Poilus de 14/18

La neurobiologie moléculaire aide à comprendre le fonctionnement cérébral

Dossier : Les NeurosciencesMagazine N°654 Avril 2010
Par Bruno GIROS

La connais­sance molé­cu­laire et cel­lu­laire du sys­tème ner­veux a ame­né de grands pro­grès dans l’ap­pré­hen­sion du fonc­tion­ne­ment céré­bral. L’é­tude des gènes et de leur inter­ac­tion avec l’en­vi­ron­ne­ment ouvre de nou­velles pers­pec­tives dans cette com­pré­hen­sion et dans celle des patho­lo­gies du cerveau.


En illus­tra­tion : La Pre­mière Guerre mon­diale, avec ses bles­sés, est à l’origine des neurosciences.


REPÈRES
L’é­tude des méca­nismes cel­lu­laires et molé­cu­laires qui régissent la signa­li­sa­tion intra et inter­cel­lu­laire au sein du sys­tème ner­veux contri­bue très lar­ge­ment à la com­pré­hen­sion du fonc­tion­ne­ment des synapses, zones com­plexes au niveau des­quelles les neu­rones, les cel­lules mus­cu­laires et gliales com­mu­niquent. Ces synapses, en constant rema­nie­ment, sont le siège de plas­ti­ci­tés com­plexes à la base des grandes fonc­tions neu­ro­nales. Elles peuvent pré­sen­ter des dys­fonc­tion­ne­ments à l’o­ri­gine de nom­breuses mala­dies neurodégénératives.

Même s’il reste à faire d’énormes pro­grès, à la fois qua­li­ta­tifs et quan­ti­ta­tifs, pour que la connais­sance molé­cu­laire et cel­lu­laire du sys­tème ner­veux cen­tral per­mette d’expliquer son fonc­tion­ne­ment, le che­min par­cou­ru depuis une cin­quan­taine d’années a été pro­di­gieux. Il fau­drait plu­sieurs livres pour en faire la somme. Mais le plus didac­tique est de confron­ter quelques lieux com­muns à la science actuelle et d’examiner les pro­chaines fron­tières à dépasser.

Des capacités sous-exploitées ?

Nous nous ser­vi­rions seule­ment de 10 à 20% de nos capa­ci­tés céré­brales ! Il existe un fan­tasme glo­bal qui prê­te­rait à nos capa­ci­tés céré­brales des apti­tudes incroyables, dont les plus cou­rantes seraient la télé­pa­thie ou la télé­ki­né­sie. Cette croyance s’appuie sur une argu­men­ta­tion pseu­do-scien­ti­fique affir­mant que nous n’utilisons qu’une petite par­tie de notre cerveau.

Beau­coup de mau­vaises interprétations

Son uti­li­sa­tion en tota­li­té nous per­met­trait jus­te­ment d’accéder à la maî­trise de ces nou­velles facul­tés, et d’autres encore plus incroyables comme celles que l’on retrouve dans les ouvrages de science-fic­tion et dans des livres éso­té­riques. Il n’y a pas de source pré­cise à cette croyance, mais on peut trou­ver au moins deux ori­gines rela­ti­ve­ment récentes qui l’ont renforcée.

La pre­mière date du début du XXe siècle. La Pre­mière Guerre mon­diale avec son cor­tège de sol­dats bles­sés par des éclats d’obus a fait naître la neu­roa­na­to­mie fonc­tion­nelle. C’était un réel pro­grès et pro­ba­ble­ment la nais­sance de la neu­ros­cience moderne.

Mais, une mau­vaise inter­pré­ta­tion de cer­taines obser­va­tions, en par­ti­cu­lier lors de lésions sans consé­quences visibles, a lais­sé croire que cer­taines zones pou­vaient être inutiles.

Zones inac­tives

Les nom­breux bles­sés de la Grande Guerre ont per­mis d’é­ta­blir, à rela­ti­ve­ment grande échelle, des rela­tions entre des lésions céré­brales rela­ti­ve­ment loca­li­sées et des fonc­tions ner­veuses supé­rieures. C’est ain­si que l’on a décou­vert des aires céré­brales res­pon­sables du lan­gage, de la vue, du contrôle moteur des membres, et petit à petit pu faire des rela­tions pré­cises entre ces aires céré­brales de la sur­face du cer­veau (le cor­tex) et des fonc­tions pré­cises. Mais dans le même temps, de nom­breuses lésions n’a­vaient pas de consé­quences fonc­tion­nelles « visibles « , et ont lais­sé croire que les régions détruites n’a­vaient pas de rôle actif.

