La pénalisation des accidents en France
Les causes de l’inflation pénale française sont profondes et lointaines, mais l’accélération en est relativement récente puisqu’elle date des années 1980.
“ L’accident qui arrive ne peut être causé que par le mal qui résulte évidemment d’un acte immoral ”
La cause plus complexe réside sans doute dans la culture d’un vieux pays catholique. Lorsque l’accident arrive, il ne peut être causé que par le mal qui résulte évidemment d’un acte immoral.
Et celui-ci, même s’il est involontaire, s’apparente à une sorte de « péché » objectif. On ne retrouve pas du tout cette attitude dans les pays protestants, par exemple en Allemagne.
REPÈRES
La pénalisation des accidents a débuté par l’affaire du Cinq-Sept, une boîte de nuit inaugurée en avril 1970 à Saint- Laurent-du-Pont, et dont l’incendie en octobre de la même année fit 146 morts. Le maire fut condamné à une peine de prison avec sursis.
Plus de quarante ans après, une inondation à La Faute-sur- Mer faisait 29 morts et aboutissait à une décision de condamnation du maire de la commune à quatre ans de prison ferme, faisant actuellement l’objet d’un appel.
Entre ces deux dates repères, les catastrophes de Furiani, des thermes de Barbotan, de l’Erika, d’AZF, du mont Sainte-Odile, du Concorde et du Rio-Paris, ont toutes donné lieu à des informations pénales.
Des causes culturelles
Ce réflexe qui amène la victime, même si elle a été indemnisée, à devoir toujours soutenir l’action publique dans une action dite « vindicative » trouve sa source dans la culture française.
Même en Italie, ce n’est pas possible : dès lors que la victime est indemnisée, les portes du procès lui sont fermées.
Cela témoigne d’un rapport particulier des Français à la mort qui, contrairement aux idées reçues, ne facilite guère le travail de deuil. Celui-ci, dans toutes les cultures et toutes les religions, obéit à une ritualisation temporelle stricte et à court terme dans l’intérêt du survivant.
Ce n’est pas sept, dix ou quinze ans après la disparition d’un être cher que l’on peut commencer à faire un deuil.
Des procureurs privés
Sur le plan technique, cette situation trouve son origine lointaine notamment dans l’unité de la faute civile et pénale depuis un arrêt de 1912 de la Cour de cassation et dans l’existence de la partie civile.
TOURNER LA PAGE
Dix après le crash du Concorde à Gonesse, en 2000, le ministère de la Justice avait fait construire pour l’audience publique, à Pontoise, une salle prolongeant la cour d’assises pour accueillir les familles allemandes qui constituaient la majeure partie des victimes et prévu des interprètes pour la traduction simultanée des débats. Mais il n’y avait pas d’Allemands.
Et, au journaliste de la BBC qui lui demandait s’il était satisfait de voir enfin cette affaire venir à l’audience, l’avocat des familles répondit en substance : « Non, mes clients ne sont pas satisfaits. Ils ont été correctement et rapidement indemnisés et la page est tournée pour eux. Ils n’ont nulle envie de la voir rouvrir. »
Celle-ci, inconnue dans les pays anglo-saxons et diversement valorisée dans l’Union européenne, peut, en France, depuis 1906, déclencher une information pénale contre l’avis du Parquet.
C’est ainsi que nous en arrivons à avoir en fait deux types de procureurs. Le procureur d’État, appelé procureur de la République, et des procureurs privés, les avocats des parties civiles.
À partir du moment où la gâchette pénale est mise entre les mains des victimes, il est évident que le tir est beaucoup plus fréquent et même quasi automatique.
Le passage à un état de justice
À ces causes culturelles et techniques s’ajoutent des éléments politiques. La méfiance envers l’autorité administrative et les élus est devenue systématique et, à partir des années 1980, élus, maires, préfets et « décideurs publics » ont commencé à être mis en cause. Un mouvement politique de fond s’est créé.
La France est passée progressivement d’un État de finances et de police existant depuis le XVIIe siècle à un État de justice. Le juge a reconquis sa place.
“ Quand la gâchette pénale est entre les mains des victimes, le tir est beaucoup plus fréquent ”
Finie l’extraterritorialité de domaines trop sérieux (la politique) ou trop ludiques (le sport) ou encore trop importants économiquement (l’activité des entreprises).
En 1976, la mise en détention provisoire pour accident du travail de Jean Chapron, patron des Huiles et Goudrons dérivés, par le juge Patrice de Charette a créé un énorme scandale mais a marqué le début de la reconquête par les juges d’un territoire. La montée en puissance du juge est venue avec celle du droit, elle-même liée à la diminution du pouvoir régulateur de l’administration.
