La nouvelle géographie des vins français
Jean-Robert Pitte est connu du grand public par des ouvrages remarquables consacrés à la gastronomie (Gastronomie française. Histoire et géographie d’une passion) et à l’œnophilie (Le vin et le divin).
Il vient de terminer un ouvrage sur les vins de Bordeaux et de Bourgogne qui est paru cet été, qui donne les clés des rapports souvent passionnels que les Français entretiennent avec ces deux vins.
Dans cet article, remarquablement documenté, notamment au plan historique, il explique les choix auxquels la viticulture française se trouve confrontée face à la concurrence des vins du « Nouveau Monde ».
L’Italie antique a été la première région du monde à élaborer, dès l’Antiquité, de bons vins, voire de grands vins, exportables. La France a repris ce flambeau au Moyen Âge et s’est maintenue jusqu’à nos jours au premier rang mondial de la production de vins fins à origine garantie, ressemblant à leur terroir physique et humain, ainsi qu’au millésime qui les a vus naître, c’est-à-dire de vins que l’on peut qualifier de géographiques. Il est admis par tous les oenologues et tous les amateurs que l’on ne peut produire un bon vin géographique au-delà d’un rendement de 50 hl/ha.
Le contexte mondial de la viticulture française
Tous les pays viticoles ont appris à élaborer des vins géographiques au cours de ces dernières décennies, souvent sous l’impulsion de l’œnologie française. Les régions plus évidemment favorisées telles que les pays méditerranéens, la Californie, l’Ouest argentin, le Chili central, la région du Cap en Afrique du Sud, le sud de l’Australie, la Nouvelle-Zélande produisent d’excellents vins de qualité, mais minoritaires au sein d’une production de vins de cépages à haut rendement, souvent issus de vignes irriguées. Les vins ont pour fréquente caractéristique de contenir une proportion non négligeable de sucre résiduel, y compris les rouges, ce qui les différencie nettement des vins élaborés dans la plupart des pays européens, en dehors des vendanges tardives et des vins doux naturels (mutés à l’alcool).
La nouvelle planète des vins est aujourd’hui partagée entre deux voies principales : celle des vins de cépages et celle des vins de terroir. La première bénéficie d’avantages économiques importants. Elle est surtout choisie par les régions où la terre ne coûte pas très cher, où le soleil est généreux, les plantations non réglementées et l’irrigation possible. La faiblesse des pentes y permet une mécanisation très poussée. Dans certains pays, en outre, la main-d’oeuvre est très peu onéreuse, en comparaison de sa cherté dans les pays de l’Union européenne ou aux États-Unis. Les vins qui en sont issus sont bon marché et trouvent preneurs dans le pays de production ou dans le monde anglo-saxon (États-Unis, Canada, Royaume- Uni) et sa mouvance.
Chacun boit ce qu’il veut et s’il existe un marché pour de tels vins, les producteurs auraient tort de se priver d’en élaborer. En revanche, dans la plupart des pays d’ancienne viticulture d’Europe, la main-d’oeuvre et la terre sont chères, les exploitations sont souvent petites et morcelées. C’est le cas de la France qui n’a aucun intérêt à se placer en concurrence avec les producteurs de vins de cépages. En France même, le contexte national a beaucoup évolué depuis quelques décennies. Chaque Français buvait en moyenne 91 litres de vin par an en 1980 ; il n’en buvait plus que 57 litres en 1999. En même temps, la consommation de vin ordinaire a autant baissé en proportion que celle de vin de qualité a augmenté.
En dehors du combat d’arrière-garde que mènent certains viticulteurs du Midi, commercialisant par l’intermédiaire de caves coopératives, la viticulture française est en progrès dans la plupart des régions, ce qui ne veut pas dire qu’elle n’ait plus aucune marche à gravir. Si l’on tente une typologie, on distingue plusieurs catégories, ce qui est une chance pour les producteurs qui peuvent toucher des clientèles variées, tant par leur goût que par leurs moyens financiers.
Les vignobles à forte image de marque nationale et internationale, gloires de la France
Trois régions bénéficient d’un prestige mondial ancien : le Bordelais, la Bourgogne et la Champagne.
Graves, Château Haut-Brion.
Saint-Émilion, Château Figeac.
Elles illustrent parfaitement le modèle naguère établi par Roger Dion (1959), reprenant le principe édicté en 1601 par l’agronome Olivier de Serres : » Si n’êtes en lieu pour vendre votre vin, que ferez-vous d’un grand vignoble ? » Leur réputation est née de leur proximité d’un marché de consommation aristocratique (ducs de Bourgogne, comtes de Champagne, cour royale de France et d’Angleterre), ecclésiastique (abbayes bourguignonnes et champenoises) ou de la possibilité pour les vins d’être exportés vers des marchés lointains, grâce à la présence d’un port tel que Bordeaux. Ce sont ces clientèles, locales ou lointaines, mais raffinées et exigeantes, qui expliquent le souci permanent de perfectionner le produit.