La seconde ori­gine date du milieu du XXe siècle et de la mise en évi­dence de dégé­né­res­cences céré­brales pro­fondes dans des mala­dies. Dans la mala­die de Par­kin­son, on uti­lise des nou­velles tech­niques qui per­mettent pour la pre­mière fois de visua­li­ser un neu­ro­trans­met­teur, la dopamine.

On met en évi­dence son absence dans le cer­veau des patients autop­siés. Cette absence est due à la mort mas­sive des neu­rones de la voie dopa­mi­ner­gique qui relie deux aires céré­brales sous-cor­ti­cales, la sub­stance noire et le stria­tum. Petit à petit les études se mul­ti­plient et s’affinent, et l’on se rend compte que, pour que les symp­tômes de la mala­die de Par­kin­son soient visibles, il faut qu’au moins 80 % de cette voie soit détruite, la majo­ri­té de ces neu­rones seraient donc inutiles et pour­raient, en étant uti­li­sés, sup­por­ter des nou­velles facultés.

Dans les deux cas, les obser­va­tions étaient réelles, mais leurs inter­pré­ta­tions biai­sées par leur manque de pré­ci­sion. L’on sait main­te­nant, avec l’utilisation des tech­niques de plus en plus pré­cises de l’imagerie céré­brale, de tests neu­ro­cog­ni­tifs ou fonc­tion­nels de plus en plus per­for­mants, ou encore d’une neu­roa­na­to­mie cel­lu­laire et tis­su­laire, que toutes ces lésions ont des consé­quences, que tous ces neu­rones ont une fonction.

Plus qu’un ordinateur

Sys­tème redondant
La confu­sion sur l’u­ti­li­té de cer­tains élé­ments du cer­veau est com­pré­hen­sible, car le sys­tème ner­veux est construit pour être fiable. De la même manière que pour rejoindre deux grandes villes, il faut une auto­route à 4 voies, les fais­ceaux de fibres doivent pou­voir prendre en charge une forte cir­cu­la­tion d’in­for­ma­tion. Si l’on ferme 3 voies sur 4 pen­dant une nuit, il n’y aura pas de consé­quences, mais per­sonne ne pen­se­ra que 3 des voies ne servent à rien.

Autre lieu com­mun : le câblage neu­ro­nal fonc­tion­ne­rait comme un ordinateur !

Notre cer­veau est com­po­sé de 20 à 100 mil­liards de neu­rones, per­sonne n’ayant jamais comp­té pré­ci­sé­ment, ce chiffre varie selon les approxi­ma­tions uti­li­sées. À côté de ces neu­rones, il y a 5 à 10 fois plus de cel­lules gliales, qui jouent un rôle tro­phique éta­bli, mais éga­le­ment un rôle fonc­tion­nel très impor­tant. Chaque neu­rone peut éta­blir envi­ron un mil­lier de connexions (les synapses), cer­taines sur lui même, cer­taines sur des neu­rones situés à grande dis­tance (jusqu’à un mètre).

Tous les neu­rones ont une fonction

La trans­mis­sion du signal est élec­trique à l’intérieur du neu­rone, des den­drites vers le corps cel­lu­laire et du corps cel­lu­laire vers l’axone et les ter­mi­nai­sons. Entre deux neu­rones, la trans­mis­sion du signal est majo­ri­tai­re­ment chi­mique, des neu­ro­trans­met­teurs libé­rés rapi­de­ment par le neu­rone en amont vont aller acti­ver des récep­teurs canaux sur le neu­rone en aval, dont l’ouverture va pro­duire une dépo­la­ri­sa­tion et une nou­velle trans­mis­sion élec­trique. La com­plexi­té incroyable de cette trans­mis­sion du signal va au-delà de cette simple com­plexi­té numérique.

Régénération des neurones

Nous naî­trions avec un nombre de neu­rones défi­ni­tifs, qui dis­pa­raissent petit à petit ! Pen­dant très long­temps, on a pen­sé que le cer­veau était le seul organe de notre corps dans lequel il n’y avait abso­lu­ment pas de divi­sions cel­lu­laires à par­tir de cel­lules plu­ri­po­tentes (cel­lules souches) depuis la nais­sance. Nous nais­sions donc avec un capi­tal de plu­sieurs mil­liards de neu­rones, qui ne pou­vaient ensuite que dis­pa­raître lentement.

Signaux ana­lo­giques
Contrai­re­ment à une signa­li­sa­tion « infor­ma­tique » uni­taire de type 01 (absence ou pré­sence d’une trans­mis­sion), la trans­mis­sion ner­veuse peut prendre toutes les valeurs entre ‑1 et +1, mais éga­le­ment, pour un neu­rone don­né, chaque point de contact d’une synapse peut avoir une valeur de trans­mis­sion dif­fé­rente de la synapse sui­vante. Si le cer­veau est un ordi­na­teur, alors il est facile de com­prendre que c’est celui d’un genre qui n’existe pas encore !

