La nouvelle guerre mondiale des Américains
L’extraterritorialité du droit américain consiste pour la première puissance mondiale à imposer sa loi au monde en dehors de ses frontières. La mondialisation des échanges et le développement du numérique ont favorisé l’essor des lois extraterritoriales aux États-Unis depuis trente ans, principalement dans deux domaines : la lutte contre la corruption et les sanctions internationales.
Cette extraterritorialité est une violation manifeste de la souveraineté des autres États, posée en droit international par les traités de Westphalie du 24 octobre 1648. C’est surtout une arme de guerre économique, qui permet aux Américains de se projeter dans le monde entier et de réguler le commerce mondial à leur propre profit, sans pour autant sacrifier un seul GI.
REPÈRES
Le député Raphaël Gauvain a été chargé par le Premier ministre d’une mission sur les mesures de protection des entreprises françaises confrontées à des procédures donnant effet à des législations de portée extraterritoriale, avec pour objectif d’exposer l’état du droit existant, de présenter l’état de la menace et de faire des propositions concrètes de renforcement de l’arsenal juridique français. Il était placé pour ce faire auprès de la ministre de la Justice Nicole Belloubet, du ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian et du ministre de l’Économie et des Finances Bruno Le Maire.
Il a rendu son rapport en juin 2019 à Édouard Philippe.
La lutte contre la corruption, nouvelle croisade des Américains
Les États-Unis se dotent dès 1977 d’une législation ambitieuse en matière de lutte contre la corruption, le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA). Au début des années 90, ils poussent à l’adoption d’une convention internationale sur leur modèle du FCPA. L’OCDE adopte en 1997 la « Convention sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales ». Cet accord, ratifié par la France en septembre 2000, oblige les États signataires à mettre en place des sanctions efficaces, proportionnées et dissuasives contre leurs ressortissants convaincus de corruption d’un agent public étranger.
À l’occasion de la ratification de l’accord, les États-Unis révisent leur propre FCPA pour élargir son champ de compétence et lui donner un effet extraterritorial. Il faut pouvoir poursuivre des entreprises non américaines pour des faits de corruption commis en dehors du territoire américain.
La mission est confiée au Department of Justice (DoJ) composé de fonctionnaires placés sous l’autorité hiérarchique directe du gouvernement américain. Sur la base du FCPA, les autorités de poursuites procèdent alors à une interprétation extensive de leurs compétences. Il suffit par exemple que le dollar ait été utilisé dans une transaction litigieuse pour donner compétence aux Américains, ou encore que les personnes mises en cause aient utilisé une adresse e‑mail fournie par Google. On le voit, le critère de rattachement au territoire américain est extrêmement ténu.
Pour mener ses enquêtes, le DoJ s’appuie sur les ressorts de la procédure pénale américaine, qui permet de négocier avec les entreprises et leurs dirigeants hors de tout procès pénal. En pratique, un rapport de force violent et déséquilibré s’instaure. L’arbitraire règne, et vise à contraindre les mis en cause à coopérer pour in fine s’auto-incriminer en payant des amendes colossales au Trésor américain. Cette justice sans juge produit des résultats spectaculaires : à ce jour, toutes les entreprises visées par des poursuites du DoJ au titre du FCPA ont accepté un « deal de justice ». En cas de résistance, la fureur judiciaire américaine se déchaîne. Un ancien cadre dirigeant du groupe Alstom en a fait récemment la douloureuse expérience.
Le choc de la vente d’Alstom à General Electric
Le 23 avril 2014 au petit matin, l’agence Bloomberg publie une dépêche révélant les négociations sur le rachat partiel d’Alstom pour un montant de 13 milliards de dollars. En France, c’est la stupeur. Alstom passe sous commandement étranger. Le groupe fournit les turbines de nos centrales nucléaires et le turboréacteur du porte-avions Charles-de-Gaulle. C’est une entreprise hautement stratégique, nourrie à la commande publique depuis des années.
L’ancien président d’Alstom écarte tout lien entre la vente à GE et la négociation avec le DoJ, affirmant que la seconde aurait été postérieure (voir les auditions de Patrick Kron devant la commission des affaires économiques à l’Assemblée nationale les 11 mars et 1er avril 2015). La réalité n’est pas celle-là. Il y a aujourd’hui une certitude : la menace de l’amende du DoJ – qui aurait absorbé la moitié de la trésorerie de l’entreprise – pèse lourdement dans la décision de vendre. Patrick Kron lui-même le reconnaît (voir le rapport d’enquête de l’Assemblée nationale d’Olivier Marleix et Guillaume Kasbarian, 19 avril 2018).
