La paupérisation des jeunes
Monsieur Legris commence son exposé en présentant une liste de ses sources, liste de travaux reproduite en “ Bibliographie ” ci-après et à laquelle il a lui-même beaucoup contribué.
Les enquêtes sur les revenus fiscaux, par ménage et par unité de consommation, sont relativement précises, elles portent sur la période 1970–1996 et montrent la fin de la croissance et la stagnation actuelle (tableau 1).
Ces revenus moyens annuels sont en francs constants 1996, afin de faciliter les comparaisons. Les unités de consommation sont définies selon l’échelle INSEE : une unité pour le premier adulte du ménage, 0,5 unité pour les autres « 14 ans et plus » et 0,3 unité pour chaque « moins de 14 ans ».
Cette échelle soulève la contestation de plusieurs auditeurs : « Dans l’échelle d’Oxford, au lieu de 0,5 et 0,3 on a 0,7 et 0,5 respectivement ce qui semble beaucoup plus réaliste ! » Monsieur Legris défend l’échelle de son Institut, laquelle est aussi celle d’Eurostat et de l’OCDE, l’essentiel étant évidemment de bien savoir de quelle échelle on se sert. Reconnaissons cependant que l’échelle INSEE a pour inconvénient de gommer les différences et d’être défavorable aux familles nombreuses.
Malgré cet inconvénient le tableau montre nettement que, pour la période considérée, le revenu fiscal par unité de consommation progresse plus vite que celui par ménage, lequel est même décroissant en dernière période. Cette évolution reflète la diminution du nombre moyen d’unités de consommation par ménage. On voit là une illustration du réflexe classique : en période de stagnation les ménages protègent leur niveau de vie en ayant moins d’enfants… Certes le rapport des deux revenus passe seulement de 1,82 à 1,62 en vingt-six ans, mais comme chaque ménage compte de toute façon au moins une unité de consommation la diminution est considérable (un ménage sans enfant a déjà 1,5 unité de consommation…).
Le graphique par âge est encore plus intéressant (voir ci-après, en figure 1) : de 1970 à 1979 il y a progression sensible des revenus fiscaux dans toutes les classes d’âge, mais depuis cette dernière date les revenus des jeunes cessent de progresser et même, pour les plus jeunes, régressent fortement tandis que les plus de cinquante ans continuent leur progression.
Les chiffres communiqués après l’exposé permettent de mesurer l’ampleur du phénomène (tableau 2).
La comparaison avec le tableau n° 1 montre des jeunes au-dessus de la moyenne nationale pendant le début des années soixante-dix, mais la situation se renverse dès 1979 et ne fait que se détériorer de plus en plus fortement finissant même par une baisse flagrante en francs constants.
La situation des 20–24 ans est encore plus préoccupante, cependant les comparaisons concernant cette tranche d’âge sont rendues plus difficiles à cause de la forte variation du nombre des étudiants sur la période 1970–1996 considérée.
Monsieur Legris continue son exposé avec les mêmes chiffres et des comparaisons non plus par âge mais par génération (ou par « cohorte » pour utiliser le mot démographique traditionnel, désignant l’ensemble de ceux nés la même année : la cohorte 1965 a 20 ans en 1985 et 34 ans aujourd’hui).
Ces dernières comparaisons sont très intéressantes pour discerner si les évolutions actuelles sont dues à des effets de calendrier (plus grande longueur des études, etc.) ou bien au contraire si elles sont structurelles comme semblent l’indiquer plusieurs éléments dont l’un des plus puissants est l’allongement de l’espérance de vie : rares aujourd’hui sont ceux qui reçoivent leur héritage avant quarante-cinq ou cinquante ans…
Un auditeur fait remarquer que cet important facteur de paupérisation des jeunes pourrait cependant être combattu par des lois intelligentes comme le passage direct d’une partie de l’héritage des grands-parents aux petits-enfants. Reconnaissons que c’est à l’âge des responsabilités familiales, vers 25–40 ans, que l’on a le plus besoin d’être aidé financièrement, et non vers 55 ou 65 ans. Cependant Monsieur Legris se demande si de telles lois sur l’héritage auraient grand effet : « À mon sens la paupérisation des jeunes est principalement une question de faiblesse des salaires et d’accès au marché du travail. »
L’orateur termine sa présentation en soulignant l’importance de la composition socioéconomique des générations successives, l’amincissement de la pyramide des âges des personnes en activité (arrivées plus tardives, départs plus précoces), la baisse de l’offre d’emplois non qualifiés, baisse évidemment défavorable aux plus jeunes, mais aussi l’actuel phénomène de file d’attente pour les diplômés, phénomène qui fait que beaucoup de jeunes ont un sentiment de surqualification pour l’emploi qu’ils occupent.
