La musique de l’Afrique centrale.
Les fondements de la musique africaine et congolaise
La musique traditionnelle congolaise a, depuis la nuit des temps, un caractère ésotérique, sacré et mystique comportant deux dimensions intimement imbriquées et en interaction dialectique permanente ; deux dimensions relatives aux mondes visible et invisible, c’est-à-dire au couple matière-esprit qui est à la base du mystère de l’être humain.
Musique, danse et magie
Les chansons et les mélodies musicales traditionnelles congolaises avaient, et ont encore, dans une très large mesure, la fonction quasi magique et surnaturelle d’élever tout danseur potentiel à un très haut niveau d’excitation, jusqu’à un seuil qui peut le faire vibrer fébrilement, presque dans un état d’inconscience, sous l’effet des forces spirituelles et matérielles pouvant lui permettre de réaliser des prouesses inimaginables dans son état normal.
Ainsi, dans cet état supranaturel, il peut danser dans des hautes flammes sans se brûler ; il peut s’enfoncer avec vigueur un couteau très pointu dans le ventre sans que celui-ci soit transpercé ; il peut danser sur une natte posée sur l’eau d’une rivière sans qu’il se noie ; il est aussi capable, dans cet état, de faire des selles ne contenant que des pièces d’argent, des œufs de poule ou des mille-pattes ; il peut grimper sur un long palmier et en descendre en un temps anormalement court ; il est aussi capable, toujours dans cet état, de broyer avec ses dents des charbons ardents sans se brûler ni la langue ni le palais, etc.
Pour un Européen ou un esprit cartésien comme le mien, ce ne sont là rien d’autres que des tours de prestidigitation classiques. Mais pour les danseurs initiés et leurs idoles, ce sont des manifestations palpables des forces mystiques et spirituelles qui peuplent les montagnes, les rivières, les forêts, les savanes, les villages et les villes, bref, des forces qui rappellent à l’homme que la science moderne n’est pas encore arrivée à donner des explications rationnelles à tous les phénomènes de la nature.
FESPAM 1999, un groupe traditionnel avec danseurs.
Les thèmes des danses traditionnelles
Ceci étant dit, quels genres de danses et de musique traditionnelle connaissaient nos ancêtres et quelles en étaient les fonctions sociales ?
Ces danses et ces musiques étaient nombreuses et multifonctionnelles du temps où la traite négrière qui dura près de cinq siècles, puis la colonisation et enfin l’apartheid n’avaient pas encore ébranlé le soubassement culturel de l’Afrique.
Cependant, l’Afrique a culturellement survécu à ce cataclysme parfois au mépris des droits de l’homme et du respect de la personne humaine. Elle a en effet reconstitué de façon spectaculaire la quasi-totalité de son patrimoine culturel, dont notamment les danses et la musique traditionnelle.
À propos des danses, certaines avaient pour but d’implorer les dieux, les divinités et les mânes en vue de la paix, de la concorde et de la cohésion sociales ; d’autres célébraient le mystère de la vie et de la création du monde.
Il y en avait de type guerrier, aussi bien sur les champs de batailles terrestres entre humains, qu’au niveau des forces cosmiques entre les bons et les mauvais esprits, et dans ce second cas, les bons esprits, c’est-à-dire les esprits protecteurs, étaient représentés par des danseurs inconnus des non-initiés, enveloppés dans des pagnes en raphia ayant comme têtes des masques en bois aux couleurs bigarrées et pour cheveux des belles plumes d’oiseaux rares et prestigieux.
D’autres danses exaltaient les normes sociales relatives à l’éthique morale et physique, à l’honneur et à la dignité de tout homme libre.
La danse des chasseurs préparait ces derniers à affronter avec courage, détermination, intelligence et ruse les multiples défis de ce dur métier qui pouvait se pratiquer aussi bien sur la terre ferme (éléphants, gorilles, buffles, panthères…) que sur les fleuves et les rivières (hippopotames, caïmans, crocodiles…).
