La monnaie dévoilée
Face au chômage, les experts pérorent comme des médecins de Molière, tandis que la famille, entendez l’autorité publique, applique des remèdes de bonne femme qui se révèlent inefficaces.
Des philosophes, faute de connaissances historiques, croient au jamais vu, dissertent sur les sociétés post-industrielles, les civilisations de loisir, proclamant à l’occasion que l’emploi, c’est fini.
Résultat : on assiste au spectacle monstrueux d’une accumulation de besoins non satisfaits (logement, éducation…) juxtaposée à une masse de chômeurs meurtris par le sentiment de leur inutilité, quand ce n’est pas par le froid et la malnutrition.
Persuadés que, si le chômage a de multiples causes, l’une d’elles, et non la moindre, réside dans de graves dysfonctionnements monétaires, nos camarades Galand et Grandjean ont analysé cet aspect des choses.
Les questions monétaires sont difficiles. Les économistes soutiennent des thèses si contradictoires que personne n’y comprend rien. La haute technicité des opérations monétaires, l’hermétisme du langage comptable qui les enrobe ajoutent au mystère. La gent politique, effrayée, garde sur le sujet un silence prudent.
Les auteurs de La Monnaie dévoilée clarifient ce maquis. Dégageant l’essentiel, scrutant les faits, bâtissant un modèle, ils expliquent pourquoi les remèdes tentés jusqu’ici pour sortir pacifiquement de la crise n’ont pas fonctionné, au lieu que d’autres ont naguère donné ailleurs les résultats qu’on en attendait.
Ils rappellent d’abord que la monnaie exerce deux fonctions, souvent mélangées dans les esprits : celle d’outil de transaction (en circulant) et celle de réserve de pouvoir d’achat (en étant stockée). La masse de monnaie circulante, compte tenu de sa vitesse de circulation – assez stable à court terme – doit correspondre aux capacités de production de biens et services. Trop forte, elle provoque l’inflation par la demande – celle qui terrifie les monétaristes mais n’est, historiquement et à travers le monde, ni la plus fréquente ni la plus meurtrière – trop faible, la récession, par “ défaut d’irrigation ”.
Actuellement en France, cette masse circulante (1 630 milliards de francs en 1994) est constituée d’environ 1 % de pièces, 14 % de billets et 85 % de comptes courants à vue. C’est celle que les gens de métier appellent M 1, la distinguant ainsi d’autres formes de monnaie scripturaire (type sicav de trésorerie), mais non circulante, pour la bonne raison que ses détenteurs ne pourraient pas tous en même temps la mobiliser.
Soit dit en passant, on notera que le fameux pouvoir régalien de battre monnaie ne s’applique plus, de facon directe, qu’aux pièces (émises par la Monnaie) et très indirectement aux billets (émis par la Banque de France). Le reste, la monnaie scripturaire, relève des banques et autres organismes de crédit.
C’est donc là que se situent la création et la destruction de monnaie : création lors de l’ouverture d’un crédit non adossé à un dépôt – sinon c’est prêter aux uns les disponibilités des autres, ce qui ne crée rien – et destruction, lors du remboursement par l’emprunteur de tels crédits.
En plafonnant depuis 1973 le montant de ce qu’on appelle les Concours au Trésor public, la loi ôte à la Banque de France la possibilité de créer assez de monnaie permanente pour accompagner la croissance économique. L’énorme supplément nécessaire est donc créé par les banques, ce dans la mesure où globalement, ce qui ne simplifie rien, elles ouvrent des crédits non adossés à des dépôts. Cette monnaie n’est pas permanente : elle disparaît des comptes lors des remboursements.
La situation est, peu ou prou, la même dans tous les pays développés. Nos auteurs la baptisent économie d’endettement.
Ils constatent dans les faits, et expliquent par un modèle, qu’un tel système est instable, de par sa nature même.
On remarquera d’abord qu’à chaque instant le montant de monnaie créée par les banques est égal à la différence entre le montant des crédits ouverts et celui des dépôts. Cet écart mesure bien en effet le montant des crédits non adossés, seuls créateurs.
En temps d’euphorie les opérateurs, selon leur situation personnelle, désépargnent ou empruntent, ce qui augmente la différence crédits – dépôts, c’est-à-dire la masse de monnaie circulante. Que les choses aillent trop vite, et la production ne peut suivre. L’inflation par la demande s’établit. Elle incite les opérateurs à désépargner (fuite devant la monnaie) ou à emprunter (l’inflation allège les remboursements). Le processus s’amplifie de lui-même.
L’inverse se produit en cas de morosité ambiante. On évite de s’endetter, l’épargne de précaution s’accumule. L’écart entre crédits et dépôts, donc la masse monétaire circulante, diminue. La production s’ajuste en baisse, par réduction du temps de travail, des effectifs, par fermetures d’usines. Là encore, le processus s’auto-amplifie. S’installe la dépression qui peut, en une décennie, dégénérer en crise, avec son cortège de souffrances humaines et, à la longue, de graves troubles sociaux.
En bref, le système tend à sécréter de la monnaie quand il y en a plutôt trop, à en retirer quand il n’y en a plutôt pas assez.
Les autorités monétaires disposent certes de moyens contracycliques. Les auteurs montrent pourquoi ils sont peu opérants. D’abord, aller contre une instabilité intrinsèque est ardu. En outre, la création, ou destruction, de monnaie étant de facto assurée par un fourmillement d’organismes, il est malaisé d’y faire régner l’ordre, et même d’y seulement voir clair.
Enfin, les mécanismes de régulation sont, pour des raisons historiques, surtout conçus pour maîtriser des situations d’emballement. C’est malheureusement dans la situation inverse que nous nous trouvons maintenant.
L’idée des auteurs, reprenant une thèse dejà soutenue par Maurice Allais, est de remplacer la monnaie d’endettement, porteuse d’instabilité, par une monnaie “ permanente ”, dont la création serait confiée à la banque centrale. Pour ce faire, ils préconisent d’ôter aux banques le pouvoir d’ouvrir des crédits sans contrepartie en dépôts, à quelques nuances près garder assez de souplesse pour faciliter les ajustements saisonniers de la masse monétaire (pointe de décembre, par exemple). Lucides, ils ne cachent pas que l’apparition d’une monnaie européenne unique, et plus encore la mondialisation de l’économie ne sont pas de nature à faciliter les choses.
Ils valident leurs thèses par l’histoire : celle de la grande inflation allemande des années 20, celle de sorties de crises sans inflation (la politique du Dr Schacht dans l’Allemagne des années 30, la relance japonaise de 1975 – 1978, après le choc pétrolier).
Écrit avec aisance de plume et clarté d’esprit, ce livre est un de ceux dont on sort autre qu’en y entrant. Ce n’est pas si fréquent. On ne saurait trop en recommander la lecture.