Pour couronner et clore son exposé Monsieur Legris présente un dernier tableau plein d’informations (tableau 3).
Par définition les bas revenus sont ceux qui sont inférieurs à la moitié du revenu médian. Cet indicateur est donc relatif et non absolu. Il est faible dans les sociétés égalitaires, même pauvres, et élevé dans les sociétés inégalitaires, même riches.
L’examen de la première ligne montre une évolution vers l’égalité jusqu’en 1984 puis une certaine stagnation.
L’examen des autres lignes montre à l’évidence le passage massif de la pauvreté des vieux vers les jeunes et l’amélioration décisive de la condition des retraités. Raison pour laquelle ce rapport a été jugé tendancieux par les associations de retraités qui n’ont pas manqué de protester ! Il faut parfois du courage pour exercer son métier…
FIGURE 1 Évolution du revenu fiscal moyen par unité de consommation selon l’âge du chef de ménage (France 1970–1996) |
Revenus en francs 1996 constants. Enquêtes revenus fiscaux 1970, 1975, 1979, 1984, 1990, 1996, DGI-INSEE. |
Débat et questions
Bien que l’exposé ait duré un peu plus longtemps que prévu il a été suivi de bout en bout par l’auditoire avec une attention passionnée, ce qui est logique étant donné l’importance du sujet traité.
Bien entendu les objections n’ont pas manqué.
A) Importance de la fraude fiscale ? Cette étude n’est-elle pas essentiellement basée sur les déclarations de revenus ?
Réponse : Oui, mais ce qui compte pour cette étude comparative c’est la variation de la fraude sur la période considérée. Or les sondages et les contrôles montrent que ces variations sont faibles et de sens parfois opposés (la fraude dépend essentiellement des moyens dont dispose l’administration fiscale).
B) Et les allocations familiales ? Elles sont une part non négligeable du revenu des jeunes or elles ont beaucoup baissé ces dernières années.
Réponse : C’est exact, par rapport au SMIC les allocations familiales ont baissé des deux tiers en trente ans. Mais cela ne fait que confirmer ce que je viens de vous présenter, la paupérisation des jeunes en est encore plus accentuée. Cependant reconnaissons que les allocations familiales concernent peu les plus jeunes elles ne commencent guère que vers trente ans.
C) Et l’endettement ? Et les revenus du capital ? L’endettement est surtout le fait des jeunes qui veulent devenir propriétaires de leur logement, les revenus du capital sont essentiellement entre les mains des plus âgés.
Réponse : Je ne prétends bien sûr pas avoir fait une étude parfaite et inattaquable, je n’ai fait qu’analyser un aspect de la réalité. C’est déjà très compliqué comme cela. Bien entendu vous avez raison et tous ces éléments entrent en ligne de compte.
La suite du débat porte sur les études qu’il faudrait mener à bien. Plusieurs participants insistent sur la nécessité d’examiner la liaison entre fécondité et revenu des jeunes, surtout le revenu relatif des jeunes par rapport aux personnes âgées et aux retraités.
Ils regrettent que l’INSEE n’ose pas s’aventurer dans cette direction mais Monsieur Legris met en avant la complexité de la question, cependant son étude nous montre excellemment qu’une profonde détérioration relative (et même pour finir absolue) de la condition des jeunes a accompagné en France, en trente ans, la chute de la natalité de 2,7 à 1,7 enfant par femme.
L’étude de Monsieur Bernard Legris pour la France confirme donc celles de Jacques Bichot pour la Sarre, l’Allemagne de l’Est et Israël et celle, si détaillée, de Philippe Bourcier de Carbon pour les États-Unis d’Amérique.
Ce dernier, qui est en train d’examiner le cas du Canada, souligne que les statistiques américaines et canadiennes permettent des études selon l’âge depuis les années 1920 ou 1930 alors qu’en France il est bien difficile de remonter avant 1970…
Reconnaissons que cette liaison entre fécondité et revenu des jeunes est une question essentielle et sans doute même décisive pour l’avenir de nos sociétés.
Un signe favorable toutefois : les journaux se mettent à en parler, en particulier le Spiegel dans un numéro remarquable d’août dernier.
Ce domaine commence à devenir « politiquement correct ».