On pourrait ainsi continuer à volonté de parler d’autres danses et musiques traditionnelles comme la danse chantant les moments de rêves ou de désespoir de l’amour au travers des poèmes oraux ou celle consacrée aux morts avec ses chants et rites funéraires…
Les danses féminines
Pour clore cette rubrique, un mot peut être dit sur certains rites et musiques traditionnelles typiquement féminins. Certains d’entre eux préparaient la fille pubère à accéder au statut de femme responsable, d’épouse modèle, de femme-prêtresse, gardienne de la morale ainsi que de l’histoire des traditions de la société.
D’autres, tout aussi initiatiques, avaient des fonctions thérapeutiques pouvant soigner la stérilité féminine ou les maladies psychosomatiques dues pour l’essentiel à la condition féminine dans les sociétés féodales dominées par les hommes. À la fin de leur initiation les patientes étaient baptisées et perdaient ainsi définitivement leur nom de jeune fille. Elles accédaient alors à un statut social respectable au sein de la communauté leur permettant de participer, par exemple, aux séances de médecine traditionnelle ou à la prise des décisions s’imposant à la communauté.
Les instruments de musique
Les instruments de musique traditionnelle congolaise étaient, et sont encore, presque les mêmes que ceux de la musique moderne, à ceci près que les progrès techniques ont apporté à ces derniers une certaine perfection tant du point de vue de la présentation qu’à celui de la qualité des sons produits.
Le balafon de Saranké
(région de la Sangha au nord du Congo).
Cette remarque étant faite, la musique traditionnelle congolaise utilisait toute une gamme d’instruments variés tels que la guitare à cordes, la guitare à lames métalliques, le gong à deux tuyaux métalliques ou à un seul tuyau, des maracas faits de calebasses ou de boules sphériques séchées et évidées dans lesquelles on introduit des grains durs et secs produisant des sons lorsqu’ils sont secoués selon certaines cadences, le balafon, sorte de xylophone en bois dont la gamme à 9 notes également espacées, sans demi-ton, se retrouve dans la plupart des pays d’Afrique centrale, le tam-tam long ou court, épais ou mince, selon les fréquences et sons recherchés ou le type de message à émettre. Ces tam-tam pouvaient se battre avec les mains ou à l’aide des bâtons se terminant ou non par des boules de caoutchouc naturel.
Il y avait aussi des instruments à vent : pointe d’ivoire, cornes de buffles, d’antilopes ou même de cabris, munies d’un orifice dans lequel on soufflait selon certaines techniques apprises pour produire les sons désirés. Sont employés aussi des flûtes en tuyau d’argile et des cloches des sifflets modernes ou faits à l’aide de petites cornes d’antilopes… Autres moyens musicaux, les battements de mains et les piétinements du sol par les danseurs, doux ou virils selon les danses, et aux cadences appropriées.
Tous les instruments, parfois de belle facture, étaient sacrés et il fallait être initié pour en jouer. L’initiation se faisait de père en fils, de l’oncle au neveu, de la mère à la fille, etc.
En dehors de l’emploi de ces instruments traditionnels il faut citer, dans un tout autre domaine, la peinture corporelle des danseurs, composée d’une gamme variée de couleurs, particulièrement au niveau du visage, autour des yeux, de la poitrine, du dos des bras des jambes qui transformaient les danseurs en véritables monuments vivants doués de rythmes et mouvements.
Pour les jeunes spectateurs de tels danseurs étaient de véritables extra-terrestres.
Les premières influences extérieures et l’émergence d’une musique moderne en Afrique centrale
En dehors des effets dévastateurs évoqués plus haut de la traite négrière, du colonialisme et de l’apartheid sur le cours historique normal de la musique traditionnelle africaine et congolaise, les deux guerres mondiales, en introduisant des rapports nouveaux au sein de l’humanité ont aussi eu des répercussions aux conséquences incalculables sur cette musique, jusque-là traditionnelle.
Koffi Olomidé, célèbre musicien (chanteur, danseur, compositeur) né à Kigali au Rwanda.
