La nouvelle armée de terre
Ruptures et refondation
C’est en tirant les conséquences des trois évolutions majeures qui lui sont totalement extérieures que l’armée de terre s’est engagée dans une transformation d’une telle ampleur que le néologisme de refondation s’est imposé d’évidence pour la décrire.
Outre la révolution de l’information qui a touché, comme ailleurs, toutes les composantes de la Défense, l’environnement des armées a effectivement subi trois ruptures successives depuis le début des années quatre-vingt-dix.
La première d’ordre géostratégique, caractérisée par la disparition du monde bipolaire, s’est accompagnée de l’émergence de nombreux foyers de tension épars tandis que s’éloignait la menace clairement identifiée. Cette rupture imposait une refonte de la conception d’emploi des forces, consacrant le retour aux stratégies d’action que le fait nucléaire avait mises en sommeil.
La deuxième, d’ordre budgétaire, s’exprime par l’espoir de réduire les dépenses de l’État. Elle s’est traduite par la réduction des dépenses militaires et notamment par la baisse des crédits d’équipement.
La troisième enfin est d’ordre humain, c’est la décision prise en février 1996 de suspendre la conscription. Cette révolution culturelle rompait avec les habitudes d’une ressource garantie, de qualité et apparemment peu coûteuse. Le lancement de la professionnalisation exigeait la mise en œuvre rapide d’une politique volontariste pour le recrutement puis pour la reconversion.
L’armée de terre se trouvait donc confrontée à une problématique complexe : il fallait la » repenser » entièrement pour adapter ses capacités à tenir son nouveau contrat opérationnel résultant de la stratégie d’action, pour mettre en œuvre une nouvelle politique de ressources humaines et pour optimiser ses coûts et s’en tenir aux moyens alloués.
À partir de ce constat quatre actions majeures ont été conduites.
D’abord une réduction des effectifs de 36 % correspondant au départ des 130 000 appelés et au recrutement de 36 000 engagés volontaires, domaine sensible puisque touchant les personnels. Cette réduction devait être conduite dans la dignité et l’organisation en se dotant très vite d’une capacité à recruter sur un marché de l’emploi hautement concurrentiel.
La nouvelle stratégie d’action imposait une profonde évolution doctrinale pour donner à nos forces les modes d’actions correspondant aux objectifs politiques et militaires poursuivis.
Pour la même raison une réorganisation des structures apparaissait nécessaire afin de pouvoir passer, sans solution de continuité, de la paix à la crise devenue le cadre normal de nos engagements.
Enfin, il fallait en profiter pour rénover les méthodes et mettre en œuvre résolument et systématiquement celles qui ont fait leurs preuves dans les grandes organisations les plus performantes.
On le voit, il s’agissait bien de démonter l’ancienne armée pour en construire une nouvelle, tout en continuant à accomplir les nombreuses missions, sur le territoire national ou à l’étranger, qui constituent la raison d’être de l’armée de terre.
L’ampleur de ces bouleversements imposait de conduire ces changements sur plusieurs années : forte des expériences britannique et américaine, l’armée de terre s’organisa pour y parvenir en six ans.
Aujourd’hui, après cinq ans, ce pari de la refondation est en passe d’être gagné.
La bataille des effectifs
La loi de programmation militaire 1997–2002 a prévu la réduction quantitative des effectifs de l’armée de terre au rythme annuel de 250 officiers, 1 000 sous-officiers et 22 000 appelés.
La déflation des cadres a été obtenue grâce à un dispositif d’aides au départ constitué essentiellement par l’attribution de pécules.
© SIRPA TERRE
© SIRPA TERRE
La mise en extinction progressive du service militaire s’achève en novembre 2001 ; elle ne pouvait s’effectuer qu’au rythme du recrutement des engagés et selon le calendrier des dissolutions et restructurations des régiments et des établissements des services (grâce auxquels les formations opérationnelles peuvent s’instruire et s’entraîner). Ce calendrier a été respecté grâce à la fermeté du gouvernement et au bon comportement des appelés eux-mêmes.
Le second volet de la professionnalisation était la constitution et l’entretien d’une ressource de 66 500 engagés volontaires. Pour créer cette ressource de soldats professionnels, l’armée de terre doit recruter annuellement et jusqu’en 2002 environ 12 000 jeunes gens et jeunes filles, correspondant à l’augmentation annuelle et au remplacement des départs.
