La modélisation des villes : une approche physique du phénomène urbain
Les villes surprennent et intéressent la communauté scientifique depuis longtemps. Alors que jusqu’à maintenant la loi de Zipf et le modèle de Gabaix semblaient répondre à la question de l’évolution démographique des villes, une nouvelle thèse, qui essaie d’appliquer les méthodes de physique à celle-ci, rectifie dans Nature la vision stochastique qui était admise et montre que la politique d’aménagement du territoire a un rôle majeur à jouer en la matière.
Au sein d’une large communauté scientifique, celle des économistes, des sociologues, des géographes et des historiens, les villes étonnent par leur existence. Cela n’a a priori rien d’évident et traduit un intérêt des individus à se regrouper. Les villes surprennent aussi parce qu’elles se ressemblent beaucoup, à travers les époques et les cultures, et ce malgré la multiplicité des individualités qui les sous-tendent. Les villes intéressent enfin parce qu’elles se développent au point de regrouper, depuis peu, la majorité de la population mondiale et d’être ainsi incontournables dans la compréhension des sociétés modernes.
Chacun sous son microscope méthodologique verra les villes à la lumière de sa formation. Pour l’archéologue, une ville est la trace brunie de quelques murs enfouis dans le sable. Pour l’historien, un ensemble de documents concordants qui traduisent en un lieu et en un temps une plaque d’activité commerciale ou intellectuelle particulièrement intense. Pour l’économiste, c’est un lieu d’échanges, d’innovation, un « marché » où se concrétise la théorie des rendements croissants et des économies d’échelle, qui traduisent l’intérêt qu’ont à se regrouper les individus. Pour le géographe, c’est une surface particulière des terres émergées, où d’aucuns ont fait le choix de s’installer.
Les physiciens ont leur mot à dire dans l’étude des phénomènes sociaux
La curiosité du phénomène urbain ainsi que les similitudes empiriques entre les villes du monde invitent à y rechercher des causes communes, un ensemble restreint de caractéristiques qui devraient, espère-t-on, expliquer pourquoi et comment les villes se développent. Si par un heureux hasard, dans la complexité apparente des sociétés humaines, ces caractéristiques minimales et universelles pouvaient aussi se quantifier, se réduire à quelques quantités numériques – population, richesse, surface au sol – dont les relations les unes avec les autres seraient simples, il y aurait également certainement matière à recherche pour le physicien.
C’est en effet indéniablement le travail habituel d’un physicien de chercher, dans la complexité du monde, de ses interactions, de son imprédictibilité, à écrire des lois qui se veulent à la fois universelles et simples. Cette simplicité universelle doit se traduire par l’écriture d’équations, qui comportent le moins possible de paramètres, de degrés de liberté. Le physicien se différencie ainsi de l’économiste économètre. Derrière la corrélation, ou la causalité, il cherche à éliminer l’ajustable. Bien sûr cette approche, comme la physique habituelle, ne peut être qu’empirique. Seules les données urbaines réelles peuvent trancher entre la bonne théorie et la mauvaise.
Les théories de physique appliquées aux systèmes sociaux ne doivent donc pas seulement être logiques, elles doivent aussi être cohérentes avec les observations. Évidemment, il faut bien le reconnaître, on ne peut qu’admettre qu’il y ait des phénomènes sociaux qui ne se laisseront jamais mettre en équation. Une science des villes quantitative, physique, n’a pas vocation à tout expliquer ; elle n’y arriverait jamais. Elle restera toujours l’exception et non la règle.
Dans ma thèse, j’ai essayé de montrer comment appliquer ce raisonnement à un sujet précis : les dynamiques de populations urbaines.
