La musique, facteur d’insertion
- Comment appelle-t-on quelqu’un qui aime la musique ? Un mélo… un mélo… ?
- Dieu, s’exclama-t-il triomphant. Un mélodieu… « Mélomane » est assurément moins poétique !
Le texte est un extrait du livre de l’auteur Le plus court chemin d’un cœur à l’autre qu’il nous a autorisés à reproduire.
L’école Michelet de Roubaix, elle, est jumelée avec l’Orchestre national de Lille depuis 1992. Formidable aventure. Exceptionnelle rencontre. Cette école, située, comme on dit, dans un quartier difficile, au bord de la délinquance, devait fermer pour cause d’extrême précarité scolaire. Rien n’avait préparé ces enfants, ni leurs maîtres, au choc, à l’émerveillement que, de leur propre aveu, ils éprouvèrent d’emblée au contact de l’orchestre, de la musique vécue en direct.
Le coup de cœur fut instantané. Il dure toujours. Nos relations se fortifièrent très vite. Rarement j’ai ressenti à ce point, chez des enfants de huit à douze ans, culturellement si différents – petits Maghrébins, Noirs ou blondinets nordistes -, une telle disponibilité. Leur attention donnait au moindre de nos échanges une densité particulière, comme si, tout à coup, un breuvage magique venait désaltérer l’éponge assoiffée de leur sensibilité déshydratée.
Dès lors, leurs maîtres, avec une lumineuse clairvoyance, donnèrent à leur enseignement général une orientation qui, en passant par la musique classique, permit de dégager de nouvelles synergies liées à la littérature, l’histoire, la géographie, voire l’économie.
Outre que, plusieurs fois, j’avais été m’entretenir avec les enfants de leur école, à leur tour, des musiciens de l’orchestre acceptèrent, à ma demande, d’y aller régulièrement expliquer une sonate, une symphonie, un oratorio ou une œuvre concertante, et, en même temps, parler de leur instrument. Nous offrîmes des cassettes à nos mélomanes en herbe, puis je les accueillis dans notre salle où, après que j’eus convaincu les membres de l’orchestre de les accepter, assis à côté d’eux pendant notre travail de répétition, ils purent vivre la mise en place d’une œuvre symphonique.
Par la même occasion, ils prenaient conscience que la « pédagogie de l’erreur », à laquelle ils étaient confrontés tous les jours, s’appliquait aussi, en l’occurrence, à ces adultes qui, pour tendre à l’excellence, cent fois sur le métier remettaient leur ouvrage. Ils se choisirent, parmi ceux-ci, des parrains et, par la suite, un certain nombre d’entre eux décidèrent d’apprendre l’instrument de leur modèle.
Voilà maintenant quelques années que cela dure. Beaucoup se sont inscrits dans des écoles de musique. Et quand on voit la gentillesse et le bonheur de ces gosses, la pertinence des questions qu’ils posent, leur désir d’aller plus loin, leur étonnante aptitude à ressentir Wagner, Saint-Saëns, Poulenc, Mahler, Dutilleux, Beethoven et les autres, leur discernement sur telle ou telle interprétation, on prend véritablement conscience qu’il n’y a pas de fatalité dans ce domaine. Seul compte le regard qu’on leur porte et le désir qu’on éveille. Leurs réactions et leurs comptes rendus après, par exemple, l’audition de Pelléas et Mélisande m’ont laissé pantois.
La joie et le sérieux avec lesquels, après plusieurs mois de travail, guidés dans leur approche musicale par une étudiante CFMI – le Centre de formation des musiciens intervenants -, ils ont chanté Le Maître d’école de Telemann et Le Maître de chapelle de Cimarosa, sous la direction de Gilles Ramade – un jeune baryton de grand talent -, m’ont transporté. Les mamans avaient confectionné leurs costumes durant les semaines précédant le spectacle. Les musiciens les accompagnèrent avec le même professionnalisme et le même engagement que lorsqu’ils jouent au Musik Verein de Vienne. Mille cinq cents enfants, au cours d’un concert scolaire exceptionnel, les applaudirent, ravis.
Et comment oublier la grande fête que nous avions organisée pour le vingtième anniversaire de l’orchestre ? Concert sans frontières, concert passerelle, concert passion. Beethoven fraternisait avec Piazzolla, Ravel, Lokua Kanza, Didier Lockwood, Prokofiev, Youssou N’Dour et Bizet… Ma fille Caroline, qui avait, pour l’occasion, renoncé à d’autres engagements, chantait pour la première fois sous ma direction.
Et, bouquet final pour les enfants de l’école Michelet, tous assis par terre bien sagement, sur la scène du Zénith, leur participation en arabe à la dernière chanson de leur copain Khaled apprise les semaines précédentes. Le tout couronné par une tellurique Guerre des étoiles de John Williams, dont le dernier accord annonçait la venue d’un gigantesque gâteau de trois mètres de haut, porté par tous les artistes, et dégusté par des centaines d’invités !
Depuis son jumelage avec l’orchestre, Vanessa, Jennifer, Nasser, Samuel, Areski et leurs amis vivent chaque jour en musique. Grâce à leurs instituteurs et aux artistes de l’orchestre, ils ont entrouvert les portes d’un art, les portes du Beau, les portes d’eux-mêmes, tout simplement. Dans ce quartier populaire de Roubaix, en pleine « zone d’éducation prioritaire », l’établissement compte cent soixante élèves et six classes, du CP au CM2. Avant 1992, cette école était pratiquement en perdition : les remplaçants refusaient de venir, les retards semblaient insurmontables.
Une magnifique rencontre, beaucoup de volonté, le dévouement d’enseignants hors pair ont permis de leur redonner confiance, et de leur rendre le goût de l’école. Nous leur parlons des compositeurs qui nous sont chers. Ils assistent aux répétitions, ils manient les instruments, voient comment travaillent les musiciens. Ils posent des questions ; ils touchent le son, entrent en osmose avec la musique. Et là, pas de chahut : le recueillement, l’émerveillement – l’émotion. Et quand on lit cette émotion sur leurs visages, quand on ressent la chaleur des relations qui se nouent entre tous, on se dit que oui, vraiment, la musique tisse un véritable lien humain, un véritable lien social, creuse une brèche dans le mur de l’exclusion.
J’ai rencontré des parents qui ont découvert la musique grâce à leurs enfants. Tous ne participent pas, mais tous acceptent en confiance que leur progéniture assiste aux concerts, même s’ils rentrent plus tard ces jours-là. Quant aux petits mélomanes, cet apprentissage les rend plus calmes, moins agressifs, plus épanouis. Mais, encore une fois, cette entreprise n’aurait jamais porté de tels fruits sans l’engagement de leurs maîtres – et tout spécialement de leur directeur, Dominique Losfeld, et son épouse.
L’aventure continue et se développe. Nous organisons, dans d’autres écoles de Lille, des cycles d’intervention, on pourrait parler de classes de musique (comme on dit des classes de neige) avec même des « délocalisations » de quelques jours dans notre Palais de la musique, où se mêlent classes traditionnelles et présence aux répétitions, dirigées par des professeurs parmi lesquels figurent plusieurs solistes et membres de l’Orchestre national de Lille.
Cette politique d’ouverture et de sensibilisation en milieu scolaire permet ainsi à près de vingt mille enfants, chaque année, de bénéficier des vertus, oserais-je dire, prophylactiques de la musique. Et, rançon miraculeuse, l’éveil d’une passion musicale cultivée permet de se rendre à une évidence : on ne constate aucune délinquance dans les écoles de musique. C’est un fait avéré.
Avis aux responsables de notre Nation !