La Nouvelle Donne
Cet article est consacré aux défis auxquels doit faire face cette institution dédiée à la formation d’excellence qu’est l’École polytechnique. Ce sujet nous concerne tous, car la réputation de l’École et son impact sur la société française au cours des prochaines décennies auront, qu’on le souhaite ou non, des répercussions importantes sur nos carrières et nos orientations. Nous espérons susciter ici, dans le prolongement des projets en cours de modernisation de l’X, une réflexion sur le rôle et l’avenir de notre École dans notre pays.
I. La nouvelle donne
Le nouveau paradigme de la connaissance
Aujourd’hui, simplement apprendre est un investissement de court terme, pour ne pas dire de très court terme. La science avance à pas de géant et il est de plus en plus difficile de se tenir informé. Les autoroutes de l’information explosent et tout devient immédiatement disponible à l’ensemble de la planète. Le rythme de l’évolution des connaissances et de nos sociétés nous paraît s’accélérer. Il devient critique de pouvoir trier l’information, de l’intégrer et d’y répondre, si besoin est, en temps réel. Il faut donc apprendre à apprendre, être capable d’assimiler rapidement de nouvelles connaissances, d’en faire la synthèse. Il faut changer nos processus traditionnels d’évolution et constamment réinventer de nouvelles façons de changer.
Le monde de demain appartiendra à ceux qui apprendront plus vite, mieux et différemment des autres et qui sauront tirer parti de cet avantage pour être les premiers à agir.
La mondialisation
Le monde aussi a changé. Les médias nous informent régulièrement des réalités de la mondialisation. La vie de tous les jours nous le rappelle : « made in Taiwan », « made in China », firmes multinationales et bientôt une nouvelle monnaie non plus nationale mais européenne. Les règles du jeu ne sont plus aujourd’hui locales mais internationales. Les pouvoirs nationaux doivent peu à peu abandonner certaines de leurs prérogatives à des instances supranationales (Commission européenne, ONU, OMC, etc.).
Défendre ses intérêts, c’est savoir faire entendre sa voix au sein de ces organisations, par l’intermédiaire de représentants compétents et conscients des nouvelles règles du jeu. En outre les traditionnels leviers politiques et économiques d’un gouvernement voient leurs actions limitées par la mondialisation.
Ceci est une conséquence de l’explosion du commerce international (interdépendance des économies), de l’internationalisation des places boursières, mais aussi des nombreux accords et traités qui vont de la zone de libre-échange (ALENA) aux zones à forte intégration politique (monnaie commune, défense commune, politique extérieure commune). Le Français doit avoir une vision globale, être citoyen du monde et comprendre que les intérêts de la France sont inextricablement liés à ceux de nos partenaires.
L’entreprise cœur de la société
Enfin, la société aussi a changé. La richesse économique d’un pays ne provient plus seulement de ses ressources naturelles, du rôle de son État, de son armée, ou des qualités de ses dirigeants. De notre point de vue, à l’aube du XXIe siècle, l’entreprise est au centre de la société, la source de progrès économique, de création d’emplois, et d’innovation. Ceci est un constat, pas un rêve. Partout les règles de marché affirment leurs emprises. Les régimes autoritaires ou communistes ont montré leurs limites.
Le modèle social qui émerge laisse aux forces de marché le soin d’allouer les ressources. Il suffit de regarder vers les États-Unis qui, bien qu’étant loin de représenter un modèle parfait sur le plan de la protection sociale, de la répartition des richesses, etc., connaissent un taux de chômage faible (4,9 % soit le niveau le plus bas depuis plus de vingt ans), une croissance économique soutenue et sont à l’origine du développement de nombreuses innovations. La libre entreprise y est placée au cœur de leur système avec les risques, travers et récompenses que cela induit : une entreprise citoyenne consciente de son rôle au sein de la société, mais une entreprise libre et libérée. Il s’agit donc de former les élites dans cette logique, c’est-à-dire leur donner l’esprit d’entreprise et surtout d’entreprendre.
II. Les réponses apportées par l’X aujourd’hui
L’enseignement
Un reproche facile que l’on peut faire à l’X, c’est d’enseigner aux élèves les équations différentielles aux dépens de choses plus concrètes, plus appliquées. C’est justement là la force de l’École. Elle forme les étudiants en les confrontant à des méthodes de réflexions variées sur des sujets empruntés aux mathématiques et autres sciences expérimentales et appliquées. Tout l’art réside dans le choix judicieux des matières que l’on considère comme constituant un échantillon représentatif des mécanismes de pensées.
À notre avis, certains mécanismes sont outrageusement privilégiés et certains complètement laissés de côté. Le résultat : des polytechniciens investis de leurs titres, adossés sur leur savoir et confortés par leurs solidarités« 1. Ce système produit d’excellentes mécaniques intellectuelles trop souvent coupées des réalités de ce monde et des enjeux de demain.