Il ne s’agit pas de nier l’existence des faits de corruption imputés à Frédéric Pierucci, de les minimiser ou encore moins de les couvrir ; mais de s’interroger sur l’objectif poursuivi par la procédure américaine ayant conduit à la vente de ce fleuron industriel à son concurrent américain.
GE a‑t-elle joué un rôle dans la conduite de l’enquête contre Alstom ? Y a‑t-il eu des pressions du DoJ sur Alstom pour que celle-ci vende une part de ses actifs à l’entreprise américaine en contrepartie d’un abandon des poursuites contre ses dirigeants effrayés par le sort réservé à Frédéric Pierucci ? Rien ne permet aujourd’hui de l’affirmer avec certitude. Mais les suspicions sont très fortes. Très, très fortes.
L’Europe cible de choix des enquêtes anticorruption
Tout porte en effet à croire que ces procédures anti-corruption sont instrumentalisées par les autorités américaines à des fins de guerre économique. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Depuis plus de vingt ans, ces enquêtes touchent d’abord et avant tout des entreprises non américaines, et l’Europe apparaît objectivement comme un terrain de chasse privilégié des Américains.
“Le rapport de force
est violent et déséqui-libré.”
Sapin 2, une première réponse française
La France a longtemps fait preuve d’inefficacité en matière de lutte contre la corruption. Elle était régulièrement pointée du doigt. En 2017, néanmoins, la situation change. L’entrée en vigueur de la loi Sapin 2 est un point de bascule. Le législateur français impose aux grandes entreprises françaises un contrôle de conformité en matière de lutte contre la corruption correspondant aux standards internationaux les plus exigeants. Surtout, il introduit en droit français la Convention judiciaire d’intérêt public (CJIP), équivalent des procédures négociées américaines.
Ces modernisations de notre droit et de notre organisation judiciaire permettent à notre pays de recouvrer une partie de sa souveraineté judiciaire et de contenir les assauts américains. Les autorités de poursuites françaises collaborent désormais avec leurs homologues étrangers pour sanctionner ensemble des faits de corruption internationale, ainsi que l’ont montré les affaires Société Générale en 2018 et Airbus en 2020. La situation reste néanmoins fragile. Rien ne garantit que le DoJ ne souhaite pas reprendre sa liberté à l’avenir, et sanctionne à nouveau unilatéralement les entreprises françaises. Une condamnation par la justice française ne serait d’ailleurs d’aucun effet sur la procédure américaine, le principe Non bis in idem n’étant pas reconnu outre-Atlantique.
Les sanctions, arme de la guerre économique
La situation est beaucoup plus préoccupante s’agissant des sanctions, dont l’ampleur et les conséquences sont sans commune mesure avec la problématique de la corruption.
Le 8 mai 2018, Donald Trump annonce le retrait des États-Unis de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien. S’ensuit une myriade de tweets menaçants : Sanctions are coming. Les entreprises européennes sont contraintes de résilier leurs contrats et ont jusqu’à novembre pour quitter définitivement l’Iran. Sinon, ce sera la fermeture de l’accès au marché américain et des amendes colossales prononcées par l’OFAC, l’administration du Trésor américain chargée des sanctions.
Dès le 9 mai, Bruno Le Maire convoque la presse. Le ministre de l’Économie, très en colère, est dans un mauvais jour : « C’est inacceptable. Les États-Unis se placent en gendarme économique de la planète. » Des initiatives sont prises dans les semaines suivantes pour permettre aux entreprises françaises de rester sur place, tout en échappant à la justice américaine.
Des sanctions très sélectives
Entre 2008 et 2017, 26 entreprises ont été condamnées au titre du FCPA à un montant total combiné d’amendes supérieur à 100 millions de dollars. Sur ces 26 entreprises, 21 étaient non américaines, dont 14 européennes, et seulement 5 entreprises américaines. Les entreprises européennes portent l’essentiel du poids des amendes : 5,339 milliards de dollars sur un total de 8,872 milliards de dollars, soit 60,17 % du montant total des amendes prononcées. On note également l’absence totale, à ce jour, d’entreprises d’origine chinoise ou russe, ce qui ne manque pas d’interroger sur les cibles retenues par les autorités américaines.
