La mondialisation, la destruction des emplois et de la croissance

Dossier : ExpressionsMagazine N°601 Janvier 2005

1) Avant d’aborder cet important ouvrage, rappelons-en brièvement les antécédents et le contexte.

On sait l’in­té­rêt pas­sion­né, por­té de longue date par Mau­rice Allais à la construc­tion euro­péenne, notoi­re­ment illus­tré dès 1959 par son ouvrage L’Eu­rope unie, route de la pros­pé­ri­té, cou­ron­né l’an­née sui­vante par deux grands prix.

Alar­mé au cours des années 1990 par les dévoie­ments per­sis­tants de cette construc­tion, à ses yeux lourds de menaces pour son ave­nir, Mau­rice Allais n’hé­site pas à dénon­cer ses options irré­flé­chies et mul­ti­plie les aver­tis­se­ments dans une suc­ces­sion d’ouvrages :

  • L’Eu­rope face à son ave­nir, que faire ? (1991)
  • Erreurs et impasses de la construc­tion euro­péenne (1992)
  • Com­bats pour l’Eu­rope (1992−1994)
  • La crise mon­diale aujourd’­hui (1999).


Cet ouvrage se situe au cœur d’une cam­pagne d’in­for­ma­tion dans les colonnes du Figa­ro, amor­cée fin 1998 par trois articles dont les titres révèlent sans équi­voque les prises de posi­tions de l’au­teur : « Pour une Charte confé­dé­rale » (12 novembre), « Amster­dam, une erreur his­to­rique » (13 novembre), « Les tota­li­taires par­mi nous » (14 décembre) sui­vis par cinq nou­veaux articles éche­lon­nés entre le 27 mai et le 23 juin 1999. (Tous ces textes seront ras­sem­blés dans Nou­veaux Com­bats pour l’Eu­rope.)

2) Si l’on regarde avec les yeux d’aujourd’hui la gravité des questions de fond soulevées par l’auteur, force est de reconnaître qu’elles sont plus actuelles que jamais.

Disons-le sans détour : aux yeux de Mau­rice Allais, l’Eu­rope, en quête com­bien dif­fi­cile d’i­den­ti­té, de démo­cra­tie, de gou­ver­nance res­pon­sable, n’a pas fini de payer au prix fort l’in­con­sé­quence de sa poli­tique exté­rieure et l’ou­bli déli­bé­ré de ses prin­cipes fondateurs.

De quoi s’a­git-il pour l’es­sen­tiel et com­ment en est-on arri­vé là ? Ni plus ni moins de la dés­in­dus­tria­li­sa­tion inin­ter­rom­pue de la « Vieille Europe » avec son cor­tège inces­sant de des­truc­tions d’emplois avec ses consé­quences désta­bi­li­sa­trices désas­treuses sur le tis­su social, les équi­libres finan­ciers, etc.

« Les déci­deurs, nous explique Mau­rice Allais, n’ont ces­sé d’être aveu­glés par des idées domi­nantes, le mar­tè­le­ment inces­sant de pseu­do-véri­tés. On assiste en effet à la main­mise sur les esprits d’une idéo­lo­gie sim­pli­fi­ca­trice du libre-échange », com­pro­met­tant irré­mé­dia­ble­ment l’a­vè­ne­ment d’une Europe véri­ta­ble­ment unie et maî­tresse de son destin.

Mau­rice Allais tord ici le cou au pos­tu­lat de l’i­déo­lo­gie mon­dia­liste pré­va­lant aujourd’­hui dans les sphères diri­geantes et les groupes d’in­fluence, pos­tu­lat se résu­mant dans le sophisme suivant :

« Si on libère tout, ce ne peut être en défi­ni­tive qu’a­van­ta­geux pour tout le monde. » Cette idéo­lo­gie repose sur une inter­pré­ta­tion et une appli­ca­tion erro­nées de théo­ries éco­no­miques justes, prô­nant une éco­no­mie de mar­ché où la libre concur­rence favo­rise une allo­ca­tion effi­cace des res­sources, ce qui n’est mani­fes­te­ment et mal­heu­reu­se­ment plus le cas.

Cet acte de foi dans le « lais­ser-fai­risme mon­dia­liste » a pour prin­ci­paux pro­ta­go­nistes les mul­ti­na­tio­nales amé­ri­caines et leurs relais (à com­men­cer au sein de l’ap­pa­reil gou­ver­ne­men­tal des USA à leur dévo­tion). Il a gagné nos grandes mul­ti­na­tio­nales, qui, autre­fois, quand elles construi­saient des usines à l’é­tran­ger, avaient pour objec­tif pre­mier la conquête de nou­veaux mar­chés, non d’u­ti­li­ser de la main-d’œuvre à bas prix, par­ti­ci­pant ain­si au déve­lop­pe­ment éco­no­mique, sans ravages pour leur propre éco­no­mie. Or elles n’ont aujourd’­hui d’autre choix que d’en­trer réso­lu­ment dans ce nou­veau grand jeu pla­né­taire, sous peine d’as­phyxie (com­ment leur en faire grief !).

