La mondialisation, la destruction des emplois et de la croissance
1) Avant d’aborder cet important ouvrage, rappelons-en brièvement les antécédents et le contexte.
On sait l’intérêt passionné, porté de longue date par Maurice Allais à la construction européenne, notoirement illustré dès 1959 par son ouvrage L’Europe unie, route de la prospérité, couronné l’année suivante par deux grands prix.
Alarmé au cours des années 1990 par les dévoiements persistants de cette construction, à ses yeux lourds de menaces pour son avenir, Maurice Allais n’hésite pas à dénoncer ses options irréfléchies et multiplie les avertissements dans une succession d’ouvrages :
- L’Europe face à son avenir, que faire ? (1991)
- Erreurs et impasses de la construction européenne (1992)
- Combats pour l’Europe (1992−1994)
- La crise mondiale aujourd’hui (1999).
Cet ouvrage se situe au cœur d’une campagne d’information dans les colonnes du Figaro, amorcée fin 1998 par trois articles dont les titres révèlent sans équivoque les prises de positions de l’auteur : « Pour une Charte confédérale » (12 novembre), « Amsterdam, une erreur historique » (13 novembre), « Les totalitaires parmi nous » (14 décembre) suivis par cinq nouveaux articles échelonnés entre le 27 mai et le 23 juin 1999. (Tous ces textes seront rassemblés dans Nouveaux Combats pour l’Europe.)
2) Si l’on regarde avec les yeux d’aujourd’hui la gravité des questions de fond soulevées par l’auteur, force est de reconnaître qu’elles sont plus actuelles que jamais.
Disons-le sans détour : aux yeux de Maurice Allais, l’Europe, en quête combien difficile d’identité, de démocratie, de gouvernance responsable, n’a pas fini de payer au prix fort l’inconséquence de sa politique extérieure et l’oubli délibéré de ses principes fondateurs.
De quoi s’agit-il pour l’essentiel et comment en est-on arrivé là ? Ni plus ni moins de la désindustrialisation ininterrompue de la « Vieille Europe » avec son cortège incessant de destructions d’emplois avec ses conséquences déstabilisatrices désastreuses sur le tissu social, les équilibres financiers, etc.
« Les décideurs, nous explique Maurice Allais, n’ont cessé d’être aveuglés par des idées dominantes, le martèlement incessant de pseudo-vérités. On assiste en effet à la mainmise sur les esprits d’une idéologie simplificatrice du libre-échange », compromettant irrémédiablement l’avènement d’une Europe véritablement unie et maîtresse de son destin.
Maurice Allais tord ici le cou au postulat de l’idéologie mondialiste prévalant aujourd’hui dans les sphères dirigeantes et les groupes d’influence, postulat se résumant dans le sophisme suivant :
« Si on libère tout, ce ne peut être en définitive qu’avantageux pour tout le monde. » Cette idéologie repose sur une interprétation et une application erronées de théories économiques justes, prônant une économie de marché où la libre concurrence favorise une allocation efficace des ressources, ce qui n’est manifestement et malheureusement plus le cas.
Cet acte de foi dans le « laisser-fairisme mondialiste » a pour principaux protagonistes les multinationales américaines et leurs relais (à commencer au sein de l’appareil gouvernemental des USA à leur dévotion). Il a gagné nos grandes multinationales, qui, autrefois, quand elles construisaient des usines à l’étranger, avaient pour objectif premier la conquête de nouveaux marchés, non d’utiliser de la main-d’œuvre à bas prix, participant ainsi au développement économique, sans ravages pour leur propre économie. Or elles n’ont aujourd’hui d’autre choix que d’entrer résolument dans ce nouveau grand jeu planétaire, sous peine d’asphyxie (comment leur en faire grief !).
Il est évidemment devenu difficile de faire une distinction entre deux types d’activités, le plus souvent liées : conquête de marchés extérieurs, achat de travail bon marché en vue de vendre sa production dans des pays développés. Il n’en résulte pas moins que les multinationales (les « Transnationales », comme on les appelle parfois) disposent à l’heure actuelle d’un pouvoir exorbitant et d’une influence politique excessive sur l’économie, pouvant mener à des résultats incompatibles avec les intérêts communautaires.
3) Bien plus conséquent est le fait que les dirigeants politiques européens, surtout sensibles au court terme, paralysés par leurs divergences de toutes sortes aient en fait abandonné à la Commission bruxelloise (sous influence à ce sujet, surtout britannique) le soin de définir la politique économique extérieure communautaire.
