Mécanique en cardiologie : simulation cardiaque par IRM

La modélisation mécanique en cardiologie : vers le patient virtuel

Dossier : La mécaniqueMagazine N°752 Février 2020
Par Dominique CHAPELLE (86)
Par Martin GENET
Par Philippe MOIREAU (2000)

Les mala­dies car­dio­vas­cu­laires sont un pro­blème de san­té publique majeur dans le monde. Le diag­nos­tic pré­coce de ces affec­tions consti­tue un enjeu cru­cial pour assu­rer leur recul. La simu­la­tion numé­rique devient petit à petit un outil poten­tiel d’aide cli­nique, sur lequel on fonde de grands espoirs.

Le diag­nos­tic pré­coce des mala­dies car­dio-vas­cu­laires a per­mis, depuis deux décen­nies, de limi­ter sta­tis­ti­que­ment le déve­lop­pe­ment des mala­dies car­dio­vas­cu­laires face aux mala­dies can­cé­reuses. Cepen­dant, ce sont prin­ci­pa­le­ment les AVC qui ont chu­té grâce à une meilleure prise en charge de l’hypertension arté­rielle, et dimi­nuer la mor­ta­li­té des autres mala­dies car­diaques reste un défi consi­dé­rable mal­gré la dis­sé­mi­na­tion d’appareils d’imagerie de plus en plus sophis­ti­qués (notam­ment l’IRM) dans les pays industrialisés.


REPÈRES

Pre­mière cause de mor­ta­li­té aux États-Unis, seconde en Europe, les mala­dies car­dio­vas­cu­laires sont aus­si en forte crois­sance en Chine, au Bré­sil, comme dans de nom­breux pays émer­gents. Après les acci­dents vas­cu­laires céré­braux (AVC), les patho­lo­gies les plus fré­quentes sont les mala­dies coro­na­riennes condui­sant à l’infarctus du myo­carde et à l’insuffisance car­diaque, ain­si que les troubles du rythme ou aryth­mies car­diaques, mais il existe aus­si un très grand nombre de patho­lo­gies moins répan­dues, notam­ment des mal­for­ma­tions congé­ni­tales. Rien qu’en Europe, ces mala­dies ont un impact éco­no­mique d’environ 170 mil­liards d’euros par an. 


Le cœur, mécanique modélisable

Le cœur, organe vital par excel­lence, est le siège de phé­no­mènes phy­siques extrê­me­ment divers. À l’origine de la contrac­tion de l’organe, on trouve une acti­vi­té élec­trique régu­lière, révé­lée à l’électrocardiogramme, cor­res­pon­dant à la pro­pa­ga­tion d’une onde de dépo­la­ri­sa­tion dans le cœur. En réponse à cette acti­va­tion, le cœur se contracte et assure ain­si sa fonc­tion motrice : celle de pom­per le sang dans les pou­mons pour qu’il soit oxy­gé­né, et vers le reste des organes pour les ali­men­ter. Nous res­sen­tons cette acti­vi­té méca­nique au quo­ti­dien et on la mesure lors de l’auscultation, de la prise de ten­sion ou des exa­mens par ima­ge­rie médi­cale, notam­ment par écho­gra­phie ou IRM.

Cette richesse des phé­no­mènes phy­siques éveille depuis plus d’un siècle la curio­si­té de ceux qui, comme
A. F. Hux­ley (prix Nobel de méde­cine 1963), sou­haitent modé­li­ser le fonc­tion­ne­ment de l’organe au tra­vers de des­crip­tions phy­siques et mathé­ma­tiques adap­tées, en vue d’en déga­ger des inter­pré­ta­tions ou appli­ca­tions pré­cises. Il y eut d’abord la recherche d’une com­pré­hen­sion en pro­fon­deur des méca­nismes tem­po­rels régu­lant le com­por­te­ment de la cel­lule ou de la fibre car­diaque, décrites par les mathé­ma­ti­ciens au moyen d’équations dif­fé­ren­tielles. Mais on sou­hai­ta aus­si com­prendre, dès 1937 avec Kol­mo­go­rov, l’évolution à la fois tem­po­relle et spa­tiale de la pro­pa­ga­tion de l’activité élec­trique dans l’organe ou, dans les années 50, de la contrac­tion méca­nique. Ces phé­no­mènes dis­tri­bués dans l’espace sont typi­que­ment repré­sen­tés par des équa­tions aux déri­vées par­tielles (EDP) reliant l’évolution en temps du phé­no­mène aux varia­tions spa­tiales locales.