• Le Bordelais avec 115 000 ha de vignes qui produisent 7 millions d’hectolitres de vin (soit, en moyenne, 60 hl/ha), est de loin le premier vignoble de qualité en France. Compte tenu du climat chaud, il est possible d’y cultiver la vigne en terrain plat.
La pente bien exposée au soleil n’y est pas une nécessité comme dans le nord de la France, d’autant plus que ses plateaux sont largement recouverts d’alluvions fluvioglaciaires anciennes, les graves, qui permettent un bon drainage. C’est d’elles que sont issus les meilleurs vins. Leur épaisseur est directement proportionnelle à la qualité du cru. Les châteaux du Médoc et du Sauternais sont classés en cinq catégories depuis 1855. Les Graves furent classés en 1953 et 1959. Les vins de Saint-Émilion ont été classés en 1953, et sont maintenant reclassés tous les dix ans. La hiérarchie ainsi établie demeure largement subjective, mais commande les prix, même si certains vins y échappent, du fait d’une réelle qualité obtenue grâce à un propriétaire éclairé.
Le Bordelais connaît le même problème que beaucoup d’autres vignobles français. Certains viticulteurs ne respectent les règles établies par l’Inao que du bout des lèvres. Ils dépassent allégrement les rendements autorisés et obtiennent des dérogations, ce qu’on appelle le plafond limite de classement ou PLC, trop généreusement accordé. Il faut savoir qu’au-delà de 50 hl/ha il est impossible qu’un vin ressemble à son terroir. Si le viticulteur est malin, son vin pourra ressembler à son cépage ou, au mieux, avoir le style régional.
Comme le monde politique, le milieu du vin est périodiquement secoué par des scandales. Bordeaux en a connu de nombreux. Ceux-ci ne se produiront plus, dès lors que le consommateur sera éclairé et que l’étiquette correspondra au contenu de la bouteille. C’est un long processus, mais il est en cours.
• La Bourgogne connaît regrettablement les mêmes problèmes de laxisme que le Bordelais. Ils sont aggravés par le fait que la superficie des vignobles n’est que de 27000 ha et la production de 1,5 million d’hectolitres (soit une moyenne de 55 hl/ha, donc encore trop), soit cinq fois moindre que celle du Bordelais, avec une réputation équivalente et donc une pression des consommateurs français ou étrangers plus forte.
Clos de Vougeot.
Le climat bourguignon est, par ailleurs, plus capricieux, connaît des gels de printemps, des étés ou des automnes parfois pluvieux, des attaques d’oïdium ou de mildiou. La structure foncière du vignoble n’est guère propice à la rigueur. En effet, la plupart des exploitations sont de petite taille, très morcelées en de nombreuses micro-parcelles, réparties sur des appellations multiples, tout spécialement au cœur du vignoble, c’est-à-dire en Côte-d’Or. Il est possible de trouver dans la grande distribution des bouteilles de bordeaux dont le rapport qualité-prix est honnête. C’est rarissime et presque miraculeux au rayon des bourgognes. On a le droit de critiquer les chardonnays et les pinots des vignobles du Nouveau Monde ou de l’hémisphère Sud, mais il faut juger avec honnêteté la production bourguignonne. Est-il raisonnable, sur des terroirs aussi somptueux que ceux du Mâconnais, de pousser des chardonnays jusqu’à 70 hl/ha, PLC non compris ?
Les critiques ici émises ne font que mettre en valeur les magnifiques vins élaborés par les châteaux bordelais ou les domaines bourguignons qui respectent leurs clients et donc se respectent eux-mêmes. Il y en a beaucoup, heureusement. Ils méritent d’être encouragés dans leur voie, la seule qui ait un avenir. En économie, comme dans d’autres domaines, le laxisme se termine toujours mal.
• La Champagne représente un cas un peu différent. Le vin produit dans cette région (1,9 million d’hectolitres sur 30 000 ha, soit 63 hl/ha, en moyenne) est presque exclusivement « champagnisé « , c’est-à-dire traité de telle manière qu’il devienne mousseux. Le prix d’une bouteille tient notamment à la complexité du processus de fabrication, à l’habillage de la bouteille et à la publicité. Les champagnes doivent ressembler d’une année sur l’autre au goût de la marque, c’est-à- dire être constants. Certes, il existe de grandes cuvées millésimées dans toutes les maisons, voire des champagnes issus d’un seul petit terroir, mais leur prix de vente est élevé. Depuis le XVIIe siècle, le succès du vin de Champagne provient du fait qu’il est associé à la fête, à l’amour, à l’élégance. Il accompagne les victoires militaires ou sportives, les cérémonies diplomatiques officielles, les grands événements de la vie des familles et ce dans tous les pays riches de la planète. La puissance évocatrice de l’effervescence est telle que ceux qui n’ont pas les moyens de s’offrir du vrai champagne se rabattent sur des imitations plus ou moins nobles produites en France ou à l’étranger.
