La mondialisation : un choix dangereux ?
La régionalisation de l’économie mondiale, clef de l’emploi et de la cohésion sociale.
Si Flaubert devait aujourd’hui compléter le Dictionnaire des idées reçues par un article « mondialisation », on pourrait peut-être lui suggérer la définition suivante : « tout à la fois une fatalité et une chance ».
Mais, quitte à décevoir les Bouvard et Pécuchet de la mondialisation, rien n’est pourtant moins sûr. Elle est surtout un choix dangereux pour l’emploi, et pour la cohésion sociale. Elle est un choix dangereux pour l’avenir de notre pays.
Qu’elle soit une chance pour les plus riches et les plus adaptables ou ceux qui bénéficient encore d’une situation personnelle privilégiée, cela ne fait pas l’ombre d’un doute, mais qu’elle ne le soit pas pour ceux qui ont un apport estimé trop faible par le marché, ceux qui ne sont pas protégés ou dont le travail peut être trouvé ailleurs à meilleur compte, c’est du domaine des certitudes.
Quant à la fatalité de la mondialisation, elle est tout aussi contestable. Elle l’est comme de dévaler une pente en roue libre quand on a décidé de ne pas utiliser son moteur. Elle résulte de choix politiques effectués dans le monde depuis une quinzaine d’années tant au plan national qu’international. Il dépend des décisions politiques qu’elle se poursuive de façon non maîtrisée.
La mondialisation n’est pas une fatalité, elle est surtout une politique. L’inconvénient est que l’on se refuse à la présenter comme telle alors qu’il existe encore des marges de choix.
Les grands bouleversements du monde sont démographiques, culturels et technologiques. Les évolutions démographiques font déjà sentir leurs effets économiques : déplacement du centre de gravité de l’activité économique. Les évolutions culturelles et religieuses outre qu’elles auront des conséquences politiques influent sensiblement sur l’activité économique. Les deux actes économiques majeurs, l’échange et l’investissement, ont tous deux une signification et un socle culturels. Que serait l’échange sans une confiance institutionnellement organisée ? Qu’est l’investissement sans une certaine conception des rapports du présent et de l’avenir et donc du monde ? Or le moins qu’on puisse dire est que les religions et les cultures n’ont pas sur ces problèmes les mêmes valeurs, et il devient à tout le moins hasardeux de faire dépendre notre avenir de nations aux valeurs différentes.
La technologie viendra transformer les conditions de notre organisation sociale, et participera à la structuration des sociétés et des nations du XXIe siècle. L’abaissement fantastique du coût de l’information transformera radicalement la notion d’échange, la nature des produits et leur commercialisation.
Jusqu’à présent le coût de l’information et de la communication avait limité les tendances à la globalisation et à l’organisation mondiales des structures. Le F.M.I., l’ONU, le GATT, malgré leur vocation mondiale, restaient largement des organisations nationales ou régionales. L’abaissement du coût de l’information rend possible l’existence d’ensembles plus vastes et peut enfin être utilisé par certains pays comme moyen de puissance. Ces forces poussent à la globalisation et à la mondialisation et font croire à leur caractère inéluctable.
Mais dans le même temps, d’autres éléments sont des facteurs d’éclatement. Les démographies et leurs conséquences différenciées selon les pays du monde, les religions, les cultures, les histoires, et les nations, en font partie, facteurs d’éclatement entre les manières de voir, de prévoir, de faire et d’échanger qui sont tout le fondement de l’économie, des mises en cause des solidarités, qui sont la base des organisations économiques et sociales, de rupture de contrats sociaux, dont on ne peut nier la diversité, même au sein de l’Europe.
Contrairement à l’affirmation répandue, le choix est pourtant encore possible. L’Europe échange avec l’extérieur environ 11 % à 12 % de son P.I.B. consolidé, les États-Unis environ 8 %. À quel niveau se situe la dépendance ? Un chiffre global et isolé de son contexte n’aurait pas grande signification, mais on peut estimer non souhaitable de dépasser les 15 % du P.I.B. Et il est vraisemblable également que la présence de certaines activités est également indispensable.
La conclusion est simple et il faut que la France fasse son choix. C’est actuellement que s’effectuent et que devront se mettre en place les structures de l’organisation économique du monde, structure de libéralisation sous domination américaine ou structure par grandes régions du monde. Ce débat, étrangement, n’a pas eu lieu. Il est cependant nécessaire et devrait structurer les forces politiques plus encore que les anciens clivages. La réponse qui sera donnée conditionne l’organisation économique, la vie des entreprises et leur survie, elle conditionne aussi l’organisation sociale.
Seule l’organisation régionalisée du monde constitue une réponse satisfaisante à toutes les questions et le terme de mondialisation ne correspond aujourd’hui qu’à un alignement sans faille sur les États-Unis.
Les études économiques et sociologiques ont démontré que l’efficacité de l’organisation sociale et économique dépendait largement du caractère répétitif de la relation économique. Le nomadisme pousse à des stratégies de cavalier seul qui ne favorisent ni la stabilité des échanges ni leur progrès. En revanche la sédentarisation favorise le développement économique grâce au haut niveau de confiance acquis. La confiance, base même de l’échange et fondement du futur, ne peut être acquise que par la répétition des relations économiques.
La mondialisation des communications et de l’information pousse au nomadisme culturel, et à des stratégies certes fructueuses pour certains, mais dommageables à la collectivité. La mondialisation nous conduira à une organisation économique éclatée, à des activités non maîtrisables, la grande criminalité par exemple, et même à des entreprises moins performantes car soumises à des typhons économiques plus fréquents et violents.