Mécanique en cardiologie : Jumeau numérique pour la simulation cardiaque.
Jumeau numé­rique pour la simu­la­tion cardiaque.

Des modèles arrivant à maturité

En paral­lèle avec le déve­lop­pe­ment des outils de cal­cul scien­ti­fique, la com­mu­nau­té méca­nique s’est empa­rée, dès les années 70, du sujet de la modé­li­sa­tion des phé­no­mènes phy­siques à l’échelle du tis­su et de l’organe à l’aide du for­ma­lisme des milieux conti­nus. Les modèles et les méthodes com­pu­ta­tion­nelles ont pro­gres­si­ve­ment per­mis d’appréhender des phé­no­mènes de plus en plus com­plexes et de plus en plus cou­plés, de la contrac­tion du tis­su car­diaque à son inter­ac­tion avec l’activité élec­trique ou avec le fluide san­guin pré­sent dans les cavi­tés cardiaques.

On peut consi­dé­rer que cer­tains de ces modèles sont arri­vés à matu­ri­té au début de la pré­sente décen­nie, en termes de capa­ci­té pré­dic­tive du bat­te­ment car­diaque et de cer­taines patho­lo­gies asso­ciées. Cela ouvrit la voie à l’utilisation de modèles dans le cadre du pro­nos­tic et du diag­nos­tic cli­nique. Ain­si, la simu­la­tion numé­rique devient petit à petit un outil poten­tiel d’aide cli­nique, vali­dé et encou­ra­gé par les ins­tances de régu­la­tion médi­cale euro­péennes ou amé­ri­caines par exemple, et por­té par de nou­veaux acteurs indus­triels tels que Das­sault Sys­tèmes, qui voient ici de nou­velles appli­ca­tions de leurs outils de modé­li­sa­tion numé­rique en ingé­nie­rie biomédicale.

Quand on parle de pro­nos­tic et de diag­nos­tic assis­tés par l’outil numé­rique, il faut non seule­ment déve­lop­per des modèles mathé­ma­tiques pré­cis et rigou­reux, des méthodes numé­riques robustes et effi­caces pour les simu­ler, mais il faut aus­si les per­son­na­li­ser pour chaque patient à par­tir de don­nées bio­mé­di­cales (notam­ment les images issues de scan­ners, IRM, écho­gra­phies, etc.). Les don­nées inter­viennent de deux façons dans la per­son­na­li­sa­tion des modèles : on peut, clas­si­que­ment, adap­ter les para­mètres des modèles pour que leurs pré­dic­tions soient au plus proche des don­nées ; on peut éga­le­ment ajou­ter des termes d’écart aux don­nées direc­te­ment dans le modèle.

C’est l’objectif que se donne l’assimilation de don­nées, ini­tia­le­ment intro­duite sur les grands sys­tèmes de météo­ro­lo­gie et cli­ma­to­lo­gie, qui per­met de fusion­ner modèles et mesures pour pro­duire une repré­sen­ta­tion numé­rique pre­nant en compte toutes les infor­ma­tions dis­po­nibles, c’est-à-dire les connais­sances a prio­ri et les mesures phy­siques. Il est à noter que l’assimilation de don­nées repré­sente aus­si une méthode de trai­te­ment de don­nées (notam­ment d’images) effi­cace, où le modèle cor­res­pond aux connais­sances a prio­ri uti­li­sées pour régu­la­ri­ser le pro­blème de l’extraction d’informations à par­tir des don­nées. Cette approche est d’ailleurs en légère oppo­si­tion avec le para­digme actuel du « tout don­nées », où des modèles pure­ment sta­tis­tiques sont construits uni­que­ment à par­tir de don­nées, sans s’appuyer sur les grands prin­cipes physiques.

“Il faut développer
des modèles mathématiques personnalisés
pour chaque patient.”

Une aide au diagnostic et au pronostic

Dans notre cas par­ti­cu­lier de la car­dio­lo­gie, en par­tant d’un bat­te­ment car­diaque vir­tuel pour un cœur géné­rique sup­po­sé sain, nous pou­vons créer des mesures vir­tuelles com­pa­rables à celles recueillies lors des exa­mens du patient. L’écart entre ces mesures vir­tuelles et les mesures réelles tra­duit la spé­ci­fi­ci­té du cas étu­dié, et les méthodes d’assimilation de don­nées sont alors capables de modi­fier le bat­te­ment car­diaque simu­lé en inter­pré­tant et rédui­sant autant que pos­sible cette dif­fé­rence consta­tée. Une fois la spé­ci­fi­ci­té du patient déter­mi­née, autre­ment dit le diag­nos­tic, on peut alors lais­ser évo­luer la simu­la­tion pour réa­li­ser une pré­dic­tion du com­por­te­ment futur, à savoir le pro­nos­tic. Pour ce qui est du diag­nos­tic, on peut par exemple, dans le cas d’un infarc­tus du myo­carde, esti­mer de façon objec­tive et quan­ti­ta­tive la loca­li­sa­tion et l’intensité du dom­mage induit dans le tissu.

