À Çatal Höyük, on accédait aux maisons par les toits.

La mobilité produit l’urbanisme et inverserment

Dossier : Urbanisme et mobilitéMagazine N°738 Octobre 2018
Par Francis PAPON (82)
Par Alain L HOSTIS

Les his­toires du trans­port et de l’urbanisme sont intri­quées depuis l’aube de la civi­li­sa­tion. Aujourd’hui, il s’agit de recher­cher la diver­si­té des modes de trans­port dans la ville, de ne pas lais­ser un mode, la voi­ture, domi­ner les autres, et donc favo­ri­ser les alter­na­tives – aujourd’hui les trans­ports en com­mun – et les autres modes – marche, vélo – et bien sûr lais­ser entrer les inno­va­tions, mais sans en attendre la gué­ri­son mira­cu­leuse des maux urbains. 

Au com­men­ce­ment était la marche, mode de loco­mo­tion natu­rel de l’espèce humaine. Dès que celle-ci a cher­ché à implan­ter des éta­blis­se­ments tem­po­raires ou per­ma­nents, elle a dû com­po­ser avec les pos­si­bi­li­tés d’accéder à pied aux dif­fé­rentes acti­vi­tés et res­sources. Ain­si la marche est à l’origine de la struc­tu­ra­tion spa­tiale de l’habitat et des acti­vi­tés éco­no­miques, favo­ri­sant une cer­taine proxi­mi­té. Mais cette proxi­mi­té a, en retour, favo­ri­sé des inter­ac­tions sociales et éco­no­miques, impli­quant des dépla­ce­ments. Ain­si, dès le début, c’est un jeu de poule et d’œuf que copro­duisent la mobi­li­té et l’urbanisme.

L’urbanisme de la marche

L’urbanisme de la marche a per­mis de déve­lop­per des villes com­pactes, sans être néces­sai­re­ment pen­sé : on construi­sait pour être proche de son groupe, de ses four­nis­seurs et de ses clients, et pour être pro­té­gé. L’espace rési­duel entre les construc­tions ser­vait à tout, en par­ti­cu­lier aux dépla­ce­ments. Par­fois, il n’y avait même pas d’espace rési­duel, comme sur le site de Çatal Höyük (Ana­to­lie, viie mil­lé­naire avant J.-C.) où l’accès aux mai­sons se fai­sait en mar­chant sur les toits. Mais les inter­ac­tions internes dans la ville se sont faites qua­si exclu­si­ve­ment à pied jusqu’au xixe siècle : la contrainte d’accessibilité à pied limi­tait la taille de la ville à quelques kilo­mètres car­rés. Cela n’a pas empê­ché les villes his­to­riques d’atteindre des popu­la­tions impor­tantes : plus d’un mil­lion d’habitants dans la Rome impé­riale ou dans la Chang’an des Tang. Qu’il soit pla­ni­fié comme à Fer­rare ou non comme dans nombre de bourgs et de villes médié­vales, l’urbanisme de la marche reste carac­té­ri­sé par une cer­taine den­si­té et une cer­taine mixi­té des fonctions. 


À Çatal Höyük, on accé­dait aux mai­sons par les toits.

La révolution ferroviaire

Au xixe siècle sont appa­rus plu­sieurs moyens de trans­port nou­veaux, notam­ment le che­min de fer et ses variantes urbaines, métro et tram­way. En per­met­tant des dépla­ce­ments plus rapides et donc une acces­si­bi­li­té à plus longue dis­tance, ces moyens de trans­port ont ren­du pos­sible la dis­so­cia­tion des lieux d’habitat et d’activité, la ségré­ga­tion sociale des lieux d’habitat, et la spé­cia­li­sa­tion accrue des lieux d’activité. Ain­si le métro de Paris a trans­for­mé la ségré­ga­tion ver­ti­cale des classes sociales en une ségré­ga­tion est-ouest. Le tram­way de Los Angeles a per­mis le déve­lop­pe­ment rési­den­tiel de ses banlieues. 

Inver­se­ment, le déve­lop­pe­ment de ces ban­lieues a ren­du néces­saires des dépla­ce­ments avec des moyens de trans­port plus rapides. En fait, dans cette phase de déve­lop­pe­ment, c’est toute une gamme de moyens de trans­ports publics (trains, métro, tram­way, trol­ley­bus, auto­bus) et pri­vés (bicy­clette, moto, voi­ture) qui coha­bi­taient pour assu­rer cette mobi­li­té plus rapide, mais l’essentiel des dépla­ce­ments res­tait effec­tué à pied. 