La mondialisation
En dépit des différentes campagnes publicitaires orchestrées par l’École, la Fondation et autres organisations accréditées, l’École a trop souvent délaissé la dimension internationale. Nos expériences respectives à l’étranger nous le rappellent chaque jour. En ce qui concerne les corps de l’État, la formation semble ignorer l’existence d’organismes internationaux où le faible nombre de ses représentants handicape notre pays. Pour la recherche, le système français en général entretient ce renfermement sur soi. En effet, la recherche est aujourd’hui internationale, fondée sur la coopération entre chercheurs de différents pays, continents, etc.
La France se complaît dans un certain clientélisme où un chercheur peut effectuer son DEA, sa thèse et poursuivre toute sa carrière au sein d’un même organisme (X, ENS, université). Quelle ouverture d’esprit ! En outre, un passage à l’étranger (Ph. D. ou post-doc) est souvent perçu plus comme un handicap qu’un avantage : « quand on part, on n’est pas sûr de retrouver un poste » nous disait récemment un de nos camarades. Quel esprit d’aventure et de conquête !
En ce qui concerne les ingénieurs, là encore l’École ne prend pas assez en compte le fait que ces dits ingénieurs seront amenés à travailler dans un environnement international, dans une langue qui ne sera pas toujours la leur. Le niveau moyen en anglais des élèves reste très faible. Quant à l’apprentissage d’une deuxième langue étrangère, ce n’était jusqu’à tout récemment qu’une option. Vive l’Europe !
L’entreprise
« L’entreprise », souvenons-nous, c’est ce mot qui a été soigneusement banni des enseignements, gommé du vocabulaire. Avons-nous jamais vu un conférencier venir nous parler de l’entreprise qu’il avait créée ? Au sortir de l’École, nous sommes totalement ignorants des réalités de l’entreprise, à l’exception peut-être de ceux qui ont fait l’effort personnel d’aller se frotter à ce monde, par le biais de stages en entreprise, des binets (comme le Point Gamma, le Forum ou la Junior-Entreprise) ou des efforts courageux du Bureau des carrières.
La grande entreprise ne devrait pas être une chasse gardée où des « mandarins » s’échangent postes et titres au gré de tribulations politiques. Les polytechniciens ne doivent pas être des hommes et des femmes frileux, résistant au changement et préférant s’adosser à leur diplôme et à leurs solidarités. L’esprit de conquête, d’exploration ou d’entreprise implique une démarche qui comprend certes des risques, mais reçoit aussi des récompenses tout autant collectives que personnelles.
III. Missions et Valeurs
Avant tout, il faut définir plus clairement la mission et les valeurs de l’École. Comme nous l’avons dit, les temps ont changé, et plus qu’on ne croit. Le conseil d’administration de l’A.X. s’inquiétait dans un numéro récent de La Jaune et la Rouge de la « désaffection des taupins« 2. L’École est dans la situation d’une entreprise historiquement leader dans son secteur, qui n’a pas assez tenu compte des changements de l’environnement et qui connaît une érosion de ses parts de marché. Il est grand temps de changer.
À travers ses deux siècles d’existence, l’X a toujours eu pour but de former des élites pour répondre aux besoins du pays : des officiers, des ingénieurs et des grands commis de l’État. Aujourd’hui et avec la même ambition et le même souci d’excellence, il faut se demander ce dont le pays a besoin afin de « créer de la valeur » pour la société dans son ensemble. Cette réponse a été donnée il y a quelques années déjà, par le président du conseil d’administration, M. Esambert, à travers une formule heureuse, si heureuse qu’on a cru qu’il suffisait de la prononcer pour résoudre le problème : « Le pays a besoin d’officiers de la guerre économique ».
Comme dans l’armée, ce terme doit regrouper des profils aussi variés que commandos, médecins, artilleurs, cavaliers, fantassins, sapeurs, marins, aviateurs, transmetteurs, etc. Dans cet esprit, nous suggérons une mission pour l’École polytechnique : former des « capitaines » d’entreprise, de recherche, d’État, qui contribueront par leurs conduites et leurs actions à montrer l’exemple et à entraîner la société dans son ensemble vers plus de richesses. Quatre valeurs nous paraissent fondamentales à la poursuite de cette mission : intégrité, indépendance d’esprit, ouverture et volonté d’entreprendre.