Champagne Perrier-Jouët.
Champagne Dom Ruinart.
Les trois vignobles les plus réputés de France ne sont donc nullement assurés de se maintenir éternellement sur un piédestal. Ils ont connu des crises graves de mévente – dans l’entre-deux- guerres, par exemple – et doivent se tourner résolument vers une politique de qualité ou, plutôt, réfléchir au bon rapport qualité-prix, compte tenu de la concurrence internationale et de l’attente des consommateurs du monde entier.
Les autres vignobles producteurs d’une gamme complète de vins
Quatre autres régions importantes sont engagées à des degrés divers et dans des proportions variables sur le chemin de la qualité : l’Alsace, le Val de Loire, le Midi et le Sud-Ouest aquitain en amont du Bordelais. La plupart de leurs vins ne jouissaient pas, jadis, de la même réputation que les produits des trois gloires de la France qui viennent d’être évoquées. Ils étaient consommés sur place ou vendus à l’extérieur avec la réputation de vins sympathiques, agréables en accompagnement des plats cuisinés de leur région (le cahors avec le cassoulet, le riesling d’Alsace avec la choucroute…).
Sauf exception, ils étaient peu exportés. Ils ont connu une heureuse évolution depuis quelques décennies. Leurs vignerons se sont perfectionnés, tant sur le plan de l’agronomie et de la viticulture, que sur celui de l’oenologie et celui des techniques de commercialisation. Certains ont acquis une telle réputation qu’ils ont pu se permettre de restreindre fortement leurs rendements et d’atteindre le niveau de qualité des grands crus du Bordelais ou de la Bourgogne. Comme les grands viticulteurs de Meursault, de Puligny ou de Chassagne, ils jouent même à guichet fermé, n’acceptant aucun nouveau client et ne vendant leurs bouteilles qu’en quantité limitée. S’imaginant être parvenus au nirvana, certains pensent qu’en commercialisant leurs vins à un prix très élevé, ils peuvent attirer des clients naïfs.
Alsace, Riquewihr.
• L’Alsace produisait jusque dans les années 1950 des vins de cépages bien typés, exotiques pour la majorité des Français qui les buvaient dans les brasseries alsaciennes. La prospérité suisse et allemande les a tirés vers le haut, en même temps que l’hôtellerie et la restauration de la région. Constatant l’évolution du marché germanique, quelques viticulteurs ont misé sur la haute qualité et sont devenus les locomotives de la profession. On songe à Hugel, Trimbach, Beyer, Humbrecht, Deiss, Lorentz, Blanck… Ce sont eux qui ont poussé l’INAO à accepter de distinguer les meilleurs terroirs pour les honorer de l’appellation « grand cru », de définir les « vendanges tardives » et les » sélections de grains nobles « , issus de raisins atteints par la pourriture noble. L’Alsace est une région qui tente des expériences, débat et avance dans la direction d’une meilleure mise en valeur de ses potentialités.
• Le Val de Loire produit des vins depuis Saint-Pourçain, en Auvergne, jusqu’à Nantes, à quelques encablures de la mer. Leur marché traditionnel était celui des villes et des châteaux qui s’égrènent le long de la vallée, mais aussi Paris et la cour royale. C’est une rue de 70 000 ha de vignobles très variés qui s’allongent sur près de 500 km et produisent 3,8 millions d’hectolitres chaque année (soit le rendement raisonnable moyen de 54 hl/ha). À de rares exceptions près, les vins ont pour caractéristique d’être légers, souvent vifs (c’est-à-dire un peu acidulés, en langage œnologique) et parfumés. Leurs prix sont en général abordables. Comme les autres grandes régions vitivinicoles françaises, le Val de Loire a diversifié son encépagement et ses types de vins, échappant ainsi à la concurrence interne : blancs secs à base de sauvignon (sancerre, pouilly, quincy) ou de melon (muscadet), blancs moelleux ou liquoreux à base de chenin (montlouis, vouvray, anjou), rouges légers à base de gamay ou de cabernet franc (saint-pourçain, bourgueil, saumur) ou plus corsés (chinon). Les progrès qualitatifs y sont sensibles depuis des années. Si les vins conservent leur esprit et leur légèreté, on peut leur prédire un succès durable, dans la mesure où peu de régions viticoles du monde se sont positionnées sur ce créneau.