Ainsi la rumba cubaine, apportée dans les Caraïbes par les esclaves noirs en provenance du royaume Kongo sous le nom de Nkumba (danse du nombril), revint au bercail après avoir fait une forte impression à Paris et dans quelques cités des États-Unis d’Amérique. Arrivèrent ensuite en Afrique-Équatoriale française et au Congo belge, presque dans la foulée de cette rumba, les rythmes européens, latino-américains, afro-américains ou africains tels que la valse, le boléro, la biguine, le merengue, le calypso, le cha-cha-cha, le jazz, le high-life, etc.
Tous ces nouveaux rythmes arrivaient dans le sillages des marins, des tirailleurs d’Afrique centrale qui avaient survécu aux deux guerres mondiales, ainsi qu’à la suite des Européens d’Occident : Français, Belges, Grecs, Portugais et Espagnols notamment, venus nombreux au Congo français ou au Congo belge travailler dans les administrations coloniales ou à leur compte personnel. De même, l’arrivée des clercs béninois, des marins et hommes d’affaires nigérians, ghanéens et libériens introduisit le high-life.
À cette même époque on constate une accélération dans la mise en valeur des colonies de l’Afrique-Équatoriale française et du Congo belge, ayant respectivement Brazzaville et Léopoldville pour capitales. De grands travaux sont entrepris : construction des chemins de fer reliant le port de Pointe-Noire à Brazzaville, au Moyen-Congo, et celui de Matadi à Léopoldville, au Congo belge. Construction d’édifices publics ou privés, des artères urbaines, des stades et des salles de spectacles sur les deux rives du Congo.
Brazzaville et Léopoldville, villes sœurs à deux kilomètres l’une de l’autre, connaissent alors une croissance démographique exponentielle, avec un brassage impressionnant sur les plans ethnique, culturel, et même racial, malgré les fortes pesanteurs idéologiques du système colonial.
C’est dans ce contexte géo-historique que la musique congolaise moderne, après quelques années de balbutiements, commença véritablement à prendre de l’envergure par un fort engouement populaire, particulièrement à la fin des années trente et au début des années quarante, avec notamment la création en 1938 du premier orchestre congolais, le Congo Rumba, dirigé par Jean Real d’origine martiniquaise.
Le développement de la musique africaine moderne en Afrique centrale
Sur les deux rives du fleuve Congo, une intense activité musicale moderne et multiforme se développe, de manière impétueuse. Les artistes, pour la plupart talentueux, se livrent à une saine émulation, aidés en cela par le soutien des mécènes et la création de plusieurs maisons d’édition musicale.
Dans ce foisonnement musical, deux artistes émergent du lot pour les Congolais des deux rives : Paul Kamba à Brazzaville, et Wendo à Kinshasa. Ils sont considérés comme les deux plus grandes figures de la musique congolaise naissante, agrémentant les soirées dansantes, tour à tour dans ces deux capitales.
À partir des années soixante, de véritables orchestres et groupes musicaux modernes voient le jour à Brazzaville et à Kinshasa, et parviennent au fil des ans à hisser le Congo au firmament de la musique africaine et afro-caraïbe. Parmi ceux-ci on peut citer le Negro-Jazz de Joseph Kaba, l’African-Jazz de Joseph Kabasélé, le Rock-à-Mambo de Nino Malapet, l’OK-Jazz de Franco Luambo Makiadi, les Bantous de la Capitale de Jean-Serge Essous, le Negro-Band de Jean Mokuna Baguin, le Cercul Jazz de François Bamanadio, l’African Fiesta de Tabu Ley et du Docteur Nico, les Likembés Géants d’Antoine Mundanda, les Piroguiers du Congo d’Émile Oboa, les Ballets Diaboua, les Anges de Clotaire Kimbolo…
FESPAM 1999, un groupe traditionnel.
Cette intense activité musicale et culturelle s’est amplifiée avec le temps, sous l’impulsion de toute une pléiade d’artistes musiciens, constitués d’hommes et de femmes talentueux dont l’énumération serait longue.
Le début des années soixante-dix voit l’irruption d’un nouveau genre d’orchestres et de groupes musicaux sur la scène artistique congolaise, composés pour l’essentiel de jeunes musiciens, anciens ou nouveaux dans la profession, qui prennent de manière audacieuse toute liberté créatrice et innovent dans les domaines de l’orchestration, de la chorégraphie, de la danse, des formes d’expressions vocales, corporelles et linguistiques.