Or ses options résolument mondialistes, prises depuis vingt-cinq ans sans consultation préalable, sont fondamentalement nocives et même « aberrantes », au dire de l’auteur, tournant délibérément le dos au principe fondamental de la préférence communautaire (s’exerçant à travers les protections contingentaires et tarifaires).
Ouvrir l’Union européenne à tous les vents d’une économie mondialiste dépourvue d’un cadre institutionnel réellement approprié, dominée en fait par la loi de la jungle, entraîne des effets à terme dévastateurs. Il s’ensuit que l’Europe se trouve confrontée à une situation de plus en plus préoccupante de pertes d’emplois, dont la fermeture ininterrompue de sites industriels importants par suite de délocalisations massives constitue le signe le plus visible, affectant de proche en proche tous les secteurs jusque dans la distribution voire même certains services.
Ce phénomène dont l’ampleur semble avoir été trop longtemps sous-estimée par les « experts » affecte plus spécialement les pays de la « Vieille Europe » sans épargner l’Allemagne, laquelle, forte de son avance en biens d’équipement, a cru longtemps pouvoir tirer avantage de ses atouts, mais découvre à son tour les ravages sociaux induits par la mondialisation.
On sait pourtant, de longue date, comme le montrent des études sérieuses, rappelle Maurice Allais, que la mondialisation, mouvement inéluctable, ne peut s’opérer sans hauts risques, que progressivement :
« Par étapes, passant par le stade intermédiaire d’une libération au sein d’ensembles régionaux économiquement et politiquement associés, groupant des pays de développement économique comparable, chacun se protégeant raisonnablement des autres. »
« On sait aussi que pouvoir acheter des produits bien meilleur marché devient vite très pénalisant dans la mesure où la contrepartie en est une perte massive d’emplois et des prélèvements accrus, les industriels étant incités à privilégier les équipements économisant l’emploi, générateurs de compression d’effectifs » (le chômage « technologique »).
4) Il est clair qu’un tel réquisitoire n’est crédible que fondé sur des données concrètes irrécusables, judicieusement interprétées comme il se doit (cette évidence empirique en sous-titre de l’ouvrage).
C’est ici que l’auteur donne toute la mesure de son art exemplaire. On ne saurait ici que résumer dans ses grandes lignes le processus de son analyse. Elle est amorcée en deuxième partie : « La cassure de 1974 ». Si l’on compare les évolutions tendancielles avant et après 1974,
1) du chômage au sens du Bureau international du travail,
2) du sous-emploi total (prenant en compte son traitement social),
3) des emplois dans l’industrie, avec leurs taux respectifs dans la population active, enfin
4) du PIB réel par habitant, un même constat s’impose : l’année 1974, consécutive à l’ouverture de la première crise pétrolière, apparaît comme une année de rupture profonde, ouvrant sur une période longue marquée (après correction des fluctuations conjoncturelles) par une « cassure » de ces divers taux, de l’ordre de 50 %.
Déplorant l’absence en France d’analyse approfondie des causes réelles du chômage (hormis la tentative du Rapport Guaino du Commissariat au Plan en 1997), Maurice Allais s’applique à départager, au sein de ce phénomène extrêmement complexe qu’est le chômage, les causes principales à son origine, en les réduisant à cinq facteurs essentiels :
1) le chômage « chronique » induit dans le cadre national, indépendamment du commerce extérieur, par la structure de la protection sociale,
2) le chômage induit par le libre-échange mondialiste aggravé par un système monétaire et financier1 international dépourvu de toute régulation et générateur de déséquilibres (l’auteur s’étend longuement sur ce problème de plus en plus menaçant),
3) le chômage induit par l’immigration extracommunautaire,
4) le chômage technologique,
5) le chômage conjoncturel (lequel par définition s’annule tendanciellement).
Il en résulte un modèle des « composantes du sous-emploi » axé sur deux indicateurs fondamentaux : les politiques sociale et libre-échangiste mondialiste. Livrons-en seulement la conclusion la plus significative. Après 1974 la composante mondialiste du sous-emploi a été constamment plus importante et sensiblement doublée en moyenne de la composante sociale. Une autre estimation des composantes du chômage (au sens du BIT cette fois) au cours des dernières années du siècle donne la répartition suivante des facteurs : libre-échangiste 50 %, politique sociale 40 %, technologique 10 %.