En termes d’aide au pro­nos­tic, le modèle per­son­na­li­sé peut être uti­li­sé pour tes­ter in sili­co l’impact de diverses stra­té­gies thé­ra­peu­tiques (phar­ma­co­lo­gie, chi­rur­gie, dis­po­si­tifs…) afin de réa­li­ser une ana­lyse risque / béné­fice, com­pa­rer quan­ti­ta­ti­ve­ment les stra­té­gies et déter­mi­ner la plus adap­tée au patient concer­né. L’entreprise amé­ri­caine Heart­Flow, issue de l’université Stan­ford, réa­lise ain­si des pré­dic­tions par simu­la­tion numé­rique sur modèles per­son­na­li­sés des effets de rétré­cis­se­ments coro­na­riens, per­met­tant alors de déter­mi­ner si une inter­ven­tion serait bénéfique.

Dans le même registre, des équipes Inria (dont MΞDISIM) asso­ciées à l’hôpital Saint-Tho­mas de Londres ont réa­li­sé une preuve de concept de l’utilité des modèles numé­riques per­son­na­li­sés pour anti­ci­per l’impact de la thé­ra­pie de resyn­chro­ni­sa­tion car­diaque (CRT), lar­ge­ment pra­ti­quée (150 inter­ven­tions par an et par mil­lion d’habitants en Europe de l’Ouest), alors qu’on estime qu’elle ne pré­sente aucun béné­fice, au résul­tat, pour plus d’un patient sur deux. Dans un tel exemple, la simu­la­tion numé­rique per­met­tra non seule­ment de limi­ter les coûts et les risques asso­ciés aux inter­ven­tions sans béné­fice, mais aus­si d’adapter et d’optimiser la pro­cé­dure pour chaque patient, et ain­si d’en amé­lio­rer signi­fi­ca­ti­ve­ment le succès.

Un riche champ restant à explorer

Reste que la com­pré­hen­sion pro­fonde des méca­nismes com­plexes inter­ve­nant dans le bat­te­ment de notre cœur est une source inta­ris­sable de pro­blèmes nou­veaux pour la modé­li­sa­tion méca­nique et le cal­cul. L’équipe MΞDISIM tra­vaille aujourd’hui sur la for­mu­la­tion de modèles mul­tié­chelles et mul­ti­phy­siques per­met­tant par exemple la prise en compte de la per­fu­sion (ali­men­ta­tion en sang) du tis­su car­diaque et des patho­lo­gies asso­ciées (isché­mie, infarc­tus), les phé­no­mènes de pro­pa­ga­tion d’ondes que de nou­velles tech­niques d’élastographie com­mencent à révé­ler, ou encore les effets fins des grandes défor­ma­tions méca­niques sur l’activité électrique.

Aux plus grandes échelles de temps, les phé­no­mènes de crois­sance et de remo­de­lage, qui en majeure par­tie trouvent leurs sources aux plus petites échelles spa­tiales, sont des enjeux impor­tants, tout autant que les méca­nismes de régu­la­tion et de cou­plage entre les dif­fé­rents com­par­ti­ments du sys­tème car­dio­vas­cu­laire. À titre d’exemple, en col­la­bo­ra­tion avec l’université Stan­ford, l’équipe a pro­po­sé un modèle de crois­sance (évo­lu­tion de la quan­ti­té de matière) du myo­carde qui per­met de repro­duire le remo­de­lage des ven­tri­cules au fil des mois et des années, notam­ment du fait de l’hypertension arté­rielle ou pulmonaire.

Ces avan­cées théo­riques doivent être accom­pa­gnées de déve­lop­pe­ments expé­ri­men­taux, eux aus­si nova­teurs et adap­tés à la com­plexi­té des tis­sus vivants, car bien sou­vent les méca­nismes phy­siques eux-mêmes sont mal iden­ti­fiés. Tous ces élé­ments consti­tuent autant de défis scien­ti­fiques qui se conjuguent aux enjeux cli­niques, indus­triels et sociétaux.


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