La performance des entreprises agroalimentaires françaises
Le secteur agroalimentaire est traditionnellement une force économique de la France, mais il est actuellement fragilisé par les évolutions écologiques et géostratégiques, des contraintes réglementaires de plus en plus strictes, et par les changements sociétaux. Pour rétablir sa performance, il est nécessaire d’adopter une approche systémique qui décloisonne les différentes filières. Il est aussi nécessaire que les institutions publiques comme privées jouent leur rôle d’orientation pour la société dans sa globalité.
Le secteur agroalimentaire fait depuis longtemps partie des forces de l’économie française. L’industrie agroalimentaire est la première industrie de France : elle représente 17 % de la valeur ajoutée du secteur manufacturier et compte plus de 450 000 salariés (équivalent temps plein), auxquels on peut ajouter 156 000 pour l’artisanat commercial (boulangeries-pâtisseries et boucheries charcuteries) et 184 000 pour le commerce de gros alimentaire. La réputation de la France comme un grand pays de gastronomie, le caractère de bien vital de l’alimentation, le lien à l’agriculture semblent faire du secteur agroalimentaire un secteur puissant par nature.
Un secteur emblématique en proie à des difficultés structurelles
Pourtant, le secteur montre depuis la fin des années 2000 des signes de fragilisation croissante, dont le symptôme le plus évident est la dégradation tendancielle de l’excédent commercial. Si les exportations de céréales et de produits laitiers restent des forces incontestables, la balance commerciale en produits alimentaires transformés est largement déficitaire à plus de 6 Md€, compensée par le solde largement positif de 14 Md€ pour les vins et spiritueux. La France connaît un déficit commercial structurel dans de nombreux produits, en particulier en fruits et légumes, en produits de la pêche et de l’aquaculture, et en certains produits carnés, notamment en volaille.
Cette dégradation de la situation du secteur agroalimentaire est généralement associée à la crise financière de 2008, dont les effets ont pénalisé les exportations françaises, positionnées sur des produits plutôt haut de gamme. La loi de modernisation de l’économie (LME) de 2008 est aussi identifiée comme un facteur important de fragilisation des marges des entreprises, et donc de leur capacité à investir : centrée sur l’objectif de faire baisser les prix à la consommation, elle a eu pour conséquence de renforcer la pression mise par les distributeurs sur leurs fournisseurs. Les lois de 2018 et 2021, dites EGAlim 1 et EGAlim 2, ont tenté d’aider l’agriculture et l’agroalimentaire à restaurer leurs marges. Cependant, à ce jour la structure financière du secteur reste fragile.
Une origine multifactorielle
Outre un déficit d’investissement, les principaux facteurs invoqués pour expliquer les difficultés du secteur agroalimentaire français sont le coût du travail, les réglementations excessives (ou appliquées avec plus de zèle que dans les autres pays européens) et la forte atomisation du secteur, avec plus de 15 000 IAA (industries agricoles agroalimentaires) dont 98 % sont des PME. Il est cependant difficile d’isoler un facteur particulier à traiter en priorité, tant est diverse la situation des entreprises. Et ce d’autant plus que le problème principal est ailleurs : au-delà de la situation fragile actuelle du secteur, il est avant tout confronté à des mutations majeures dont l’issue est plus qu’incertaine.
Un secteur en mutation profonde
Le secteur agroalimentaire français s’est construit par la conjonction de deux éléments : les traditions culinaires nationales dans toute leur diversité et le mouvement de modernisation de l’agriculture après-guerre, qui a entraîné la constitution d’entreprises de première transformation puissantes, permettant d’assurer une alimentation sûre sur le plan sanitaire et bon marché. Ces deux éléments sont aujourd’hui remis en cause. Nombre de produits traditionnels, en particulier carnés, sont critiqués pour leur impact sur le changement climatique et le bien-être animal. L’alimentation industrielle est vouée aux gémonies – ou au minimum à la suspicion – pour son caractère peu sain sur le plan nutritionnel, en particulier pour les produits dits ultratransformés. L’innovation en matière de nouveaux produits est particulièrement foisonnante, s’appuyant notamment sur la tendance au végétal.