La population permet d’en savoir plus sur de nombreux phénomènes urbains
L’étude de la population est la plus naturelle et conséquemment la plus ancienne des recherches urbaines. La population est une bonne variable pour mesurer l’importance – on pourrait dire le succès – d’une ville. Elle est d’abord assez facile à mesurer – pourvu qu’on se soit accordé sur les frontières de la ville – et les recensements de population urbains sont souvent anciens – ils remontent en France au Moyen Âge – et fiables. De plus, il est possible de relier facilement la population à tout un tas d’autres phénomènes urbains : richesse, crime, innovation, embouteillages, développement des transports en commun, etc.
Dans de nombreux cas, la relation entre population et autre variable d’intérêt est linéaire, ou proche de la linéarité. Lorsque ce n’est pas le cas, on peut facilement l’approximer par une loi de puissance de la forme Y Pβ. Lorsque la valeur de l’exposant β est supérieure à 1, on parle de rendements croissants : la variable augmente plus vite que la population, il y a un effet d’agglomération. Lorsqu’elle est plus petite que 1, on parle de rendements décroissants : l’accumulation d’habitants freine la variable d’intérêt.
“La population est une bonne variable pour mesurer l’importance et le succès d’une ville.”
Ces mesures d’exposants ne sont pas forcément très fiables et restent assez débattues dans la littérature. Un fait qui est assez bien établi et que l’on retient souvent est que le produit intérieur brut est à rendements croissants : un nouvel habitant entraîne une augmentation de production supérieure à la production moyenne par habitant. Mais, sur cette population elle-même, que peut-on dire ? L’économie et la géographie ont convergé tout au long du XXe siècle vers deux « lois démographiques » urbaines, l’une statique et l’autre dynamique. Elles forment le premier chapitre de tout cours d’économie urbaine et restaient, jusqu’à très récemment, les deux faits supposément les plus robustes de la théorie urbaine.
La loi de Zipf décrit la répartition de la population entre les villes d’un pays
La première de ces lois, statique, a été établie il y a plus d’un siècle par un (déjà) physicien allemand, Felix Auerbach. Redécouverte plus tard par le linguiste américain George Zipf, qui l’a généralisée, elle reste connue sous le nom de loi de Zipf. En classant les plus grandes villes allemandes en 1913 par population, Auerbach observa que le produit du rang des villes (la ville la plus peuplée étant de rang 1) par leur population était à peu près constant. C’est la loi de Zipf, observée dans la plupart des pays à différentes époques. C’est un résultat statique, d’équilibre, dans un système de villes.
Ce résultat caractérise l’organisation hiérarchique des villes et, en particulier, il quantifie l’occurrence statistique des grandes villes. La loi de Zipf énonce que, dans tout pays, la ville la plus peuplée est généralement deux fois plus grande que la suivante, et ainsi de suite. Il s’agit d’une signature de la très grande hétérogénéité de la taille des villes et montre que les villes ne sont pas gouvernées par des considérations optimales qui conduiraient à une taille unique mais, au contraire, que les tailles des villes sont largement distribuées et suivent une sorte de hiérarchie.
Le modèle de Gabaix décrit l’évolution de la population d’une ville
La seconde de ces lois, dynamique, cherche à caractériser l’évolution de la population d’une ville au cours du temps. Évidemment, cette évolution est multifactorielle, extrêmement complexe, et personne ne saurait prédire avec certitude si une ville va connaître une forte croissance démographique ou non. Pourquoi le petit oppidum gaulois de Lutèce est-il devenu la grande métropole qu’est Paris aujourd’hui, alors qu’à quelques centaines de kilomètres de là, Autun, fondée par Auguste comme « sœur et émule de Rome », n’a pas dépassé les 20 000 habitants pendant 2 000 ans ?
Pour décrire l’évolution démographique des villes – et incidemment pour montrer que la distribution de population d’un système de villes au cours du temps doit converger vers la loi de Zipf – les économistes et géographes ont donc cherché à écrire une équation dynamique qui reproduisît statistiquement la hiérarchie des villes. L’économiste français Xavier Gabaix a synthétisé à la fin des années 90 l’essentiel de cette recherche « stochastique » dans un modèle pilier de l’économie urbaine, le modèle de Gabaix.
