La musique : pourquoi ?
La musique dite classique ne se porte pas bien. Les éditeurs phonographiques ont des difficultés. La plupart des villes françaises – Paris compris – n’ont pas d’auditorium digne de ce nom, alors que les Zénith fleurissent un peu partout. Les orchestres symphoniques de niveau international sont moins nombreux qu’autrefois et ont des problèmes de survie. Les compositeurs, eux, vivent grâce à l’enseignement ou à la musique de film.
Tout se passe comme si le marché s’était rétréci. Les concerts ne sont réellement populaires, au sens strict, qu’en tant qu’adjuvant des vacances, d’où le succès des festivals. Les subventions publiques sont un palliatif précaire : combien de temps la masse acceptera-t-elle de financer les plaisirs des happy few ? Le mécénat d’entreprise, qui réussit si bien aux États-Unis, reste limité ici en raison d’un régime fiscal peu favorable. Pour développer la demande, il faut se demander, comme on le ferait pour n’importe quel produit ou service : pourquoi écoute-t-on de la musique classique ?
Opéras
L’opéra est relativement populaire, sans doute parce qu’il associe à la musique un spectacle et une action, ce qui est cohérent avec la culture de l’audiovisuel. EMI reprend ainsi dans la collection “Great recordings of the Century” (disques à prix réduit) des enregistrements qui ont fait date, parmi lesquels Boris Godounov de Moussorgski avec Boris Christoff (1967) et l’Orchestre de la Société des concerts du Conservatoire dirigé par André Cluytens1, et Lady Macbeth de Mzensk de Chostakovitch dirigé par Rostropovitch (1979) à la tête du London Philharmonic, avec notamment Galina Visnevskaïa2.
L’enregistrement de Boris est une pure merveille, grâce non seulement à Boris Christoff, qui aura été, dit-on, le meilleur dans le rôle depuis Chaliapine, mais aux Choeurs de l’Opéra de Sofia, grandioses. Lady Macbeth de Mzenskest un drame satirico-érotique exacerbé, dont la matière musicale, dure et éclatante, a une exceptionnelle puissance d’envoûtement ; condamné par Staline pour perversion bourgeoise après un succès fulgurant, puis réhabilité après sa mort dans une version édulcorée, l’opéra fut enregistré par Rostropovitch dans sa version originale peu après sa propre destitution de la nationalité soviétique par le Soviet suprême. Un opéra majeur du XXe siècle, à découvrir absolument.
Musique sacrée, chants sérieux
La musique sacrée – chrétienne s’entend – était jusqu’au XVIIIe siècle intégrée à la vie quotidienne dont elle rythmait le déroulement, et se jouait dans les temples et les églises. Aujourd’hui, elle est partie prenante au marché de la musique et, si elle s’écoute encore dans les églises et les temples, c’est que ceux-ci coûtent moins cher aux organisateurs que les salles de concert. Sous le titre 1 000 ans de musique sacrée , Virgin rassemble dans un coffret, nanti d’un livret très bien fait, une anthologie d’une cinquantaine de pièces depuis le chant grégorien du VIe siècle jusqu’à Messiaen, Penderecki et Pärt, en passant par Machaut, Monteverdi, Pergolese, Franck, Britten, et bien d’autres3. Ce qui frappe le plus, c’est l’extraordinaire diversité non seulement de style mais aussi d’inspiration de ces oeuvres, qui relèvent toutes du même propos, mais qui trouvent vers Dieu les chemins musicaux les plus divers.
Dans un esprit de recherche similaire, Anne-Marie Deschamps et l’ensemble Venance Fortunat ont enregistré sous le titre Alleluia (en hébreu Louez Yahvé, livre de Tobie) seize alléluias et autres kyrie, polyphonies provenant de chants liturgiques du Xe au XVe siècle4. Ce qui est aujourd’hui musique pour initiés, jouée souvent avec une componction un peu triste, était alors musique jubilatoire entonnée souvent par la foule, et le choix et l’interprétation d’Anne-Marie Deschamps traduisent bien ce climat à la fois recueilli et extatique.
Il n’est pas aberrant de parler des pièces vocales de Maurice Delaistier à propos de musique sacrée, tant il est vrai que la poésie et le chant sacré sont deux voies pour approcher l’indicible. Delaistier est un contemporain français, dont L’Empreinte Digitale publie les Chants sérieux pour ténor, clarinette, piano et quatuor à cordes, Dans la lumière des mots-vigiles pour soprano et ensemble, et un Trio pour piano, violon et violoncelle, par l’Ensemble Ader5. Une musique très évocatrice, qui se réfère constamment à des réminiscences de musique tonale, qui ne requiert aucun apprentissage préliminaire, et qui en appelle à votre subconscient et vous transporte là où vous n’aviez absolument pas l’intention d’aller, en une sorte de micropsychanalyse ; ce qui est précisément la marque de la vraie poésie.
Grands solistes du passé
Enfin, il faut citer en ce début d’année un DVD qui remet en pleine lumière trois musiciens déjà légendaires : Jascha Heifetz, Arthur Rubinstein et Gregor Piatigorsky, dans, notamment, le 4e Concerto de Beethoven (London Philharmonic, Dorati), le 1er mouvement du Concerto pour violon de Mendelssohn, le Concerto pour violoncelle de Walton (BBC Symphony, Malcolm Sargent), et, en prime, la Polonaise dite “Héroïque” de Chopin6. Le son est malheureusement inégal, mais ce qui impressionne le plus, c’est la présence de ces musiciens, qui témoigne du pouvoir magique qu’ils exerçaient sur leur auditoire et confère à leur prestation une qualité d’intercesseur avec le monde divin.
Au total, il est presque obscène de parler d’argent à propos de la musique ; tout comme l’amour et la foi, elle échappe au domaine du quantifiable et il nous appartient, à nous qu’elle aide à vivre, de faire en sorte qu’elle continue à exister et se développer indépendamment des vicissitudes contingentes du marché.
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1. 3 CD EMI 5 67877 2.
2. 2 CD EMI 5 67776 2.
3. 5 CD VIRGIN 5 62105 2.
4. 1 CD L’empreinte digitale ED 13150.
5. 1 CD L’empreinte digitale ED 13142.
6. 1 DVD EMI DVA 4928409.