IV. Quelques pistes
L’enseignement
Conformément au leitmotiv « apprendre à apprendre », l’École se doit de prendre en compte d’autres méthodes de raisonnement que l’on trouve dans des disciplines comme la stratégie (militaire ou d’entreprise), la finance, le management ou l’éthique. L’École devrait s’ouvrir sur de nouveaux schémas de pensées avec des cours de négociation, de sociologie des organisations ou de management général. En outre il est aujourd’hui crucial de savoir travailler en équipe et de diriger des équipes, que l’on soit chercheur, employé, dirigeant ou entrepreneur. L’École doit encourager et valider cette forme de travail par l’intermédiaire d’exercices où des groupes de 4 à 10 élèves travailleraient en équipe avec différents rôles et responsabilités. Il faut aussi apprendre aux polytechniciens à communiquer, favoriser la participation orale en classe et le débat d’idées.
L’X doit également insuffler l’esprit d’entreprise et de conquête au travers des enseignements. D’autre part, la formation complémentaire dans sa forme actuelle nous semble souffrir d’importants problèmes. Le nombre de formations à l’étranger agréées reste relativement limité. Le rôle joué par les écoles d’application ne nous paraît plus adapté aux exigences de la France. En outre, le temps passé au sein de celles-ci pourrait être fortement réduit puisqu’il consiste actuellement en neuf mois de cours, trois mois de vacances et un an de stage.
Enfin, la pantoufle nous semble être un moyen inadapté et archaïque pour inciter les élèves à effectuer leur formation complémentaire dans les instituts agréés. Ces problèmes font déjà, pour la plupart, l’objet d’une réflexion : il nous semble important d’y intégrer les changements actuels de l’environnement auxquels les polytechniciens seront confrontés.
La mondialisation
La France a autant besoin des ses cadres sur le territoire national qu’à l’étranger. Une partie des enseignements devrait se faire en anglais exclusivement. L’anglais est aujourd’hui une nécessité pour chacun d’entre nous. L’École devrait offrir un cours sur l’étude des relations internationales, des institutions européennes et mondiales dans un cadre macro-économique. L’internationalisation de l’École passe également par des stages à l’étranger et des programmes d’échanges avec d’autres universités comme c’est le cas dans d’autres écoles françaises.
Certaines écoles d’application ont pris en compte pour leurs élèves (donc pour les formations complémentaires a fortiori) cette dimension. L’ENPC, par exemple, organise chaque année une visite à la Commission européenne, ce qui donne lieu à des rencontres et discussions avec des représentants de la Commission. En ce qui concerne la recherche, l’École se doit aussi de donner cette dimension internationale. Nous sommes désolés de constater qu’il y a très peu de chercheurs français à l’étranger en général.
L’École ne devrait pas inciter mais obliger les futurs chercheurs à passer au moins un an dans un laboratoire étranger, au contact de chercheurs d’horizons différents, de méthodes de travail différentes, etc.
L’entreprise
L’École doit prendre en compte la dimension de l’entreprise. Au lieu d’occulter cette réalité, elle doit l’embrasser et en faire comprendre les fonctionnements, les problèmes, les aspects humains, les contraintes financières, etc. Il est indispensable de mieux informer les élèves sur les réalités des entreprises, par l’intermédiaire de cours, de conférences, de visites sur site et par la participation des entreprises à l’enseignement. L’École doit également accorder plus d’importance aux stages en entreprise. Un bon exemple de la fracture entre l’enseignement et la réalité est le cours d’économie.
Réduire l’économie à des équations du deuxième degré est simpliste. Si la réalité était aussi simple, les problèmes de chômage et d’exclusion auraient été résolus depuis longtemps. Résumer l’économie à un jeu dérisoire d’équations, c’est d’abord faire insulte à l’intelligence et surtout nier le caractère spécifique de cette discipline. Dans cette optique, l’étude appliquée de quelques situations historiques que la France ou d’autres pays ont connues, des réponses apportées par les dirigeants et de leurs impacts nous paraît à la fois complémentaire de l’enseignement dispensé actuellement, plus pragmatique et très formatrice.
Conclusion
Le monde a changé. Fidèle à sa mission de formation des élites du pays, notre école doit aujourd’hui s’adapter. Cette adaptation passe par une refonte des processus d’acquisition des connaissances, une ouverture internationale accrue et une valorisation de l’esprit d’innovation et d’entreprise. Dans un environnement où la formation est devenue continue, tout au long d’une carrière, l’X doit apporter les fondations nécessaires à cette perpétuelle remise en question.
L’École doit être une plate-forme autour de laquelle s’articulent stages, expériences humaines, projets de recherche et formations complémentaires. Elle doit le faire en harmonie avec les besoins de notre pays et les réalités du monde, pour la Patrie, les Sciences et la Gloire.
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1. La Jaune et la Rouge, avril 97, « Un ressourcement pour l’École et pour la communauté polytechnicienne », page 67.
2. La Jaune et la Rouge, mai 1997, Rapport moral sur l’année 1996, page 79.