“Le modèle de Gabaix montre que les villes d’aujourd’hui sont la résultante d’un très grand nombre d’événements particuliers et aléatoires, qui ont fait émerger certaines villes tandis que d’autres disparaissaient.”
Le modèle de Gabaix montre que les villes d’aujourd’hui sont la résultante d’un très grand nombre d’événements particuliers et aléatoires, qui ont fait émerger certaines villes tandis que d’autres disparaissaient. Sous l’accumulation de « petits chocs » aléatoires, le modèle de Gabaix montre que la distribution des populations d’un système de ville converge vers la loi de Zipf, qui est essentiellement la conséquence naturelle du hasard des naissances et des migrations.
D’une certaine façon, on peut interpréter le modèle de Gabaix comme un modèle du laissez-faire : les villes se répartissent spontanément vers une hiérarchie inégalitaire du fait des petits chocs indépendants qu’elles subissent au cours de leur vie. Le modèle de Gabaix offre ainsi à la fois une cause et une interprétation à la loi de Zipf, tout en expliquant comment la population d’une ville évolue, au moins statistiquement, au cours du temps.
Les limites de la loi de Zipf et du modèle de Gabaix
Le modèle de Gabaix et la loi de Zipf ont pourtant un problème. Ils ont été empiriquement remis en cause aussi vite que les possibilités de mesures, dans le temps et dans l’espace, se sont accrues. Dans beaucoup de pays, la mesure de la loi de Zipf, dont par ailleurs on montre qu’elle peut facilement être « vue » par erreur, dépend de l’année, de la méthode de mesure, du nombre de villes que l’on regarde, etc. En d’autres termes, dans la plupart des cas, la loi de Zipf dépend davantage de la façon de la mesurer que d’autre chose et, en règle générale, on ne peut pas croire qu’elle tienne. La répartition des populations urbaines est ainsi beaucoup plus complexe que ce que l’on pensait jusqu’à maintenant et peut varier dans le temps.
De plus, les petits chocs du modèle de Gabaix ne permettent pas de rendre compte des grands chocs urbains historiques, par lesquels des villes peuvent apparaître ou disparaître en quelques mois : ruée vers l’or, épidémies majeures, villes nouvelles, guerres, etc. Si la distribution des villes est bien le résultat du hasard, encore faut-il savoir de quel hasard on parle : celui qui s’accumule tous les jours ou celui qui en très peu de temps bouleverse le paysage urbain.
Une nouvelle méthode pour modéliser l’évolution démographique
La meilleure façon de comprendre comment les villes réagissent aux chocs qui influent sur leur évolution démographique est donc encore de repartir de zéro, de la mesure réelle de la croissance urbaine. En analysant les données démographiques et migratoires de plusieurs pays et sur plusieurs périodes, nous avons pu quantifier les différentes contributions à l’évolution de la population urbaine : le solde démographique (naissances et décès), les migrations internationales et les migrations interurbaines (déplacements d’une ville à une autre au sein d’un même pays). À partir de ces résultats, nous avons écrit une nouvelle équation qui décrit l’évolution temporelle des populations urbaines dans un pays.
De loin la démarche n’est pas très éloignée du modèle précédent : construire une équation stochastique de l’évolution de la population d’une ville. Mais, en s’intéressant précisément à la forme empirique du bruit, c’est-à-dire aux chocs qui influent sur la vie des villes, nous procédons d’une démarche typique de la physique statistique : nous cherchons à comprendre si de petits changements quantitatifs locaux peuvent entraîner de grands changements qualitatifs globaux. Et, dans les faits, c’est ce que nous avons observé.
La mesure exacte de la forme que prennent les chocs migratoires dans les villes montre que les populations des villes sont davantage modifiées par de gros pics migratoires (positifs ou négatifs) que par une petite accumulation de changements. Ces chocs sont rares mais suffisamment importants pour changer le destin des villes, les faire émerger ou disparaître. Par exemple, pendant la ruée vers l’or, la population de San Francisco est passée d’un peu plus de 1 000 à 150 000 habitants entre 1850 et 1870. Plus près de nous, la population du Creusot a plus que décuplé entre 1831 et 1856 grâce à l’implantation de la famille Schneider.
