La musique et la guerre
C’est seulement après avoir connu les fours crématoires d’Auschwitz, les jungles frénétiquement bombardées du Viêtnam, après ce qui s’est passé avec la Hongrie, Suez, la baie des Cochons, le Black Power, les Gardes rouges, l’encerclement d’Israël par les Arabes, la plaie du maccarthysme, l’absurde course aux armements – c’est seulement après tout cela qu’on peut enfin écouter la musique de Mahler et comprendre qu’elle le présageait.
Leonard Bernstein, Mahler, His Time Has Come, High Fidelity, 1967
On ne peut séparer une musique des circonstances dans lesquelles on l’écoute. Ces circonstances peuvent être personnelles, ou bien toucher la société à laquelle on appartient, voire le monde entier. Dans une situation de crise, la fonction de la musique peut être consolatrice, bien sûr. Mais surtout, elle doit nous permettre de faire une pause, un retour sur nous-même, et nous aider à surmonter notre désarroi et comprendre.
Désemparés, sidérés par la tragédie ukrainienne que nous sommes, les quatre disques qui suivent contribueront, peut-être, à nous assister dans la recherche de la compréhension.
Pergolèse, Stabat Mater
Pergolèse écrit son Stabat Mater en 1736, quelques mois avant sa mort à l’âge de 26 ans. Et cette œuvre va se répandre dans toute l’Europe au cours du XVIIIe siècle, faisant l’objet de multiples arrangements, adaptations, etc. Bach en reprendra les thèmes dans son motet Tilge, Höchster, meine Sünden, BWV 1083. Ce succès s’explique, sans doute, par cette atmosphère tragique, soulignée par de fortes dissonances, puis peu à peu apaisée, qui caractérise l’œuvre. Écrite pour deux voix – soprano et alto – et petit ensemble de cordes, elle se voit adjoindre un chœur, la Maîtrise de Radio France, dans l’excellent enregistrement qui regroupe Jodie Devos, Adèle Charvet et le Concert de la Loge dirigé par Julien Chauvin.
Weinberg, Sonates pour violon solo
On commence à découvrir Mieczysław Weinberg et à le reconnaître, enfin, comme l’un des compositeurs majeurs du XXe siècle, l’égal de Prokofiev et Chostakovitch. Toute son œuvre est marquée par le destin tragique de sa vie. Né à Varsovie, où sa famille avait fui les pogroms de Bessarabie, il part en Biélorussie lors de l’invasion allemande, puis en Ouzbékistan où il apprend l’extermination de sa famille. Jeté en prison au début des années 50 lors des purges antisémites de Staline, il doit la vie à l’intervention de son ami Chostakovitch. Il mourra à Moscou en 1976, dans le dénuement. Parmi ses plus de 500 œuvres figurent trois Sonates pour violon seul, que vient d’enregistrer Gidon Kremer. Inspirées par les Sonates et Partitas de Bach pour violon solo, ce sont trois œuvres complexes, rugueuses, très fortes, que l’on ne peut comparer qu’à la Sonate de Bartók.
Edgar Moreau, Transmission
Après la musique de Weinberg, contrepoint de la tragédie ukrainienne, le disque du violoncelliste Edgar Moreau constitue un retour au calme, mais non à l’oubli. Il est consacré à la « musique d’inspiration hébraïque ». D’Ernest Bloch, From Jewish Life, suite en trois mouvements – Prière, Supplique, Chanson juive – pour violoncelle et orchestre, musique postromantique aux superbes mélodies, suivie de l’élégiaque et sombre Schelomo, Rhapsodie hébraïque, invite à l’introspection. Le Concerto pour violoncelle et orchestre de Korngold, lyrique et novateur, est issu d’une musique de film. Le célèbre Kol Nidrei, prière de Kippour, valut au protestant Max Bruch d’être interdit de concert sous le Troisième Reich. Les deux Mélodies hébraïques de Ravel, Kaddisch et l’Énigme éternelle, terminent ce disque avec la citation d’une chanson populaire en yiddish : « L’énigme éternelle de la vie : on peut interroger le monde à ce sujet tant qu’on veut ; la réponse sera toujours : Tra la la la. »
Ashkenazy, Bach, Suites anglaises
Comment mieux clore ce concert qu’avec les trois Suites anglaises de Bach, merveilleuses pièces profanes où chacun de nous trouvera, quelles que soient ses dispositions et son désarroi, des raisons d’espérer.
Vladimir Ashkenazy, pianiste russe, 85 ans, joue ces suites sans interpréter, telles qu’elles sont écrites, en collant au plus près des intentions du compositeur dont il dit « à côté de Bach, je ne suis rien ».