Si, jusqu’en 1988, le Bureau enquêtes accidents et la DGAC faisaient ce qu’ils pensaient lors des accidents pour, par exemple, recueillir les boîtes noires, les choses se sont gâtées à partir de 1988, date du crash d’Habsheim. On ne fait plus autant confiance à l’administration.
Et, à l’époque, il a même été soutenu bêtement et de façon diffamatoire et reconnue comme telle y compris par la Cour de cassation, que l’administration française avait trafiqué les boîtes noires dans le but de « sauver le trust militaro-industriel-franco-germanique ».
Fantasme bien en phase avec le sentiment de l’époque qui voyait, faute de confiance dans les institutions, la justice étendre son territoire tous azimuts, jusqu’au financement des partis politiques, aux poursuites contre les élus et celles des maires et même des préfets sur le plan des infractions involontaires.
Faute caractérisée
L’extension de territoire de la justice, facilitée par la spécificité française qu’est l’étendue de l’infraction involontaire et la présence des parties civiles, a fini par faire peur aux « décideurs publics ».
LA LOI CONTOURNÉE
La Chambre criminelle de la Cour de cassation (très répressive) est arrivée à juger que, si les règles de prudence et de sécurité prévues par la loi et le règlement n’étaient pas applicables, une faute caractérisée pouvait exister pour ne pas avoir respecté spontanément les dispositions inapplicables de la loi.
C’est ce qui a justifié une réflexion qui a abouti à la loi du sénateur Fauchon. Celui-ci est arrivé avec une idée formidable disant en substance : puisque la loi actuelle sur les infractions involontaires est stupide, n’essayons pas de la rendre intelligente seulement pour quelques-uns mais pour tout le monde.
La première version, le texte du 10 juillet 2000, traduisait l’idée de transformer les infractions involontaires en infractions volontaires de violation d’une obligation de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement (au sens constitutionnel).
Devant les protestations majeures des syndicats et des associations de victimes, il a été rajouté, dans l’improvisation au dernier moment pour sauver le texte, l’existence d’une « faute caractérisée » qui avait l’avantage de satisfaire tout le monde parce que son contour n’était pas défini.
Ce fut la loi du 10 juillet 2000, et son application qui a un peu restreint l’assiette des infractions involontaires depuis maintenant quinze ans.
Une situation floue
Pompiers sur le site du crash du Concorde (26 juillet 2000). © REUTERS
Actuellement, rien n’est arrêté. Le rétrécissement du champ de l’infraction involontaire est toujours soumis à la bonne volonté des tribunaux, en fonction des cas par rapport à la faute caractérisée qui n’est pas toujours la même selon qu’il s’agisse d’un accident du travail ou d’une autre matière, ou que l’on soit chef d’une PME ou d’une grande entreprise, ou simple individu.
L’opinion publique transforme les affaires de catastrophes en nouvelles affaires politiques car, si le juge n’est plus dépendant du politique, il doit résister aujourd’hui à l’opinion publique, ce qui n’est pas mieux ni plus facile. Et rien ne peut dire de quoi sera fait l’avenir.
Il est cependant nécessaire de souligner le fait que, si l’inflation pénale en matière d’accidents peut avoir un pouvoir dissuasif, d’autres effets (ceux-là pervers) existent.
C’est ainsi qu’une grande partie de l’activité industrielle ou de transport repose sur le retour d’expérience. Il est évident que la pénalisation de tout n’incite pas les individus et les personnes morales à s’autodénoncer ou à dénoncer les défauts qu’ils ont pu constater dans un fonctionnement humain ou matériel, puisqu’à la sortie, s’il y a un pépin, le rapport d’incident dans lequel ils auront reconnu, eux-mêmes et par écrit, les insuffisances humaines ou mécaniques survenues sera considéré comme une sorte d’aveu anticipé.
Le progrès en cause
“ La pénalisation de tout n’incite pas les individus et les personnes morales à s’autodénoncer ”
C’est là où l’inflation pénale ne fonctionne pas dans le sens du progrès de la sécurité.
Le règlement européen d’octobre 2010, qui l’a bien vu, a du reste installé dans l’aéronautique un système qui donne la primauté à l’enquête de sécurité sur l’enquête pénale, et prévoit des arbitrages sur la confidentialité des données découvertes par l’enquête de sécurité sur les causes de l’accident.
L’hôtel atteint par le crash du Concorde, à Gonesse. © REUTERS
Ce règlement s’imprègne explicitement de la just culture par opposition à la blame culture. Ce qui consiste à ne retenir une responsabilité pénale que dans les cas de gravité qui sont proches de la faute intentionnelle.
Tel est le système dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui, à la croisée des chemins, avec une volonté nationale semble-t-il de plus en plus répressive.
Mais, en même temps, on observe une orientation européenne tendant à contenir ces évolutions vers une pénalisation aggravée et généralisée, qui sont le fait essentiellement de la France et de l’Italie