Une loi aux conséquences importantes sur le destin des villes
Nos travaux, récemment publiés dans la revue Nature (https://www.nature.com/articles/s41586-020‑2900‑x), offrent ainsi une nouvelle perspective sur le sort des villes. Ce ne sont pas les petits mais les grands événements qui déterminent la démographie urbaine et le sort des villes d’un pays. En particulier, ce sont les vagues occasionnelles mais importantes de migration urbaine qui expliquent pourquoi certaines villes émergent et d’autres disparaissent. Au fond, cette équation est porteuse d’un message optimiste : elle montre que le destin d’une ville n’est pas figé et ne dépend pas uniquement de sa démographie.
Le succès des villes s’explique davantage par des chocs externes, éventuellement induits et contrôlables, que par l’accumulation d’effets strictement aléatoires et fatals. Les décisions en matière de politique urbaine et d’aménagement du territoire ont donc un rôle majeur à jouer dans le renforcement de l’attractivité d’une ville et peuvent complètement changer sa dynamique de développement et son histoire future.
Informations sur la thèse
Cette thèse a été pris en charge dans le cadre de la formation doctorale des ingénieurs des ponts, des eaux et des forêts. Chaque année, une dizaine de jeunes ingénieurs a la possibilité de commencer sa carrière publique par un premier poste « doctoral », sous la forme de trois ans de thèse sur un sujet proche des domaines d’intervention habituels des ingénieurs des ponts, des eaux et des forêts.
Après une formation de physique très théorique en master, il n’était pas évident de trouver un sujet de recherche qui croisât mes compétences académiques et l’activité d’un futur fonctionnaire. Néanmoins, la tendance par laquelle, depuis les années 1980, la physique statistique, habituée à décrire et expliquer des systèmes complexes, a essaimé en-dehors de la physique traditionnelle, notamment vers les sciences sociales, a permis de résoudre cette apparente incompatibilité.
Mon directeur de thèse, Marc Barthelemy, physicien passé de la physique aux réseaux et des réseaux aux modélisations urbaines, offrait l’une de ces quelques options d’ouverture académique qui m’ont permis de réconcilier formation passée et carrière future. Cette thèse, de « Modélisation des systèmes urbains », soutenue à Paris le 7 juillet 2022 devant un jury nécessairement pluridisciplinaire, et d’ailleurs présidée par Denise Pumain, mère de la géographie quantitative en France, a tenté de témoigner qu’il était toutefois possible de faire des sciences en mêlant plusieurs disciplines.
Information sur le laboratoire
Conduite à l’Institut de physique théorique, laboratoire de recherche fondamentale situé sur le plateau de Saclay, rattaché à la Direction de la Recherche Fondamentale (DRF) du CEA et associé à l’Université Paris-Saclay, ma thèse se trouve à l’intersection d’une recherche très fondamentale et théorique, la physique statistique, et de sujets plus appliqués : les dynamiques urbaines, qu’elles soient démographiques, économiques ou environnementales.
Au sein de l’Institut de physique théorique, cette recherche est une exception, même parmi les physiciens statisticiens. Le laboratoire est davantage reconnu pour sa recherche en physique théorique pure : théorie quantique des champs, thermodynamique hors équilibre, cosmologie et physique des particules.
Situation actuelle
Premier engagement d’une carrière administrative, ma thèse ne s’est pas poursuivie par des activités de recherche. Une fois soutenue, j’ai rejoint la Direction du budget, au Bureau de l’énergie, des participations, de l’industrie et de l’innovation.
Biographie
Après un doctorat en physique statistique, Vincent Verbavatz (X14), ingénieur des ponts, des eaux et des forêts, travaille à la Direction du budget.