L’échec de la contre-offensive européenne
La France propose avec l’Union européenne la constitution d’un mécanisme de troc amélioré via un special purpose vehicle (SPV), permettant de poursuivre des échanges commerciaux avec l’Iran, à l’abri des sanctions américaines. Les avocats spécialistes des questions de sanctions sont dubitatifs. En août, on réactive le dispositif européen du règlement de blocage de 1996, totalement tombé en désuétude, et jusque-là jamais véritablement utilisé tant il paraissait impossible à mettre en œuvre. Ces initiatives sont une première réponse : « Il faut bien commencer. » Car, au final, rien n’y fait. Le risque est beaucoup trop fort. Total, Sanofi, Renault, Accor, PSA ou Airbus refusent d’utiliser le SPV, et se précipitent à Bruxelles pour demander une dérogation pour quitter l’Iran sous injonction américaine.
Cette pratique des régimes de sanctions s’est considérablement accrue depuis les lois Helms-Burton contre Cuba et d’Amato-Kennedy contre l’Iran en 1996. C’est aujourd’hui près de 30 régimes-programmes actifs de sanctions à l’encontre d’à peu près autant de pays, régimes ou types d’organisations à travers le monde.
Il faut être lucide et ne pas faire preuve de naïveté. Les procédures judiciaires pour violation des sanctions internationales n’ont à cet égard rien à voir avec le combat éthique qui était mis en avant s’agissant des enquêtes anticorruption : elles ne sont que le prolongement d’une action politique du gouvernement, au seul service du pouvoir exécutif américain et, en passant, des entreprises américaines.
Avec les sanctions économiques unilatérales, aucune transaction financière ou commerciale n’est aujourd’hui à l’abri des actions de l’appareil judiciaire américain. De fait, cela empêche nos entreprises de commercer librement.
Les Américains brident les économies européennes
Le bilan des vingt dernières années est édifiant. Plusieurs dizaines de milliards de dollars d’amendes ont été réclamées à des entreprises françaises et européennes, au motif que leurs pratiques commerciales, leurs clients ou certains de leurs paiements ne respectaient pas le droit américain, alors même que ces entreprises se conformaient au droit de leur pays.
Les exemples sont légion et ont fait les titres de la presse internationale. Le montant des sanctions civiles prononcées par l’OFAC est souvent combiné avec des amendes pénales du DoJ. On l’a dit, elles sont sans commune mesure avec celles prononcées en matière de lutte contre la corruption. Beaucoup plus nombreuses, et surtout beaucoup plus élevées.
Force est d’ailleurs de constater que les pénalités les plus élevées l’ont été à l’encontre d’établissements bancaires, tous non américains. Dans la décennie écoulée, les trois transactions pénales dépassant le milliard de dollars concernent uniquement des établissements européens. Le 26 juin 2014, le groupe français BNP Paribas est condamné à près de 10 milliards de dollars, soit l’équivalent du budget annuel de la Justice en France, pour violation des sanctions internationales contre le Yémen et Cuba.
Une machine de guerre juridico-administrative
Le constat est ancien et partagé. Ali Laïdi, journaliste et universitaire reconnu en matière d’intelligence économique, le démontre habilement dans son ouvrage Le droit nouvelle arme de guerre économique, comment les États-Unis déstabilisent les entreprises européennes (Actes Sud, 2019) consacré à la question : « Aux États-Unis, le droit est devenu une arme économique. » Les poursuites engagées sont motivées économiquement et les cibles choisies à dessein. Les grandes entreprises américaines sont, pour la plupart, épargnées de toute poursuite et seules de grandes entreprises européennes, en concurrence directe avec des entreprises américaines, sont visées.
Ces attaques suscitent l’indignation en France depuis de nombreuses années. Plusieurs rapports parlementaires dénoncent avec vigueur « une machine de guerre juridico-administrative ». Pour l’ancien ministre Pierre Lellouche, atlantiste pourtant convaincu durant de nombreuses années : « Il existe de toute évidence un problème spécifique avec l’extraterritorialité pratiquée par les États-Unis, et ce problème concerne au premier chef l’Europe » (voir le rapport d’information de la commission des affaires étrangères et de la commission des finances de l’Assemblée nationale sur l’extraterritorialité de la législation américaine, rapport Lellouche-Berger, 2016).
Commentaire
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Qu’attend l’Union Européenne se décidera t’elle à prendre de vraies mesures de réciprocité en matière de sanctions économiques et commerciales vis à vis des entreprises américaines ?
L’Europe ne constitue t’elle pas le premier marché à l’export pour l’économie américaine ? Arrêtons de nous faire plumer sans prendre de véritables mesures qui permettent de préserver les intérêt de nos économies. Le problème est qu’il n’existe pas vraiment de volonté politique pour combattre ce fléau à l’image de ce qui se passe pour combattre l’évasion fiscale!.. Le poids des lobbies constitue constitue un fardeau auquel nous ne pourrons pas échapper…