Le tramway électrique à Paris en 1921.
Le tram­way élec­trique à Paris en 1921. © Cli­ché RATP – Col­lec­tion AMTUIR 

Le tout automobile

L’automobile, qui s’est déve­lop­pée dans les années 1920 aux États-Unis, dans les années 1930 en France, a réduit cette diver­si­té en s’imposant comme le moyen de dépla­ce­ment domi­nant. Par sa vitesse plus éle­vée et son carac­tère porte-à-porte, elle a per­mis le déve­lop­pe­ment urbain au-delà de ce que per­met­taient ces autres moyens de trans­port, et dans les inter­stices non des­ser­vis par les trans­ports publics, déve­lop­pe­ment connu sous le nom de péri­ur­ba­ni­sa­tion. Inver­se­ment, les plans d’urbanisme ont alors pri­vi­lé­gié l’accessibilité auto­mo­bile, avec un zonage fonc­tion­nel obli­geant à uti­li­ser un véhi­cule pour aller d’une fonc­tion à une autre, zonage ser­vant d’ailleurs en par­tie à pré­ser­ver les quar­tiers rési­den­tiels des nui­sances des acti­vi­tés… et de la cir­cu­la­tion automobile. 

La mobi­li­té

La mobi­li­té cor­res­pond à de nom­breuses notions en sciences sociales : mobi­li­té sociale, mobi­li­té pro­fes­sion­nelle, mobi­li­té rési­den­tielle, mobi­li­té réduite… La mobi­li­té spa­tiale des per­sonnes qui nous inté­resse ici désigne le fait pour un indi­vi­du de se mou­voir dans l’espace, avec les pra­tiques qui l’étayent. Ne sont consi­dé­rés tra­di­tion­nel­le­ment dans l’étude de la mobi­li­té que les mou­ve­ments pas­sant par l’espace public. L’unité de mesure de la mobi­li­té est le dépla­ce­ment : un dépla­ce­ment a lieu à chaque fois qu’une ou plu­sieurs acti­vi­tés se pro­duisent dans un lieu dif­fé­rent. Ces acti­vi­tés défi­nissent le motif du dépla­ce­ment, et le lieu la des­ti­na­tion. Les dépla­ce­ments s’enchaînent au cours d’une jour­née, la des­ti­na­tion d’un dépla­ce­ment deve­nant l’origine du dépla­ce­ment sui­vant. Les moyens de trans­port suc­ces­sifs uti­li­sés au cours du dépla­ce­ment, et la façon de les exploi­ter (par exemple pas­sa­ger ou conduc­teur), forment le mode de transport. 

L’urbanisme

L’urbanisme est l’agencement des espaces et leurs usages (bâti­ments, rési­dences, acti­vi­tés indus­trielles, com­mer­ciales, ter­tiaires, édu­ca­tives, cultu­relles, etc.), éty­mo­lo­gi­que­ment dans une agglo­mé­ra­tion urbaine, mais plus géné­ra­le­ment dans tous les espaces en rap­port régu­lier avec la ville : l’aire urbaine a été défi­nie comme l’ensemble des com­munes dont 40 % des actifs tra­vaillent dans un pôle urbain d’au moins 10 000 emplois. L’urbanisme désigne aus­si la dis­ci­pline en sciences sociales (amé­na­ge­ment de l’espace, urba­nisme : sec­tion 24 du Conseil natio­nal des uni­ver­si­tés) qui étu­die cet agen­ce­ment des espaces. L’urbanisme régle­men­taire est l’ensemble des textes juri­diques, avec les docu­ments de pla­ni­fi­ca­tion, qui régissent l’action dans ce domaine, action qui est por­tée par l’urbanisme opérationnel. 

Le TOD : retour à la proximité

Dès les années 1970, des réac­tions ont eu lieu contre cet urba­nisme, en par­ti­cu­lier aux Pays-Bas contraints géo­gra­phi­que­ment, suite aux mani­fes­ta­tions Stop de Kin­der­moord qui ont conduit ce pays à déve­lop­per une doc­trine de la den­si­té et de la mixi­té, et une poli­tique ABC d’implantation des acti­vi­tés en fonc­tion des acces­si­bi­li­tés rou­tières et en trans­port public. Ce mou­ve­ment s’est géné­ra­li­sé à tous les pays déve­lop­pés, dont les USA où le new urba­nism recherche une cer­taine den­si­té, le Tran­sit Orien­ted Deve­lop­ment (TOD) consiste à favo­ri­ser le déve­lop­pe­ment urbain au voi­si­nage des arrêts de trans­port public, les com­plete streets pro­posent des amé­na­ge­ments de voi­rie adap­tés à tous les usa­gers et pas seule­ment aux véhi­cules motorisés. 

Transit Oriented Development et multimodalité.
Tran­sit Orien­ted Deve­lop­ment et multimodalité.

