La nouvelle ère de l’analyse financière

Dossier : ExpressionsMagazine N°669 Novembre 2011
Par Jean-Louis BERNARD
Par Hervé BERNAILLE (73)

Le soutien de la croissance

Le soutien de la croissance

À l’origine, les ban­quiers prennent peu de risques sur les entre­prises : ces risques concernent sur­tout les déca­lages de tré­so­re­rie, et leur ana­lyse est réduite à une ana­lyse de bilan dans une optique liqui­da­tive. Au cours des trente glo­rieuses, les entre­prises ont recours au finan­ce­ment ban­caire pour accom­pa­gner leur crois­sance. Dans cette période, la France et les pays déve­lop­pés connaissent une période de forte crois­sance de l’ordre de 5 % par an. La mise en place du mar­ché com­mun euro­péen (1957−1968) contri­bue à cette évo­lu­tion favo­rable. Les taux d’intérêt réels sont faibles. Dans ce contexte, la concur­rence se déve­loppe. Les entre­prises ont besoin d’investir. Les banques accom­pagnent le mou­ve­ment en finan­çant leurs investissements.

Elles doivent alors appré­cier la capa­ci­té de rem­bour­se­ment des entre­prises, ce qui conduit l’analyse finan­cière à évo­luer. De nou­veaux outils de diag­nos­tic appa­raissent pour mesu­rer la capa­ci­té de rem­bour­se­ment. Les notions de capa­ci­té d’autofinancement, de besoin en fonds de rou­le­ment et d’excédent de tré­so­re­rie en sont les prin­ci­paux ins­tru­ments de mesure. L’analyse des risques pri­vi­lé­gie l’examen des flux de l’entreprise sur l’analyse du bilan.

Besoins en trésorerie
Assu­rer la tenue des comptes ban­caires des entre­prises, en gérer les mou­ve­ments, finan­cer leurs déca­lages de tré­so­re­rie, tel était le rôle prin­ci­pal des banques avant la Seconde Guerre mon­diale. Ces ser­vices conve­naient aux entre­prises qui, évo­luant dans un envi­ron­ne­ment peu concur­ren­tiel et en faible crois­sance, n’avaient géné­ra­le­ment pas d’autre besoin de finan­ce­ment que celui lié à leur déca­lage de trésorerie.
ROE
Pour répondre à l’attente de ces inves­tis­seurs, les entre­prises uti­lisent des outils qui per­mettent des com­pa­rai­sons (his­to­riques et avec d’autres entre­prises) : béné­fice par action, excé­dent brut d’exploitation, résul­tat d’exploitation, ren­ta­bi­li­té éco­no­mique. Pour ces inves­tis­seurs, c’est le règne du ratio magique ROE (return on equi­ty).

Nouveaux acteurs

Les deux chocs pétro­liers de 1973 et 1979 bou­le­versent la donne : ralen­tis­se­ment de la crois­sance, concur­rence accrue et taux d’intérêt réels posi­tifs pèsent sur les comptes des entre­prises en affec­tant leur capa­ci­té de rem­bour­se­ment. Les prêts ban­caires trouvent leur limite. Un ren­for­ce­ment des capi­taux propres des entre­prises est indis­pen­sable. Dans les années 1980, les inves­tis­seurs mettent l’accent sur la per­for­mance et exigent des ren­de­ments de plus en plus éle­vés sur les capi­taux apportés.

Dans les années 1990, ces inves­tis­seurs vont encore plus loin en met­tant la « valeur » au centre des déci­sions finan­cières. Des outils comme les tableaux de flux et le coût moyen pon­dé­ré du capi­tal font alors leur apparition.

Économie virtuelle

Dans l’économie vir­tuelle, l’analyse des risques des entre­prises perd du terrain

À la fin des années 1990, les banques voient leur contrainte de ren­ta­bi­li­té exa­cer­bée. Le niveau du ROE à 15% exi­gé par les action­naires est tel que l’activité com­mer­ciale tra­di­tion­nelle ne peut suf­fire. Les banques se tournent alors vers des acti­vi­tés de mar­ché et aban­donnent une par­tie du finan­ce­ment de l’économie réelle au pro­fit de l’économie vir­tuelle dont le ROE est supé­rieur à 15%.

Dans un tel contexte, l’analyse des risques des entre­prises perd du ter­rain. En effet, sachant qu’une part crois­sante des pro­fits des banques pro­vient d’opérations de mar­ché, les « clients entre­prises » laissent la place aux « clients institutionnels ».

Bulle Internet

148 mil­liards de dol­lars de pertes
En mars 2000 après avoir sur­fi­nan­cé des valeurs imma­té­rielles, et suite aux relè­ve­ments des taux d’intérêt par la FED, la bulle Inter­net éclate. En deux ans, les entre­prises du sec­teur des TMT enre­gistrent des pertes abys­sales d’un mon­tant de 148 mil­liards de dol­lars, soit l’équivalent des gains cumu­lés des 4 300 socié­tés du Nas­daq depuis 1995.

C’est l’époque où on lève des fonds à tour de bras, sans busi­ness plan. Les cri­tères d’analyse finan­cière tra­di­tion­nels sont jugés archaïques, seule compte la valeur de l’entreprise. Mais quelle valeur lorsque celle de eBay repré­sente 8 600 années de béné­fices ! On n’analyse plus les socié­tés. C’est le règne de l’immatériel dont la valeur n’a plus de limites – jusqu’à l’éclatement de la bulle Internet.