Un secteur soumis à des injonctions paradoxales
Dans le même temps, la dégradation du pouvoir d’achat maintient une pression forte sur les industriels agroalimentaires, qui doivent à la fois limiter les hausses de prix et offrir des salaires plus élevés dans un contexte à la fois d’inflation et de difficultés de recrutement. Cette situation a amené par exemple les industries de la viande à utiliser davantage de viande importée, au détriment des élevages français, accentuant ainsi la fragilisation des régions d’élevage. Et cela alors même que les consommateurs déclarent vouloir de plus en plus consommer une alimentation produite localement. Les crises successives de la Covid et de la guerre en Ukraine ont mis en évidence d’autres fragilités. La forte dépendance de l’Union européenne en protéines pour l’alimentation animale issue notamment des Amériques était déjà bien connue. Les responsables économiques et politiques avaient moins conscience des dépendances en intrants (fertilisants, produits de traitement phytosanitaire, additifs pour l’agroalimentaire, emballages…).
L’énergie et la crise climatique
Lors de la crise ukrainienne s’est ajoutée la prise de conscience de la dépendance énergétique, avec la hausse fulgurante des prix du gaz et de l’énergie. Or les industries agroalimentaires sont fortement consommatrices d’énergie, notamment en première transformation : une sucrerie moyenne consomme ainsi environ 25 000 tonnes d’équivalent pétrole. Les contraintes sanitaires notamment de maintien de la chaîne du froid imposent des consommations importantes en électricité et en gaz réfrigérants. Enfin le changement climatique, qui impacte directement l’agriculture, a des conséquences immédiates sur les entreprises agroalimentaires qui se fournissent auprès des agriculteurs et dont l’activité et la répartition spatiale sont appelées à connaître de fortes mutations.
Penser simultanément la compétitivité et la transition écologique
Les principaux défis auxquels le secteur agroalimentaire est confronté sont intrinsèquement liés à la crise écologique. Le lien à l’agriculture est la raison la plus évidente. Le changement climatique engendre une diminution des rendements, une augmentation des aléas climatiques et souvent une pression sanitaire accrue. Dans le même temps, la nécessité de réduire le recours aux produits phytopharmaceutiques impose une modification importante des assolements ou des
pratiques culturales. Tous ces éléments complexifient l’approvisionnement des entreprises agroalimentaires et augmentent les coûts de production.
Le plan France 2030
Le plan France 2030, lancé en octobre 2021, vise à reposer les bases d’une croissance durable en investissant massivement dans la réindustrialisation de notre pays. Doté de 54 Md€, il se compose de mesures couvrant l’ensemble du spectre allant de la recherche fondamentale jusqu’à la production : recherche, innovation dans les entreprises, démonstrateurs industriels, accompagnement de l’évolution des compétences, premiers investissements industriels…
France 2030 possède un volet agricole, alimentaire et forestier de près de 3 Md€. Il prévoit notamment le soutien aux innovations en agroécologie, autour du biocontrôle, de l’agriculture de précision (robotique, capteurs, outils avancés d’aide à la décision), du progrès génétique. Dans le domaine alimentaire sont notamment soutenus les projets de développement des nouvelles sources de protéines (végétales, champignons, insectes…), les nouveaux produits fermentés, la numérisation des chaînes de production pour assurer une traçabilité parfaite et une plus grande flexibilité des outils industriels. Dans le domaine de la recherche fondamentale, un vaste programme de recherche autour de la meilleure compréhension de l’interaction entre le microbiote intestinal et les aliments permettra de nouvelles applications vers une alimentation plus saine et personnalisée. France 2030 soutient aussi le changement systémique du secteur à travers le programme des démonstrateurs territoriaux.
Rétablir l’équité de la concurrence internationale
Le secteur agroalimentaire est soumis à une demande croissante de vertu environnementale de la part des consommateurs. L’agriculture française, soumise à des normes environnementales parmi les plus exigeantes au monde, devrait pouvoir faire de cette demande sociétale un avantage comparatif. Cela impliquerait une parfaite transparence sur les caractéristiques environnementales des produits importés et la prise en compte de ces aspects dans les accords commerciaux, ce qui est encore loin d’être le cas.