• Le Midi méditerranéen et sa mouvance rhodanienne est la région qui a le plus fortement évolué depuis la Seconde Guerre mondiale. Il y a encore un demi-siècle, seuls les vins produits sur ses marges étaient orientés vers la qualité :
Côtes de Provence, Château de la Mascaronne.
les Côtes du Rhône septentrionales (hermitage, condrieu, côte-rôtie), une petite partie des vins doux naturels du Roussillon (banyuls, maury, rivesaltes), les trois anciennes AOC provençales (cassis, bandol, bellet) et, au cœur de cet immense vignoble de 500 000 ha, château-neuf-du-pape.
C’est de là qu’est partie la reconquête qualitative dans les années 1930, sous l’impulsion du baron Le Roy, fondateur de l’Institut national des appellations d’origine. Petit à petit, les cépages trop productifs et insipides ont été arrachés pour être remplacés par les cépages anciens, à petits rendements et dont les vins sont hauts en couleur et en saveur : grenache, syrah, mourvèdre, cinsault, clairette, muscat… La production actuelle est de 26 millions d’hectolitres, soit un rendement moyen de 52 hl/ha qui recouvre les trop forts rendements des derniers vins de table et ceux, très raisonnables, des appellations d’origine contrôlée. La sécheresse estivale est ici une chance merveilleuse en ce qu’elle limite naturellement la production et oblige les vignes à enfoncer profondément leurs racines dans le sol et à y puiser de la matière organique et minérale, puisque l’irrigation est interdite.
• Aujourd’hui, le Languedoc est devenu la deuxième région exportatrice de vins, derrière le Bordelais. Les risques que présente l’orientation d’une partie des viticulteurs vers les vins de cépages et l’archaïsme des derniers producteurs de vins de table sont réels. Les autres producteurs devraient être assurés d’un succès national et international durable. Tous les grands sommeliers du monde recommandent désormais à leurs clients des vins rouges du Languedoc, corsés, originaux, aux saveurs épicées, supportant toutes les cuisines, même les plus relevées, et pour la plupart financièrement abordables.
• Le Bassin aquitain a souffert pendant des siècles – de 1241 à 1776 – du privilège de Bordeaux qui a interdit aux vins de l’amont d’être vendus avant Noël. Ceux-ci n’avaient donc aucune chance d’être achetés et exportés vers l’Angleterre et l’Europe du Nord. C’est la raison pour laquelle le Bordelais a bénéficié d’un marché garanti qui lui a permis d’accomplir les investissements nécessaires à l’élaboration de grands vins.
Bergerac-Monbazillac, Michel de Montaigne.
Les terroirs de l’amont sont potentiellement aussi bons, tant sur le plan pédologique que sur celui du climat et des microclimats. Les débouchés de ces vignobles restèrent locaux. Seuls certains accédèrent à des marchés lointains : par exemple le cahors ; apprécié des tsars et vendu au XVIIIe siècle comme vin de messe de l’Église orthodoxe.
L’orientation vers la qualité est plus lente ici, qu’ailleurs. C’est le cas, par exemple, dans la vallée de la Garonne où subsiste une polyculture associant la vigne au maïs, aux arbres fruitiers, aux tomates et à l’élevage bovin. Dans ces conditions, il est très difficile de produire du bon vin. Mais de louables efforts ont été accomplis dans les zones d’appellation de Bergerac, Monbazillac, Cahors, Gaillac, Jurançon, Madiran… Il faut s’attendre à de bonnes surprises dans cette région, si le marché des vins de terroir se développe en France et à l’étranger. En tout cas, il y a pour le moment de très bonnes affaires à y réaliser.
Conclusion
L’agriculture productiviste est en crise dans le monde entier. Les marchés des pays riches sont saturés et ceux des pays pauvres insolvables. Il faut donc imaginer une autre solution : celle de la production géographique. Elle est possible sous toutes les latitudes et dans toutes les aires culturelles, quel que soit le niveau de revenus de la population.
Elle seule permet la sortie de crise et, à terme, l’échange international de produits différents les uns des autres qui ne se concurrencent donc plus. La viticulture constitue l’avant-garde de cette révolution nécessaire, l’Europe et tout particulièrement la France, les premières lignes de cette avant-garde. Il faut donc cesser d’aider la viticulture de masse, encourager les productions de qualité.
Elles seules sont rentables à court ou moyen terme. Elles seules peuvent procurer à des consommateurs un peu éclairés de véritables émotions, leur faire penser aux magnifiques paysages qu’engendre la viticulture de qualité et aux vignerons talentueux qui s’expriment dans leurs vins.
Il faut se féliciter que l’Unesco ait classé patrimoine mondial de l’humanité les vignobles italiens de Cinque Terre et français de Saint-Émilion. C’est un encouragement pour de belles régions viticoles qui produisent de bons vins à forte typicité et tirent de ceux-ci prospérité et joie de vivre.