Il est évi­dem­ment deve­nu dif­fi­cile de faire une dis­tinc­tion entre deux types d’ac­ti­vi­tés, le plus sou­vent liées : conquête de mar­chés exté­rieurs, achat de tra­vail bon mar­ché en vue de vendre sa pro­duc­tion dans des pays déve­lop­pés. Il n’en résulte pas moins que les mul­ti­na­tio­nales (les « Trans­na­tio­nales », comme on les appelle par­fois) dis­posent à l’heure actuelle d’un pou­voir exor­bi­tant et d’une influence poli­tique exces­sive sur l’é­co­no­mie, pou­vant mener à des résul­tats incom­pa­tibles avec les inté­rêts communautaires.

3) Bien plus conséquent est le fait que les dirigeants politiques européens, surtout sensibles au court terme, paralysés par leurs divergences de toutes sortes aient en fait abandonné à la Commission bruxelloise (sous influence à ce sujet, surtout britannique) le soin de définir la politique économique extérieure communautaire.

Or ses options réso­lu­ment mon­dia­listes, prises depuis vingt-cinq ans sans consul­ta­tion préa­lable, sont fon­da­men­ta­le­ment nocives et même « aber­rantes », au dire de l’au­teur, tour­nant déli­bé­ré­ment le dos au prin­cipe fon­da­men­tal de la pré­fé­rence com­mu­nau­taire (s’exer­çant à tra­vers les pro­tec­tions contin­gen­taires et tarifaires).

Ouvrir l’U­nion euro­péenne à tous les vents d’une éco­no­mie mon­dia­liste dépour­vue d’un cadre ins­ti­tu­tion­nel réel­le­ment appro­prié, domi­née en fait par la loi de la jungle, entraîne des effets à terme dévas­ta­teurs. Il s’en­suit que l’Eu­rope se trouve confron­tée à une situa­tion de plus en plus pré­oc­cu­pante de pertes d’emplois, dont la fer­me­ture inin­ter­rom­pue de sites indus­triels impor­tants par suite de délo­ca­li­sa­tions mas­sives consti­tue le signe le plus visible, affec­tant de proche en proche tous les sec­teurs jusque dans la dis­tri­bu­tion voire même cer­tains services.

Ce phé­no­mène dont l’am­pleur semble avoir été trop long­temps sous-esti­mée par les « experts » affecte plus spé­cia­le­ment les pays de la « Vieille Europe » sans épar­gner l’Al­le­magne, laquelle, forte de son avance en biens d’é­qui­pe­ment, a cru long­temps pou­voir tirer avan­tage de ses atouts, mais découvre à son tour les ravages sociaux induits par la mondialisation.

On sait pour­tant, de longue date, comme le montrent des études sérieuses, rap­pelle Mau­rice Allais, que la mon­dia­li­sa­tion, mou­ve­ment iné­luc­table, ne peut s’o­pé­rer sans hauts risques, que progressivement :

« Par étapes, pas­sant par le stade inter­mé­diaire d’une libé­ra­tion au sein d’en­sembles régio­naux éco­no­mi­que­ment et poli­ti­que­ment asso­ciés, grou­pant des pays de déve­lop­pe­ment éco­no­mique com­pa­rable, cha­cun se pro­té­geant rai­son­na­ble­ment des autres. »

« On sait aus­si que pou­voir ache­ter des pro­duits bien meilleur mar­ché devient vite très péna­li­sant dans la mesure où la contre­par­tie en est une perte mas­sive d’emplois et des pré­lè­ve­ments accrus, les indus­triels étant inci­tés à pri­vi­lé­gier les équi­pe­ments éco­no­mi­sant l’emploi, géné­ra­teurs de com­pres­sion d’ef­fec­tifs » (le chô­mage « technologique »).

4) Il est clair qu’un tel réquisitoire n’est crédible que fondé sur des données concrètes irrécusables, judicieusement interprétées comme il se doit (cette évidence empirique en sous-titre de l’ouvrage).