Mais surtout la mondialisation conditionne l’organisation sociale et l’avenir même de nos sociétés. Pourquoi tant d’exclus aujourd’hui, pourquoi tant d’insatisfaction ? Certes la mondialisation n’est pas la cause de tout. Nous le devons également à notre faible capacité d’adaptation. Cependant il faut dénoncer une incohérence patente entre les objectifs de politiques économiques acceptés – l’euro, l’ouverture des frontières commerciales et l’ouverture des frontières financières – et les objectifs énoncés explicitement de politique sociale, d’insertion, d’emploi et de réduction des inégalités, contradiction qui paraît ne pas effleurer l’esprit de la plupart des responsables politiques.
La régionalisation du monde par grandes régions est la seule réponse acceptable. C’est la seule qui permette d’assurer la cohésion sociale, c’est la seule qui assure l’indispensable stabilité financière de la planète. L’Europe doit être et peut être une de ces grandes régions, encore faut-il prendre les dispositions nécessaires pour qu’il en soit ainsi, et que les forces de cohésion l’emportent sur les forces d’éclatement, pour que la construction européenne soit réellement celle qui est souhaitée par les peuples de la vieille Europe.
Tout se passe comme si on s’ingéniait à faire le contraire de ce que souhaitent les populations des nations. Les Français, comme d’ailleurs la plupart des autres peuples européens, veulent bien construire l’Europe, mais ne veulent pas se dissoudre dans l’Europe. Ils souhaiteraient majoritairement donc que la construction politique de l’Europe se fasse de manière décentralisée, et donc avec une approche très confédérale. Or, malgré tous les beaux principes énoncés dans Maastricht ou Amsterdam, et notamment le principe de subsidiarité, le fédéralisme le plus exigeant est en marche. Il avance masqué par des mots vidés de leur sens, par une réalité toujours plus oppressante et fédéralisante, soutenue par une administration acquise au fédéralisme et souhaitant – comme elle l’a toujours fait – » dicter » au peuple ce qui est bon pour lui.
Le triptyque, euro, libre circulation des capitaux, libre circulation des biens et services, poursuivra et aggravera la situation actuelle de l’emploi. L’euro, et c’est un bien, engendrera des gains de productivité, du travail et du capital considérable ; la libre circulation des capitaux ainsi que des biens et services aggravera encore le phénomène de la délocalisation des capitaux ainsi libérés, puisqu’il est possible de faire à Pékin ou Hanoï aussi bien qu’à Paris et moins cher, et si nous n’y prenons garde le chômage explosera avec l’avènement de l’euro. Les solidarités sociales seront appelées à jouer et comme il serait étonnant que les gagnants soient dans le même pays d’Europe que les perdants, les transferts budgétaires d’État à État devront augmenter, sauf à ce que des antagonismes intereuropéens menacent la construction même de l’Europe.
Si l’on veut améliorer la situation de l’emploi, il faut s’affranchir au moins de l’une des trois contraintes. L’euro est une nécessité pour que l’Europe participe à l’organisation du système monétaire mondial. La libre circulation des capitaux est aussi une exigence au moins pour deux raisons. Elle seule autorise le développement des pays sous-développés en offrant des financements adaptés à leurs économies (rendant en cela caduques les aides publiques mal adaptées, mal conçues et souvent détournées). Par ailleurs, ce développement est sans doute à terme, si les pays maîtrisent leurs problèmes de croissance (plus faciles que gérer le déclin), le meilleur garant de la paix mondiale.
Le monde s’est construit sur les nations, et sur leur construction patiente. Nous voudrions qu’en moins d’un demi-siècle, nous passions de ce monde des nations, à un monde totalement unifié. La mondialisation, qui nous est proposée, c’est la colonisation économique américaine et une certaine domination des modes de vie, de pensée, et d’expression. Construisons notre avenir européen, sans brûler les étapes, sur la volonté et la culture communes. Notre avenir ne se construira pas avec d’autres qui sauront le jour venu être aussi égoïstes que nous l’avons été à Munich ; notre avenir doit nous appartenir, pour l’emploi et la cohésion sociale, mais aussi pour la vitalité et la puissance de notre pays.
La seule contrainte susceptible d’être allégée est donc celle résultant de la libre circulation des biens et services. Il faut donc en revenir à une véritable préférence communautaire, et faire en sorte que l’Union européenne cesse d’être la passoire commerciale qu’elle est depuis maintenant vingt ans. Il s’agit, en somme, d’être aussi libéral que les États-Unis ou le Japon, pour ne pas parler de la Chine ou de l’Inde.
La régionalisation du monde doit également être monétaire. Si nous conservons le principe de la libre circulation des capitaux, car elle nous semble essentielle à l’avenir de la paix dans le monde, nous ne pouvons pas accepter de créer toutes les conditions de la propagation des déséquilibres et de l’application de la théorie des dominos. Les grandes crises monétaires de ces dernières années, Mexique, Asie, montrent que les montants mis en jeu par le F.M.I. sont chaque fois plus importants. Le F.M.I. ne peut pas jouer indéfiniment à guichets ouverts et les contribuables des pays les plus importants s’y refuseront.
Il faut donc organiser des systèmes régionaux, et créer des fonds monétaires régionaux, sous l’égide ou non du F.M.I., qui verrait se réduire son action de proximité, mais s’accroître sa fonction de contrôle et coordination. Entre grandes régions du monde, il faut inventer des systèmes de cloisonnement qui interdisent la propagation des crises, et surtout qui donnent les délais indispensables aux mécanismes de sauvetage. Il faut donc avoir des monnaies et des taux de change régionaux.