La musique : pour quoi faire ?
Pour vous, la musique est aussi essentielle à votre vie que l’air ou le vin ; peut-être même vous aide-t-elle à comprendre le monde et à répondre aux questions fondamentales sur la vie, l’amour, la mort. Pour tel autre, c’est un fond agréable qui accompagne une lecture ou un repas. Pour d’autres encore, ce n’est que le décor auditif d’un ascenseur ou d’un supermarché. Oublions ces derniers et songeons avec avidité et impatience à toutes les musiques qu’il nous reste à découvrir… ou à réécouter.
Chostakovitch – L’intégrale des Symphonies
Depuis quelques années, les Symphonies de Chostakovitch sont beaucoup plus enregistrées et données en concert qu’elles ne l’ont jamais été auparavant, tout comme celles de Mahler dans les années 1970–1980 et celles de Beethoven dans les années 1950. C’est que nous pouvons aujourd’hui jeter sur le XXe siècle, ses enthousiasmes, ses totalitarismes et ses massacres, alors qu’en disparaissent les témoins directs, un regard non serein mais au moins distancié. On pourrait donner à l’œuvre de Chostakovitch le titre du film de Dino Risi Une vie difficile : il a, on le sait, passé sa vie sur le fil du rasoir, composant avec le régime soviétique en essayant de ne pas y perdre son âme. Laissons à d’autres l’exégèse des titres, des tonalités et des mouvements de ses symphonies et l’analyse critique des circonstances de leur composition et de leur création. Ce que l’on peut dire en cette année du centenaire, c’est que de la 1re Symphonie (1926), classique et lumineuse, à la 15e (1972), adieu à la vie rétrospectif et douloureux, Chostakovitch a « exprimé le monde », pour reprendre l’expression de Mahler, celui dans lequel il survivait et qui était, somme toute, une image assez fidèle du monde dans sa globalité.
Mariss Jansons a enregistré le cycle des Symphonies de 1988 à 2005, avec le Philadelphia, les Orchestres Philharmoniques de Berlin, Londres, Oslo, Saint-Pétersbourg, Vienne, l’Orchestre Symphonique de Pittsburgh, l’Orchestre de la Radiodiffusion bavaroise1. Comme il a passé sa jeunesse en Union soviétique et qu’il a, pour des raisons familiales, baigné dans cette musique, Mariss Jansons donne de ces Symphonies une interprétation qui est non seulement homogène et musicalement parfaite (avec des oppositions de tempos savamment dosées et un excellent équilibre des pupitres, particulièrement difficile dans cette musique où l’orchestration, très recherchée, joue un rôle majeur), mais aussi fidèle aux intentions du compositeur, souvent distinctes de ce qui est écrit dans la partition, et avouées à ses seuls amis. Au total, une somme qui fera date, et qui réservera à celui qui veut bien pénétrer l’univers continu et dense des Symphonies de Chostakovitch, des joies bien supérieures – que les wagnériens nous pardonnent – à celles que recèle le Ring.
Claviers : Le Roux, Bartok
Claveciniste français de la fin du XVIIe siècle, Gaspard Le Roux est certainement le plus mystérieux des compositeurs de son époque : on ignore tout de sa vie ; mais les 42 « Pièces de clavessin » qu’il a laissées, et que Bibiane Lapointe et Thierry Maeder viennent d’enregistrer2, ne sont pas des œuvres mineures et ne le cèdent en rien à celles de Couperin. Il s’agit d’une suite de danses dans le goût français jouées à deux clavecins et donc dans une instrumentation complexe, qui, au-delà de leur charme nostalgique, révèlent une sophistication d’écriture unique et qui, dit-on, intéressa Bach.
La musique de Bartok est au piano classique ce que celle de Thelonious Monk est au piano jazz : rugueuse, pareille à aucune autre, géniale. Les harmonies comptent moins que les thèmes, les rythmes et le toucher, et son inspiration directe de la musique populaire la situe à des années-lumière des sophistications parfois décadentes de la musique de salon de la même époque. Le disque enregistré par la pianiste hongroise Marta Gödeny3 présente les 14 Bagatelles, 15 Chants paysans hongrois, 6 Danses populaires roumaines, l’Allegro Barbaro, la Sonatine, et la Sonate en mi, pièce majeure et fantastiquement novatrice, dont on peut dire qu’elle est à la musique du XXe siècle ce que la Sonate de Liszt est à celle du XIXe. Marta Gödeny joue ces pièces avec beaucoup de subtilité, notamment dans le toucher, alors qu’il est trop fréquent de n’y voir qu’un exercice de percussion.
Le disque du mois : Naples
Il est des terroirs qui marquent de manière indélébile la musique qui y naît. C’est le cas de la Hongrie, celle de Bartok et Kodaly ; c’est aussi celui de Naples, de Gesualdo à Rossini et Donizetti et aux chansons napolitaines du xxe siècle. Le bouillant violiste Jay Bernfeld et son ensemble Fuoco e cenere ont eu l’idée de retracer l’histoire de la chanson napolitaine et de montrer sa continuité de 1490 à 1950, en faisant appel au jeune ténor Mathieu Arelli. Ils ont ainsi rassemblé 27 arias et chansons, les uns instrumentaux comme la Sonata Pulcinella de Pergolese que reprit Stravinski, les autres chantés comme le délicieux A vuchella4. De petits plaisirs, à écouter quelque part face à la mer en dégustant une sfogliatella riccia avec un verre de lachrima christi ou, pourquoi pas, de falerno bianco.
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1. 10 CD EMI 3 65300 2.
2. 1 CD PIERRE VERANY PV706051.
3. 1 CD PIERRE VERANY PV706091.
4. 1 CD ARION ARN 68730.