C’est ici que l’au­teur donne toute la mesure de son art exem­plaire. On ne sau­rait ici que résu­mer dans ses grandes lignes le pro­ces­sus de son ana­lyse. Elle est amor­cée en deuxième par­tie : « La cas­sure de 1974 ». Si l’on com­pare les évo­lu­tions ten­dan­cielles avant et après 1974,
1) du chô­mage au sens du Bureau inter­na­tio­nal du travail,
2) du sous-emploi total (pre­nant en compte son trai­te­ment social),
3) des emplois dans l’in­dus­trie, avec leurs taux res­pec­tifs dans la popu­la­tion active, enfin
4) du PIB réel par habi­tant, un même constat s’im­pose : l’an­née 1974, consé­cu­tive à l’ou­ver­ture de la pre­mière crise pétro­lière, appa­raît comme une année de rup­ture pro­fonde, ouvrant sur une période longue mar­quée (après cor­rec­tion des fluc­tua­tions conjonc­tu­relles) par une « cas­sure » de ces divers taux, de l’ordre de 50 %.

Déplo­rant l’ab­sence en France d’a­na­lyse appro­fon­die des causes réelles du chô­mage (hor­mis la ten­ta­tive du Rap­port Guai­no du Com­mis­sa­riat au Plan en 1997), Mau­rice Allais s’ap­plique à dépar­ta­ger, au sein de ce phé­no­mène extrê­me­ment com­plexe qu’est le chô­mage, les causes prin­ci­pales à son ori­gine, en les rédui­sant à cinq fac­teurs essentiels :

1) le chô­mage « chro­nique » induit dans le cadre natio­nal, indé­pen­dam­ment du com­merce exté­rieur, par la struc­ture de la pro­tec­tion sociale,
2) le chô­mage induit par le libre-échange mon­dia­liste aggra­vé par un sys­tème moné­taire et finan­cier1 inter­na­tio­nal dépour­vu de toute régu­la­tion et géné­ra­teur de dés­équi­libres (l’au­teur s’é­tend lon­gue­ment sur ce pro­blème de plus en plus menaçant),
3) le chô­mage induit par l’im­mi­gra­tion extracommunautaire,
4) le chô­mage technologique,
5) le chô­mage conjonc­tu­rel (lequel par défi­ni­tion s’an­nule tendanciellement).

Il en résulte un modèle des « com­po­santes du sous-emploi » axé sur deux indi­ca­teurs fon­da­men­taux : les poli­tiques sociale et libre-échan­giste mon­dia­liste. Livrons-en seule­ment la conclu­sion la plus signi­fi­ca­tive. Après 1974 la com­po­sante mon­dia­liste du sous-emploi a été constam­ment plus impor­tante et sen­si­ble­ment dou­blée en moyenne de la com­po­sante sociale. Une autre esti­ma­tion des com­po­santes du chô­mage (au sens du BIT cette fois) au cours des der­nières années du siècle donne la répar­ti­tion sui­vante des fac­teurs : libre-échan­giste 50 %, poli­tique sociale 40 %, tech­no­lo­gique 10 %.

S’a­gis­sant de l’im­mi­gra­tion, Mau­rice Allais sou­ligne que per­sonne ne défend plus ouver­te­ment une poli­tique de libre immi­gra­tion. C’est un fait éta­bli que pour chaque tra­vailleur immi­gré (a for­tio­ri s’il arrive avec sa famille) il faut une épargne mini­male cor­res­pon­dant à quatre fois son salaire annuel pour réa­li­ser les infra­struc­tures néces­saires. C’est un autre fait bien éta­bli (comme les USA ont été les pre­miers à le consta­ter) : « Qu’une immi­gra­tion étran­gère exces­sive a pour résul­tat tan­gible de dépri­mer pro­fon­dé­ment les salaires réels cor­res­pon­dant aux tra­vaux les plus pénibles par rap­port à ce qu’ils auraient pu être autre­ment et de rendre ain­si plus dif­fi­ciles les recon­ver­sions néces­saires de notre socié­té… Une incons­cience totale a constam­ment domi­né la poli­tique fran­çaise… »

5) Conclusions de l’auteur

L’é­vo­lu­tion éco­no­mique et poli­tique de l’U­nion euro­péenne est insé­pa­rable de la ques­tion cru­ciale du chô­mage, dont à la limite n’est plus à l’a­bri aucune acti­vi­té indus­trielle et il ne sau­rait exis­ter de civi­li­sa­tion sans indus­trie ni d’é­co­no­mie viable gre­vée par l’as­sis­tance d’une pro­por­tion tou­jours crois­sante de la population.