Ils s’éloignent ainsi des règles conformistes qui, sans être écrites formellement, avaient cours jusque-là et étaient comme des pesanteurs à l’émancipation des artistes et donc de la musique elle-même.
Cette révolution musicale et culturelle s’est poursuivie de manière résolue durant la décennie 80–90 et même au-delà de celle-ci, avec un phénomène nouveau, à savoir la prise en compte, de manière créatrice, des folklores traditionnels, des différents terroirs, dans la conception, l’élaboration et la production de la musique congolaise et africaine moderne.
Ce phénomène de retour aux sources culturelles traditionnelles est, sans nul doute, un des traits caractéristiques de la musique congolaise de ce xxie siècle dont les orchestres tels les Extra-Musica (photo ci-contre) et les Wengue-Musica en sont, en ce moment, les véritables illustrations aux niveaux africain et mondial.
Le FESPAM (Festival panafricain de la musique)
et le MUSAF (Marché de la musique africaine)
Et c’est dans cette phase de grande mutation de sa musique tradi-moderne que le Congo s’est vu confier par l’Organisation de l’unité africaine, l’OUA, la tâche d’organiser périodiquement à Brazzaville le festival panafricain de musique, le FESPAM, en application de la charte culturelle de l’Afrique, adoptée par les chefs d’État et de gouvernement, au sommet de Port-Louis, en île Maurice en juillet 1996.
FESPAM 1999, le groupe Extra-Musica avec son chef Régis Touba “le grand tigre”
Deux éditions du FESPAM ont déjà eu lieu à Brazzaville, du 9 au 16 août 1996, pour la première, et du 1er au 8 août 1999 pour la seconde.
La troisième est prévue du 4 au 11 août 2001.
Dès sa deuxième édition, le FESPAM est devenu l’événement phare de tout ce qui a trait à la musique et à la culture africaines, celles du Continent et des peuples de sa diaspora, dans divers autres lieux de la planète.
Il est de ce fait un haut lieu d’échange, de promotion, d’émulation musicale et artistique ainsi que de l’affirmation de l’identité négro-africaine menacée par les effets pervers de la mondialisation.
1 200 artistes venus de 23 pays ont marqué la manifestation de leur présence. Étaient ainsi représentés l’Angola, le Bénin, le Cameroun, le Canada, le Cap-Vert, le Congo-Brazzaville, le Congo-Kinshasa, la Côte-d’Ivoire, Cuba, l’Égypte, le Gabon, le Ghana, la Guinée-Conakry, la Guinée-Équatoriale, la Libye, le Mali, la Namibie, le Nigeria, l’Ouganda, la République centrafricaine, le Rwanda, le Sénégal et le Zimbabwe.
L’organisation avait eu le soutien de l’OUA et de l’Unesco.
Outre ce succès musical, la seconde édition du FESPAM a eu deux conséquences :
- le déclenchement d’un déclic psychologique qui a accéléré la dynamique de paix au Congo, appelée de tous ses vœux par la population et son président actuel Denis Sassou N’Guesso, connu dans son pays pour être un grand amateur de la musique africaine,
- la création d’un marché de la musique africaine, MUSAF en sigle, qui se tient désormais parallèlement aux activités du FESPAM lui-même.
Le MUSAF est une véritable foire d’exposition et de vente de tous les produits, services, activités et entreprises relevant directement ou indirectement de la musique ainsi que d’autres domaines artistiques tels que les arts plastiques, par exemple. On citera à cette occasion la célèbre école de peinture de Poto-Poto à Brazzaville, réputée pour l’exploitation exceptionnelle de la couleur par les meilleurs artistes qui en sont issus.
Avec le FESPAM, le Congo voit ainsi en quelque sorte institutionnalisée sa place dans la musique et la culture africaine. Et c’est ainsi que Daniel Cuxac, célèbre producteur sénégalais, interviewé récemment au sujet du prochain FESPAM disait : L’initiative est très bonne. Il faut que le pays organisateur s’impose et que la référence continentale en matière de musique soit le Congo.