S’agissant de l’immigration, Maurice Allais souligne que personne ne défend plus ouvertement une politique de libre immigration. C’est un fait établi que pour chaque travailleur immigré (a fortiori s’il arrive avec sa famille) il faut une épargne minimale correspondant à quatre fois son salaire annuel pour réaliser les infrastructures nécessaires. C’est un autre fait bien établi (comme les USA ont été les premiers à le constater) : « Qu’une immigration étrangère excessive a pour résultat tangible de déprimer profondément les salaires réels correspondant aux travaux les plus pénibles par rapport à ce qu’ils auraient pu être autrement et de rendre ainsi plus difficiles les reconversions nécessaires de notre société… Une inconscience totale a constamment dominé la politique française… »
5) Conclusions de l’auteur
L’évolution économique et politique de l’Union européenne est inséparable de la question cruciale du chômage, dont à la limite n’est plus à l’abri aucune activité industrielle et il ne saurait exister de civilisation sans industrie ni d’économie viable grevée par l’assistance d’une proportion toujours croissante de la population.
« La solution, c’est d’établir dans le cadre d’une préférence communautaire une protection raisonnable de la Communauté européenne supprimant l’avantage d’un tel processus de délocalisation… En tout cas on ne peut fonder une politique raisonnable de développement des pays sous-développés sur la ruine des pays développés. »
L’analyse déjà ancienne de Maurice Allais n’a pas suscité jusqu’ici le débat qu’elle mériterait. Gageons qu’elle « dérangerait » plutôt, comme si la dénonciation du laxisme passé, la mise en évidence des sévères réalités européennes d’aujourd’hui apportaient surtout de l’eau au moulin des anti-Européens et des Eurosceptiques. En fait ce qu’elle met surtout en cause, c’est la carence d’information objective et de débat démocratique autour d’options engageant lourdement un avenir que l’on découvre de plus en plus incertain et incontrôlable, mais n’y a‑t-on pas largement contribué ?
Il paraît bien difficile de réfuter le diagnostic porté par Maurice Allais sur le fond du problème qu’il résume dans sa conclusion :
« La confusion actuelle du libéralisme et du laisser-fairisme2 constitue l’un des plus graves dangers de notre temps. Une société libérale et humaniste ne saurait s’identifier à une société laxiste…, l’économie mondialiste présentée aujourd’hui comme panacée ne connaît qu’un intérêt, l’argent, un seul culte, l’argent. »
6) Si le diagnostic sans complaisance dressé de longue date par Maurice Allais sur les causes réelles du chômage, plus spécialement en France, semble peu contestable sur le fond, que penser des remèdes préconisés, dont l’efficacité reste trop souvent à démontrer.
Commençons par veiller à ne pas laisser s’élargir les brèches ouvertes dans nombre d’activités, en principe protégées par des mesures contingentaires à l’importation (un simple exemple : la confection de prothèses dentaires), mesures couramment transgressées (tolérance, laxisme des contrôles ?).
Quoi qu’il en soit, des difficultés d’ordre pratique liées au désordre, à l’extrême enchevêtrement des échanges commerciaux, à leur manque de transparence, il semble que le principal obstacle à surmonter soit d’ordre psychologique. Disons qu’une prise de conscience salutaire des effets pervers sur l’emploi, de la mondialisation, telle qu’elle est vécue aujourd’hui, n’est envisageable au niveau de l’Union européenne que devant l’évidence d’une situation socioéconomique dégradée.
À supposer qu’un consensus puisse s’établir sur une stratégie commune, il faudrait alors (comme le fait observer Maurice Allais) affronter les quatre grandes institutions internationales que sont le FMI, la BM, l’OCDE et surtout l’OMC ce « moindre mal » de l’avis général, dont nous avons accepté et signé les dispositions, afin d’en renégocier les statuts. (Leurs politiques respectives reposent sur nombre de sophismes relevés dans leurs rapports, dont Maurice Allais montre l’inanité.) Si une telle crise est prévisible à plus ou moins brève échéance, la priorité irait sans doute à la réforme d’un système monétaire dont les effets pervers sur les échanges mondiaux deviennent insupportables.
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1. D’une manière ou d’une autre, il est absolument nécessaire que l’Union européenne se préserve au plus tôt des perversions monétaires de l’économie mondiale. Il ne saurait suffire de créer une monnaie unique. Une réforme profonde du système monétaire et financier mondial est nécessaire et une protection minimale du Marché communautaire est indispensable.
2. Notre camarade sait de quoi il parle en matière de confusionnisme ayant été lui-même étiqueté « libéral attardé » quand la vogue était au dirigisme marxisant, « protectionniste rétro » par les chantres du libéralisme libre-échangiste mondialiste.