans les villes françaises de manière significative. Le mode ferroviaire lourd est aussi vu comme une épine dorsale dans des grands bassins métropolitains comme l’Île-de-France et son réseau express régional, ou les modèles allemands du S‑Bahn comme à Berlin ou à Francfort.
L’articulation entre les politiques de transport et les politiques d’aménagement constitue la clé principale d’un développement urbain durable, devant la seule amélioration des transports publics ou la réduction de la place et de l’usage de la voiture. Les solutions globales, combinant urbanisme et systèmes de transport, ont une portée et un impact plus
significatif que des interventions ou des améliorations portant sur l’un ou sur l’autre des deux éléments pris isolément. Les expériences réussies du TOD abondent en ce sens.
Transit Oriented Development
La définition la plus communément admise du TOD est celle d’un développement urbain mixte (habitat, commerce, emploi), et modérément dense, entourant les arrêts de transport en commun, afin de favoriser l’usage des transports publics, de la marche à pied, du vélo et des autres alternatives à la voiture.
Le véhicule autonome : vers une nouvelle révolution ?
Aujourd’hui, le débat public et le domaine de la recherche sont animés par les réflexions sur le véhicule autonome et les impacts que l’on peut en attendre. Les villes que nous habitons sont issues d’un développement urbain systémique appuyé sur un mode de transport dominant, aujourd’hui la voiture conduite par un individu seul. Comment évolueront nos villes si émerge massivement le véhicule autonome, qui promet de libérer un temps actif au cours du déplacement ? Cette innovation technologique est susceptible de transformer nos agendas quotidiens et notre rapport au temps de transport devenu un temps utile, et qui pourrait alors s’allonger avec des distances parcourues quotidiennement encore plus grandes.
Doit-on s’attendre dès lors à une nouvelle vague de périurbanisation ?
L’histoire des transports indique qu’un mode de transport nouveau ne fait pas disparaître tous ceux qui le précèdent, et l’histoire des villes montre que la forme urbaine hérite lourdement des choix antérieurs, qu’une grande inertie caractérise le système urbain ; ces enseignements nous indiquent une voie qui est de rechercher la diversité des modes de transport dans la ville, de ne pas laisser un mode, aujourd’hui la voiture, dominer les autres. Il faut donc favoriser les alternatives – aujourd’hui les transports en commun – et les autres modes – marche, vélo – et bien sûr laisser entrer les innovations, mais sans en attendre la guérison miraculeuse des maux urbains.
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