Cela a donc été une véri­table révo­lu­tion lorsque, il y a un peu plus d’une dizaine d’années, deux zones ger­mi­nales prin­ci­pales ont été mises en évi­dence dans le cer­veau, dans les­quelles existe une géné­ra­tion de nou­veaux neu­rones (neu­ro­gé­nèse) qui va res­ter active toute la vie durant.

Dans une de ces deux régions, la for­ma­tion hip­po­cam­pique, on estime qu’environ 5000 nou­velles cel­lules souches neu­ro­nales sont géné­rées chaque jour. Cette appa­ri­tion de nou­veaux neu­rones n’est pas régu­lière, mais sous le contrôle actif de notre inter­ac­tion avec l’environnement. Des condi­tions de sti­mu­la­tion, comme l’apprentissage d’une tâche, sont des fac­teurs favo­ri­sant la neu­ro­gé­nèse, alors que, par exemple dans un état dépres­sif, la neu­ro­gé­nèse de l’hippocampe est moins impor­tante. Des molé­cules ayant un effet anti­dé­pres­seur chez l’homme vont pou­voir aug­men­ter la neurogénèse.

La pos­si­bi­li­té qu’a notre cer­veau de fabri­quer de nou­veaux neu­rones, certes en petit nombre com­pa­ré au nombre total de neu­rones, ne per­met pas de renou­ve­ler entiè­re­ment notre cer­veau, comme on va renou­ve­ler en quelques semaines notre peau ou nos muqueuses par exemple. Mais c’est par contre un méca­nisme essen­tiel de la plas­ti­ci­té de notre sys­tème ner­veux, qui joue un rôle déter­mi­nant pour notre adap­ta­tion dans un envi­ron­ne­ment chan­geant, mais aus­si dans l’apparition et l’évolution de cer­taines patho­lo­gies mentales.

Notre génome contient envi­ron 35 000 gènes, dont envi­ron un tiers a une expres­sion spé­ci­fique dans le sys­tème ner­veux cen­tral. Ces gènes sont main­te­nant connus et l’on sait que cha­cun d’entre eux va géné­rer entre une et par­fois plu­sieurs dizaines de pro­téines (dont pour un grand nombre nous n’avons aucune idée de la fonc­tion). Ces pro­téines sont les briques com­po­sant nos cel­lules ner­veuses. Comme un puzzle de quelques cen­taines de mil­liers de pièces, il faut main­te­nant recons­truire un pay­sage pour lequel nous n’avons pas de modèle. Mais au moins nous avons les pièces, identifiées.

Gènes et environnement

Neu­ro­gé­nèse
Chez le rat, une expé­rience prin­ceps a démon­tré que si l’on com­pare deux groupes d’a­ni­maux, res­pec­ti­ve­ment dans des envi­ron­ne­ments nor­maux et enri­chis (c’est-à-dire dans une grande cage, avec des acti­vi­tés nom­breuses comme des roues ou des espaces à explo­rer), on peut obser­ver une aug­men­ta­tion signi­fi­ca­tive de la neu­ro­gé­nèse dans les groupes de rats en milieu enrichi.

Pour­tant, le frère jumeau (mono­zy­gote) de Mozart ne sera jamais Mozart ! Autre­ment dit, la géné­tique seule ne suf­fit pas à déter­mi­ner l’ensemble des capa­ci­tés d’un indi­vi­du. Son envi­ron­ne­ment, depuis sa concep­tion, va jouer un rôle essen­tiel dans la com­plexi­té unique de son cerveau.

Le cer­veau est plas­tique, et l’on sait depuis quelques années, et c’est une révo­lu­tion concep­tuelle majeure, que cette plas­ti­ci­té est aus­si le résul­tat d’une modi­fi­ca­tion directe de l’accessibilité de nos gènes, et donc de l’expression de nos pro­téines. Com­prendre pré­ci­sé­ment com­ment l’environnement va modi­fier l’expression de nos gènes est un enjeu consi­dé­rable, sachant que cet envi­ron­ne­ment, pour notre cer­veau, est essen­tiel­le­ment notre inter­ac­tion avec les autres, mais peut aller jusqu’à des évé­ne­ments les plus traumatiques.

Le frère jumeau de Mozart ne sera jamais Mozart

Cette com­pré­hen­sion, en paral­lèle de la connais­sance pré­cise du rôle et de l’organisation molé­cu­laire et cel­lu­laire de nos cel­lules ner­veuses, est une clef pour accé­der au fonc­tion­ne­ment du cer­veau, dans des condi­tions nor­males, mais aus­si dans ses patho­lo­gies qui atteignent près de la moi­tié de la popu­la­tion mondiale.

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