2008 : la redécouverte du risque de crédit

L’éclatement de la crise des sub­primes résulte de la convic­tion de cer­taines banques amé­ri­caines qu’il était pos­sible de consen­tir des cré­dits hypo­thé­caires à des par­ti­cu­liers dépour­vus de capa­ci­té de rem­bour­se­ment. Peu impor­tait que les créances soient irré­cou­vrables : on les ven­dait à des socié­tés finan­cières qui les trans­for­maient en obli­ga­tions (titri­sa­tion). On croyait faire du bon avec du mau­vais. On per­met­tait aus­si aux entre­prises d’acquérir des socié­tés en se finan­çant presque exclu­si­ve­ment par de l’endettement. Le règne du LBO (leve­ra­ged buy-out, finan­ce­ment d’acquisition par emprunt) tous azi­muts était né.

Manque de dialogue
Au cours de l’histoire finan­cière, les banques ont uti­li­sé des outils d’analyse des entre­prises en sui­vant les normes comp­tables (en négli­geant la valeur éco­no­mique) et en don­nant la prio­ri­té au court terme (faute de pou­voir appré­hen­der l’avenir). De leur côté, les entre­prises, pous­sées par la concur­rence, ont pri­vi­lé­gié le moyen terme en s’appuyant sur l’analyse stra­té­gique, leur comp­ta­bi­li­té ana­ly­tique et le tableau de bord pros­pec­tif de Nor­ton et Kaplan (TBP). Les entre­prises et les banques se sont par­lé, mais sans vrai­ment échanger.

En fait, il s’agissait bien de déve­lop­per une éco­no­mie vir­tuelle dont on ima­gi­nait que les pro­fits seraient illi­mi­tés. Le déve­lop­pe­ment de cette éco­no­mie vir­tuelle, cou­plé avec une aug­men­ta­tion des taux inter­ban­caires, condui­sit à une crise de liqui­di­tés qui entraî­na le sys­tème ban­caire mon­dial dans une crise de confiance sans pré­cé­dent depuis 1929. Le res­ser­re­ment du cré­dit qui s’ensuivit tou­cha l’économie réelle.

Priorité à la valeur économique

La crise finan­cière récente et le pro­chain ren­for­ce­ment des normes pru­den­tielles appli­cables aux banques (Bâle 3) rendent néces­saire une évo­lu­tion de l’analyse des socié­tés, tant pour éva­luer leurs risques (prêts ban­caires) que pour les valo­ri­ser (inves­tis­se­ments en fonds propres, fusions- acquisitions).

L’objectif d’une nou­velle approche de l’analyse finan­cière est de don­ner la prio­ri­té à la valeur éco­no­mique de l’entreprise (sans rompre avec les normes comp­tables) dans une pers­pec­tive à moyen terme. Pour y par­ve­nir, on uti­lise les meilleurs outils d’analyse des risques des banques d’une part et des entre­prises d’autre part.

Quatre axes

Appré­cier la capa­ci­té de l’entreprise à s’adapter aux varia­tions d’activités inhé­rentes à ses marchés

Pour ce faire, il convient en pre­mier lieu d’analyser le niveau de sta­bi­li­té et de récur­rence du chiffre d’affaires, fac­teurs clés pour appré­cier la capa­ci­té de l’entreprise à s’adapter aux varia­tions d’activités inhé­rentes à ses mar­chés ; puis de dis­tin­guer le résul­tat éco­no­mique du résul­tat excep­tion­nel tout en tes­tant son niveau de sta­bi­li­té – la notion de pro­fit éco­no­mique per­met­tant de mieux cer­ner la qua­li­té des fonds propres ; ensuite d’apprécier la qua­li­té de l’endettement de l’entreprise afin de détec­ter les marges de manœuvres dis­po­nibles pour que l’entreprise conduise sa poli­tique d’investissements et déve­loppe ses avan­tages stra­té­giques durables (ASD) ; enfin, d’élaborer des pré­vi­sions plus fiables pour per­mettre aux prê­teurs et aux appor­teurs de capi­taux d’investir de façon plus sécurisée.

Ces pré­co­ni­sa­tions mettent en évi­dence les grandes lignes d’une méthode dont les aspects pra­tiques per­mettent d’approcher l’entreprise au plus près de la réa­li­té éco­no­mique. Une méthode d’actualité, compte tenu des dan­gers du déve­lop­pe­ment effré­né de l’économie virtuelle.

Pri­vi­lé­gier une vision économique
Pour satis­faire des objec­tifs de chiffre d’affaires et de résul­tats dic­tés par la direc­tion géné­rale, les pré­vi­sions sont le plus sou­vent construites par extra­po­la­tion des comptes les plus récents. Or, il faut construire des pré­vi­sions en par­tant de comptes plus éco­no­miques que la base comp­table et en reliant l’analyse finan­cière et la stra­té­gie. Ain­si, les pré­vi­sions sont plus cohé­rentes avec le sec­teur de l’entreprise, son mar­ché et ses ASD. L’utilisation du TBP faci­lite d’une part l’estimation des coûts pas­sés pour mettre en place les actions stra­té­giques et d’autre part l’évolution de la posi­tion stra­té­gique de l’entreprise.

Les deux auteurs viennent d’é­crire L’Essence éco­no­mique, une méthode d’analyse finan­cière et stra­té­gique. À paraître.

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