« La solu­tion, c’est d’é­ta­blir dans le cadre d’une pré­fé­rence com­mu­nau­taire une pro­tec­tion rai­son­nable de la Com­mu­nau­té euro­péenne sup­pri­mant l’a­van­tage d’un tel pro­ces­sus de délo­ca­li­sa­tion… En tout cas on ne peut fon­der une poli­tique rai­son­nable de déve­lop­pe­ment des pays sous-déve­lop­pés sur la ruine des pays déve­lop­pés. »

L’a­na­lyse déjà ancienne de Mau­rice Allais n’a pas sus­ci­té jus­qu’i­ci le débat qu’elle méri­te­rait. Gageons qu’elle « déran­ge­rait » plu­tôt, comme si la dénon­cia­tion du laxisme pas­sé, la mise en évi­dence des sévères réa­li­tés euro­péennes d’au­jourd’­hui appor­taient sur­tout de l’eau au mou­lin des anti-Euro­péens et des Euros­cep­tiques. En fait ce qu’elle met sur­tout en cause, c’est la carence d’in­for­ma­tion objec­tive et de débat démo­cra­tique autour d’op­tions enga­geant lour­de­ment un ave­nir que l’on découvre de plus en plus incer­tain et incon­trô­lable, mais n’y a‑t-on pas lar­ge­ment contribué ?

Il paraît bien dif­fi­cile de réfu­ter le diag­nos­tic por­té par Mau­rice Allais sur le fond du pro­blème qu’il résume dans sa conclusion :

« La confu­sion actuelle du libé­ra­lisme et du lais­ser-fai­risme2 consti­tue l’un des plus graves dan­gers de notre temps. Une socié­té libé­rale et huma­niste ne sau­rait s’i­den­ti­fier à une socié­té laxiste…, l’é­co­no­mie mon­dia­liste pré­sen­tée aujourd’­hui comme pana­cée ne connaît qu’un inté­rêt, l’argent, un seul culte, l’argent. »

6) Si le diagnostic sans complaisance dressé de longue date par Maurice Allais sur les causes réelles du chômage, plus spécialement en France, semble peu contestable sur le fond, que penser des remèdes préconisés, dont l’efficacité reste trop souvent à démontrer.

Com­men­çons par veiller à ne pas lais­ser s’é­lar­gir les brèches ouvertes dans nombre d’ac­ti­vi­tés, en prin­cipe pro­té­gées par des mesures contin­gen­taires à l’im­por­ta­tion (un simple exemple : la confec­tion de pro­thèses den­taires), mesures cou­ram­ment trans­gres­sées (tolé­rance, laxisme des contrôles ?).

Quoi qu’il en soit, des dif­fi­cul­tés d’ordre pra­tique liées au désordre, à l’ex­trême enche­vê­tre­ment des échanges com­mer­ciaux, à leur manque de trans­pa­rence, il semble que le prin­ci­pal obs­tacle à sur­mon­ter soit d’ordre psy­cho­lo­gique. Disons qu’une prise de conscience salu­taire des effets per­vers sur l’emploi, de la mon­dia­li­sa­tion, telle qu’elle est vécue aujourd’­hui, n’est envi­sa­geable au niveau de l’U­nion euro­péenne que devant l’é­vi­dence d’une situa­tion socioé­co­no­mique dégradée.

À sup­po­ser qu’un consen­sus puisse s’é­ta­blir sur une stra­té­gie com­mune, il fau­drait alors (comme le fait obser­ver Mau­rice Allais) affron­ter les quatre grandes ins­ti­tu­tions inter­na­tio­nales que sont le FMI, la BM, l’OCDE et sur­tout l’OMC ce « moindre mal » de l’a­vis géné­ral, dont nous avons accep­té et signé les dis­po­si­tions, afin d’en rené­go­cier les sta­tuts. (Leurs poli­tiques res­pec­tives reposent sur nombre de sophismes rele­vés dans leurs rap­ports, dont Mau­rice Allais montre l’i­na­ni­té.) Si une telle crise est pré­vi­sible à plus ou moins brève échéance, la prio­ri­té irait sans doute à la réforme d’un sys­tème moné­taire dont les effets per­vers sur les échanges mon­diaux deviennent insupportables.


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1. D’une manière ou d’une autre, il est abso­lu­ment néces­saire que l’U­nion euro­péenne se pré­serve au plus tôt des per­ver­sions moné­taires de l’é­co­no­mie mon­diale. Il ne sau­rait suf­fire de créer une mon­naie unique. Une réforme pro­fonde du sys­tème moné­taire et finan­cier mon­dial est néces­saire et une pro­tec­tion mini­male du Mar­ché com­mu­nau­taire est indispensable.
2. Notre cama­rade sait de quoi il parle en matière de confu­sion­nisme ayant été lui-même éti­que­té « libé­ral attar­dé » quand la vogue était au diri­gisme mar­xi­sant, « pro­tec­tion­niste rétro » par les chantres du libé­ra­lisme libre-échan­giste mondialiste.

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