Des lieux à vivre autant qu’à traverser

Les quar­tiers TOD ne sont pas seule­ment situés à proxi­mi­té des trans­ports en com­mun, ils sont réel­le­ment orien­tés vers les points d’accès au sys­tème de trans­port, en par­ti­cu­lier au tra­vers d’une atten­tion pous­sée pour les espaces publics et la marche à pied. Ain­si, dans le cas des espaces publics autour des arrêts du métro de Hong Kong, l’effort por­té sur l’esthétique, sur l’idée de lieu plu­tôt que celle de nœud, sur la qua­li­té des accès pié­tons a pro­cu­ré un accrois­se­ment de l’usage du sys­tème de trans­port public de l’ordre de 20 %. Sur le plan de l’efficacité de la mise en œuvre, le TOD est sup­po­sé conduire à la réduc­tion de l’usage de l’automobile. Aux États-Unis, une étude sur 17 quar­tiers TOD a mon­tré une dimi­nu­tion de moi­tié du nombre de dépla­ce­ments effec­tués en voi­ture par rap­port à la moyenne glo­bale observée. 

En Europe, on a fait appel de manière pri­vi­lé­giée au mode fer­ro­viaire. Emblé­ma­tique de cette orien­ta­tion, le tram­way à la fran­çaise est un modèle éta­bli dans les années 1980 qui a essai­mé dans les villes fran­çaises de manière signi­fi­ca­tive. Le mode fer­ro­viaire lourd est aus­si vu comme une épine dor­sale dans des grands bas­sins métro­po­li­tains comme l’Île-de-France et son réseau express régio­nal, ou les modèles alle­mands du S‑Bahn comme à Ber­lin ou à Francfort. 

L’articulation entre les poli­tiques de trans­port et les poli­tiques d’aménagement consti­tue la clé prin­ci­pale d’un déve­lop­pe­ment urbain durable, devant la seule amé­lio­ra­tion des trans­ports publics ou la réduc­tion de la place et de l’usage de la voi­ture. Les solu­tions glo­bales, com­bi­nant urba­nisme et sys­tèmes de trans­port, ont une por­tée et un impact plus 
signi­fi­ca­tif que des inter­ven­tions ou des amé­lio­ra­tions por­tant sur l’un ou sur l’autre des deux élé­ments pris iso­lé­ment. Les expé­riences réus­sies du TOD abondent en ce sens. 

Tran­sit Orien­ted Development

La défi­ni­tion la plus com­mu­né­ment admise du TOD est celle d’un déve­lop­pe­ment urbain mixte (habi­tat, com­merce, emploi), et modé­ré­ment dense, entou­rant les arrêts de trans­port en com­mun, afin de favo­ri­ser l’usage des trans­ports publics, de la marche à pied, du vélo et des autres alter­na­tives à la voiture. 

Le véhicule autonome : vers une nouvelle révolution ?

Aujourd’hui, le débat public et le domaine de la recherche sont ani­més par les réflexions sur le véhi­cule auto­nome et les impacts que l’on peut en attendre. Les villes que nous habi­tons sont issues d’un déve­lop­pe­ment urbain sys­té­mique appuyé sur un mode de trans­port domi­nant, aujourd’hui la voi­ture conduite par un indi­vi­du seul. Com­ment évo­lue­ront nos villes si émerge mas­si­ve­ment le véhi­cule auto­nome, qui pro­met de libé­rer un temps actif au cours du dépla­ce­ment ? Cette inno­va­tion tech­no­lo­gique est sus­cep­tible de trans­for­mer nos agen­das quo­ti­diens et notre rap­port au temps de trans­port deve­nu un temps utile, et qui pour­rait alors s’allonger avec des dis­tances par­cou­rues quo­ti­dien­ne­ment encore plus grandes. 

Doit-on s’attendre dès lors à une nou­velle vague de périurbanisation ? 

L’histoire des trans­ports indique qu’un mode de trans­port nou­veau ne fait pas dis­pa­raître tous ceux qui le pré­cèdent, et l’histoire des villes montre que la forme urbaine hérite lour­de­ment des choix anté­rieurs, qu’une grande iner­tie carac­té­rise le sys­tème urbain ; ces ensei­gne­ments nous indiquent une voie qui est de recher­cher la diver­si­té des modes de trans­port dans la ville, de ne pas lais­ser un mode, aujourd’hui la voi­ture, domi­ner les autres. Il faut donc favo­ri­ser les alter­na­tives – aujourd’hui les trans­ports en com­mun – et les autres modes – marche, vélo – et bien sûr lais­ser entrer les inno­va­tions, mais sans en attendre la gué­ri­son mira­cu­leuse des maux urbains. 


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