Une fois le volume visé atteint, un flux annuel de 8 500 nouvelles recrues sera nécessaire pour compenser le seul flux de départ ; il suppose que ces engagés restent en moyenne huit ans dans l’institution, contre cinq ans jusqu’à un passé récent : cette » fidélisation » est le défi des armées professionnelles occidentales.
En 2002, 168 000 hommes et femmes serviront dans l’armée de terre : 16 000 officiers, 50 000 sous-officiers, 66 500 engagés volontaires, 5 500 volontaires et 30 000 personnels civils. À titre de comparaison cet effectif est désormais inférieur à celui des personnels du ministère des Finances.
Révolution doctrinale et changement d’organisation
Après quarante-cinq ans d’affrontement virtuel avec le Pacte de Varsovie, la guerre du Golfe en 1990 sonnait le grand retour à la réalité des combats. Depuis, l’armée de terre n’a plus vécu une journée sans qu’une partie conséquente de ses forces ne soit engagée en opérations.
Mais la nature des crises, toujours plus nombreuses, a changé. Aujourd’hui l’affrontement armé ne résulte plus d’États luttant à mort pour la défense d’intérêts nationaux mais plutôt de la faiblesse voire de la disparition de certains d’entre eux. Il s’agit généralement d’y ramener la paix, d’éviter l’escalade de la violence en la maintenant au plus bas niveau possible, et d’assurer la sauvegarde des populations dans le respect du droit international.
Telles sont les raisons qui ont présidé à la révolution doctrinale dans laquelle l’armée de terre s’est engagée et qui la place désormais en avance parmi ses homologues occidentales.
Il s’agit dorénavant de répondre à la pluralité des situations. L’affrontement direct qui nécessite puissance et brutalité est toujours possible ; mais s’y ajoutent désormais de nombreuses formes d’intervention ; in fine, le contrôle du terrain y requiert souplesse, maîtrise de la force et capacité de durer face à des protagonistes qui agissent dans des espaces sans ligne de front.
Les forces, constituées à la demande en fonction des missions, comprennent donc un noyau de coercition puissant, où l’on retrouve l’ensemble des fonctions de combat et de feux pour mener un engagement de » haute intensité « , et des forces de maîtrise de la violence, plus légères mais bien protégées, et disposant d’une bonne capacité de contrôle du milieu. S’y ajoutent bien sûr des capacités de commandement, de renseignement, d’aide au déploiement et de soutien.
On comprend dès lors qu’il n’était plus possible de conserver une organisation ajustée au seul type d’engagement de la guerre froide, monolithique, permanente et caractérisée par la coïncidence des structures du temps de paix et du temps de guerre : les grandes unités traditionnelles, corps d’armée et divisions, constituées dès le temps de paix ne pouvaient plus être engagées en opérations dans leur configuration permanente que de façon exceptionnelle.
L’armée de terre en métropole est désormais organisée selon le principe de modularité, en réservoirs spécifiques correspondant à des fonctions opérationnelles déterminées. Les brigades rassemblent les régiments pour la préparation opérationnelle et fournissent à la demande des modules pour la constitution des forces à projeter.
Les forces de l’armée de terre sont donc organisées en quatre grands ensembles.
- Pour le commandement : les états-majors ont été repensés et ils ont désormais la capacité à commander les structures de l’OTAN. Ce sont le Commandement de la force d’action terrestre (CFAT) de Lille, le Commandement des forces spéciales, les quatre états-majors de forces (EMF) de Nantes, Besançon, Marseille et Limoges, et les états-majors des brigades ; l’armée de terre participe aussi à l’état-major du Corps européen à Strasbourg et à l’Eurofor à Florence.
- Pour l’engagement : 9 brigades interarmes, soit 51 régiments répartis entre 2 brigades blindées, 2 brigades mécanisées, 2 brigades légères blindées, 2 brigades d’infanterie – montagne et parachutiste – et 1 brigade aéromobile. Il faut aussi compter la brigade franco-allemande.
- S’y ajoutent les appuis constitués par 4 brigades d’appui spécialisé, soit 19 régiments : la brigade de renseignement, la brigade de transmissions, la brigade d’artillerie, avec ses canons, ses lance-roquettes multiples et ses missiles antiaériens, et la brigade du génie, avec ses moyens d’aide au déploiement et de franchissement.
