La pauvreté c’est…
… un mal à éradiquer
… un mal à éradiquer
La première école a pour chef de file Amartya Sen, prix Nobel d’économie en 1998. Il définit le développement « comme le processus d’expansion des libertés réelles dont jouissent les individus » et considère la liberté « comme la fin ultime du développement, mais aussi comme son principal moyen ». « La pauvreté, affirme Sen, doit être appréhendée comme une privation des capacités élémentaires1″ et non comme une simple insuffisance de biens premiers.
Retour d’école. © ATD QUART MONDE
Pour définir la possibilité réelle qu’a un individu de poursuivre ses objectifs, il faut prendre en compte non seulement les biens premiers qu’il détient (revenus, logement, éducation, santé, etc.) mais aussi ses fonctionnements, c’est-à-dire la manière dont il peut et veut utiliser ces biens. L’ensemble des fonctionnements qu’une personne peut mettre en œuvre pour mener le genre de vie qu’elle souhaite, dit A. Sen, définit ses capacités. Il considère que, dans le débat sur la pauvreté, trop d’attention a été accordée à l’insuffisance de revenus au détriment d’autres privations. C’est pourquoi il a construit avec le Pnud (Programme des Nations unies pour le développement) un indice synthétique du développement humain qui prend en compte le taux de mortalité infantile, l’espérance de vie, l’accès à l’enseignement élémentaire, le taux d’alphabétisation, le nombre de médecins par habitant.
La deuxième école de pensée a eu pour chef de file Joseph Wresinski, fondateur du mouvement ATD Quart Monde. Ayant lui-même vécu la grande pauvreté, il a fait graver dans la pierre du parvis du Trocadéro, à Paris, cette phrase, reproduite depuis dans l’enceinte de l’Organisation des Nations unies (ONU) à New York et dans bien d’autres lieux : » Là où les hommes sont condamnés à vivre dans la misère, les droits de l’homme sont violés. S’unir pour les faire respecter est un devoir sacré. »
Nommé membre du Conseil économique et social, il écrit le rapport Grande pauvreté et précarité économique et sociale, adopté en février 1987, qui propose les définitions suivantes, reprises en 1996 par la Commission des droits de l’homme de l’ONU :
» La précarité est l’absence d’une ou plusieurs des sécurités permettant aux personnes et familles d’assumer leurs responsabilités élémentaires et de jouir de leurs droits fondamentaux. L’insécurité qui en résulte […] conduit à la grande pauvreté lorsqu’elle affecte plusieurs domaines de l’existence, qu’elle tend à se prolonger dans le temps et devient persistante, qu’elle compromet gravement les chances de reconquérir ses droits et de réassumer ses responsabilités par soi-même dans un avenir prévisible. »
La grande pauvreté a donc trois caractéristiques principales. Elle résulte d’un cumul de précarités dans tous les domaines de la vie (santé, éducation, ressources, logement, revenus, etc.). La chronicité de cette situation en rend les effets dévastateurs, en affaiblissant l’être même de ceux qui la subissent. Ceux-ci se retrouvent alors dans l’impossibilité d’accéder à leurs droits et d’exercer leurs responsabilités sans appui extérieur.
… une souffrance au quotidien
Dans le Val d’Oise. PHOTO J.-L. JAPORITO
Le quotidien de la pauvreté, c’est ce qu’ont dit à Moraene Roberts (ATD Quart Monde) les parents en situation de pauvreté chronique, lors d’un atelier d’expression dans la maison familiale de Frimhurst (Angleterre) en 2001.
» La pauvreté, c’est :
» Avoir les mêmes rêves que tout le monde pour l’avenir, mais aucun moyen de pouvoir les réaliser sur Terre.
» Voir que les parents adoptifs ont suffisamment d’argent pour acheter à mes enfants ce que je n’ai jamais pu leur acheter moi-même.
» Marcher partout, tout le temps, par tous les temps, tout le temps.
» Ne jamais se sentir bien dans sa peau.
» Porter des vêtements de deuxième main et devoir en être reconnaissant.
» Ne pas pouvoir choisir l’endroit où je vis, l’école où vont mes enfants ni les emplois que j’occupe.
» Avoir besoin d’aide, mais avoir trop peur d’être jugée comme une mère incapable pour la demander.
» Ne pas pouvoir aider les gosses à faire leurs devoirs parce que je n’ai eu aucune éducation.
» Être au bord de la crise de nerf, à un doigt de s’effondrer, tous les jours.
» Être traité comme rien, moins que rien et l’accepter.
» Raconter toute sa vie, encore et encore, simplement pour obtenir ce à quoi j’ai droit.
» Que chacun pense avoir le droit de dire son opinion à mon sujet, simplement parce que je demande un peu d’aide.
» Ne pas avoir une seule personne à qui parler qui ne soit payée pour m’écouter.
» Se demander ce que l’on a bien pu faire pour mériter cette vie.
» Vouloir mourir, mais avoir trop peur de passer à l’acte. »
Les textes qui précèdent sont issus d’un article intitulé : » La pauvreté en Europe : essai de prospective. Quatre scénarios sur la précarité et la grande pauvreté en Europe à l’horizon 2015 » dont les auteurs sont Xavier Godinot et Saphia Richou et qui a été publié dans le n° 290, octobre 2003 de Futuribles, 55, rue de Varenne, 75007 Paris. Téléphone : (33) 01.53.63.37.70. Télécopie : (33) 01.42.22.65.54.
Site Web : http://www.futuribles.com
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1. Sen Amartya. Development as Freedom. New York, Anchor Books, 2000 ; traduction française : Un nouveau modèle économique, Paris, Odile Jacob, 2000.