- Enfin la logistique avec 2 brigades d’appui logistiques, soit 18 régiments regroupant les moyens de soutien et d’administration sous l’autorité du Commandement de la force logistique terrestre de Montlhéry (CFLT).
En outre 9 000 hommes et femmes constituent le dispositif national outre-mer, comme forces de souveraineté dans les DOM TOM ou comme forces de présence en Afrique : 4 000 hommes y stationnent à titre permanent, les autres sont fournis par tous les régiments des brigades selon le système des unités tournantes pour des durées de quatre mois. L’outre-mer n’est donc plus l’apanage de quelques régiments spécialisés.
Un commandement modernisé
Au sein des forces, les états-majors se consacrent à leur seule mission de préparation opérationnelle et ils ont été dégagés de toute autre responsabilité.
Partant de cette nécessité, l’armée de terre a décidé de mettre fin au principe selon lequel, à tous les niveaux, les chefs concentraient la totalité des responsabilités du commandement. Désormais chaque commandement au-dessus du niveau du régiment est spécialisé dans un seul domaine. Les responsabilités correspondantes sont nationales ou régionales.
Les premières concernent la préparation opérationnelle des forces et l’aptitude immédiate à la projection, la formation, la doctrine et l’enseignement militaire supérieur, la gestion du personnel et le fonctionnement des services. Ce sont :
- le Commandement de la force d’action terrestre
- le Commandement de la force logistique terrestre
- le Commandement de la formation de l’armée de terre
- le Commandement de la doctrine et de l’enseignement militaire supérieur
- la Direction du personnel militaire de l’armée de terre
- la Direction centrale du génie (pour l’infrastructure)
- la Direction centrale des télécommunications et de l’informatique,
- la Direction centrale du matériel de l’armée de terre,
- la Direction centrale du commissariat de l’armée de terre.
Les secondes sont assurées par les 5 régions terre de Paris, Metz, Lyon, Bordeaux et Rennes. Ce commandement régional est responsable du soutien financier, administratif et matériel des forces stationnant sur son territoire ; il est fixe et non projetable et il a autorité en permanence sur les régiments, sauf dans le domaine opérationnel.
Cette nouvelle organisation du commandement s’est accompagnée du recentrage de l’état-major de l’armée de terre (EMAT) sur son rôle de conception de politiques globales et de pilotage conforme aux principes d’un contrôle de gestion bien compris : définition des missions et des moyens consentis à chaque commandement ou direction, désengagement de la conduite, mais contrôle de l’atteinte des objectifs.>
Simultanément a été instauré un dialogue de pilotage irriguant les prises de décision de flux réciproques d’information et reposant sur des procédures de concertation régulière.
Enfin la mise en place de méthodes de gestion plus efficaces et plus lisibles est poursuivie avec détermination. Dans cet esprit une mission de modernisation des techniques administratives a été lancée en vue de supprimer et de simplifier tout ce qui peut l’être ; ses résultats sont l’objet d’une réelle attente des personnels et conditionnent la réduction de la durée du travail.
Bilan et préoccupations
En cinq ans, l’armée de terre a changé de visage.
Son efficacité opérationnelle a considérablement augmenté ; le nombre de militaires professionnels disponibles pour les opérations extérieures a plus que triplé. Il est proche de 90 000 aujourd’hui et l’objectif visant à constituer un » réservoir » de 100 000 hommes » projetables » sera atteint fin 2002.
Les états-majors opérationnels se consacrent strictement à la préparation et à la conduite des opérations dans un cadre multinational. Ils s’entraînent en anglais selon les procédures de l’OTAN et ils utilisent des systèmes d’information opérationnelle fonctionnant en réseaux.
La professionnalisation s’achève selon le plan prévu. Ces cinq dernières années, 30 000 postes de soldats professionnels ont été créés tout en assurant le renouvellement des engagés partis au terme de leur contrat. Comme prévu, 8 000 cadres ont quitté l’institution.
Un nouveau système de réserve a été mis sur pied, totalement intégré aux forces d’active. La part prise par le personnel civil, dont les effectifs cibles restent stables, est très importante notamment dans les services. Les fonctionnaires de catégorie A exercent des responsabilités croissantes.
Depuis l’été 2000 la nouvelle organisation du commandement est en place. Le principe du commandement global et unique a été abandonné au profit de commandements spécialisés, déconcentrés, fonctionnant en réseaux et utilisant les méthodes de pilotage et de contrôle de gestion.
Mais tout au long de ces cinq années, l’armée de terre a aussi essuyé quelques tempêtes.
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La surchauffe due aux activités a eu son apogée en 1999 et au premier semestre 2000, en raison de la conjonction des opérations extérieures nombreuses, des catastrophes naturelles et d’un réservoir de forces en cours de constitution et donc inachevé. Désormais, les forces vivent au rythme acceptable d’une mission de quatre mois tous les seize mois, même si certaines fonctions opérationnelles demeurent plus sollicitées que d’autres.
La réalisation concrète des effectifs du personnel civil tarde à venir en raison des rigidités du système administratif et budgétaire : 3 000 personnes manquent encore au moment même où leur présence est indispensable en raison du départ des derniers appelés ; c’est une réelle préoccupation dont la solution n’est malheureusement pas entre les mains de l’armée de terre.
La disponibilité des matériels a subi le contrecoup de la restructuration du service du matériel mais aussi des industries d’armement, d’un manque de prévisions et du parcours d’obstacles que constitue la passation des marchés de l’État. La disponibilité qui avait atteint un niveau inquiétant dans les unités et qui pénalisait l’entraînement commence à se redresser grâce à un plan d’action énergique.
Les préoccupations d’aujourd’hui concernent essentiellement la stabilité de cette nouvelle armée de terre.
La » fidélisation » et le renouvellement de la ressource humaine exigent de façon impérieuse qu’une attention particulière soit apportée à la condition du personnel, car la précarité du statut (les deux tiers du personnel militaire sont sous contrat à durée déterminée) et la spécificité du métier méritent des compensations que la modicité des soldes ne couvre pas.
À ce titre, la professionnalisation, c’est la transformation des conditions d’hébergement pour les mettre aux normes d’une armée professionnelle, et le développement d’infrastructures de loisirs, notamment dans les garnisons qui offrent peu de facilités dans ce domaine. C’est encore l’extension du parc de logements en secteur civil pour ceux qui fondent une famille (à la différence des gendarmes, les militaires non célibataires ne sont pas logés).
C’est aussi la difficile recherche d’emplois pour les conjoints dont le taux de travail est inférieur de moitié à celui de la population française, la résolution de l’épineux problème de la garde des enfants lié aux horaires de travail en garnison, aux manœuvres et aux missions opérationnelles.
C’est à ce prix que l’armée de terre rénovée pourra assurer la pérennité de son projet, d’autant que le cantonnement juridique qui caractérise l’état militaire n’offre pas au soldat la faculté d’attirer l’attention du public sur sa condition.
C’est enfin le renouvellement des liens entre la société civile et son armée, lesquels passent par l’implication individuelle dans la vie de la cité et par le développement du partenariat entre les formations et leur environnement.
Le corps de l’État qui se prête le mieux aux réformes radicales
L’armée de terre vient de vivre l’une des remises en cause les plus fondamentales de sa longue histoire. En 2002, après six années d’efforts et de sacrifices, elle touchera au but qu’elle s’était fixé.
Au terme de ce prodigieux bouleversement, elle aura abattu l’édifice ancien et en aura reconstruit un autre, différent dans ses finalités, ses formes et ses matériaux, et ceci tout en assurant la continuité du service, à un moment où jamais depuis la fin de la guerre d’Algérie, un tel engagement ne lui avait été demandé au plan opérationnel.
Le tabou de la conscription, longtemps considéré comme un héritage de la Révolution et de la République, a cédé devant la nécessité de l’armée de métier révélée par la guerre du Golfe.
La cohérence du projet, le niveau d’organisation pour le conduire et la ferme continuité dans l’exécution des réformes constituent une des raisons de sa réussite. Mais aucune transformation n’aurait eu lieu sans l’adhésion de ses cadres qui l’ont admise puis comprise et finalement acceptée comme un défi à relever.
S’il en est ainsi, c’est que l’armée de terre sait recruter, former et employer des personnels qui, en dépit des difficultés, allient professionnalisme, motivation, imagination et éthique véritable du service public. Sa popularité qu’attestent les sondages en constitue à la fois une reconnaissance et un encouragement.