Au sein de l’Union européenne, la France fait partie des pays les plus moteurs pour exiger cette transparence et la mise en place de mécanismes de compensation dans les négociations commerciales que la Commission européenne mène au nom des États membres. Or les dépendances de notre secteur agroalimentaire aux pays tiers sont souvent liées à des questions environnementales. C’est notoirement le cas de la dépendance du secteur de l’élevage aux protéines végétales importées, dont la production est liée à de forts enjeux de déforestation, de protection de la biodiversité et de pression environnementale associée au changement climatique.
“Promouvoir la vision d’une économie centrée sur le vivant.”
Des questions de nature systémique
La crise de l’oxyde d’éthylène de 2020 illustre bien le caractère systémique des questions agroalimentaires. Ce pesticide très toxique, interdit dans l’Union européenne, utilisé comme insecticide de stockage, avait été retrouvé dans divers produits alimentaires contenant des ingrédients importés notamment d’Inde (sésame, gomme de guar, mais aussi céleri…). L’application de la réglementation européenne a amené à la destruction massive de produits alimentaires, qui pourtant ne contenaient cet insecticide qu’à l’état de traces indétectables, ce qui a engendré la mise en péril de nombreuses petites et moyennes entreprises, parmi lesquelles des entreprises particulièrement vertueuses sur le plan environnemental et social.
Pour une approche systémique de la transition
Les mutations en cours dans le secteur alimentaire sont comme on le voit très profondes. Elles revêtent aussi un caractère systémique : le maintien d’une industrie agroalimentaire performante nécessitera des évolutions importantes non seulement au sein des entreprises prises individuellement, mais aussi dans les relations entre entreprises, voire dans l’ensemble de la société. Nous avons déjà évoqué le lien entre l’industrie agroalimentaire et son amont agricole. Le maintien d’un secteur alimentaire efficient nécessitera à la fois de renforcer les liens avec l’agriculture et d’assurer une diversification des approvisionnements pour se prémunir contre les risques climatiques et géopolitiques. Ce renforcement des liens avec l’amont prend notamment la forme d’une contractualisation de long terme, qui permet aux agriculteurs de se projeter dans les investissements nécessaires.
L’aspiration à davantage de produits locaux renforce l’intérêt de développer les liens entre agriculture et entreprises agroalimentaires. Mais cela implique des changements dans l’ensemble de la chaîne de production, notamment l’organisation logistique, point crucial de compétitivité tant pour l’exportation que pour le développement de circuits courts. Cette plus grande intégration du secteur nécessite un décloisonnement des filières agricoles. Construites après-guerre dans un contexte de recherche de gains de productivité rapide, les interprofessions agricoles doivent davantage collaborer pour renforcer les synergies entre cultures (au sein des rotations) et entre culture et élevage.
Valoriser la biomasse
Maintenir la performance du secteur alimentaire imposera de mobiliser efficacement toutes les sources de biomasse, dans une approche de bioéconomie. De nombreux coproduits (ou écarts de production) du secteur alimentaire ne sont actuellement pas ou peu valorisés. Or la biomasse recèle quantité de possibilités d’application non alimentaire, au-delà de l’utilisation classique pour l’alimentation animale ou la production d’énergie. Que l’on pense par exemple aux coproduits animaux, avec une diversité fantastique de tissus aux propriétés variées que l’on exploite à ce jour à peine, en dehors des valorisations classiques par exemple en alimentation animale. Même l’industrie de l’électronique commence à s’intéresser aux produits issus de la biomasse, avec des perspectives prometteuses (bien qu’encore lointaines) pour diminuer les besoins en éléments rares.
Le rôle des institutions
Le changement systémique concerne aussi la société dans son ensemble, à savoir promouvoir une évolution des valeurs sociales favorable à cette vision d’une économie centrée sur le vivant. Cela passe par l’éducation mais aussi par l’évolution des institutions, c’est-à-dire des règles du jeu de l’économie. Ce sont les institutions qui déterminent ce qu’il est possible de produire et comment répondre aux crises, et donc in fine la prospérité et la durabilité des sociétés. Il va être nécessaire d’explorer beaucoup de modèles et de productions nouvelles, dont seulement certains se maintiendront dans la durée.
Repères
- https://agriculture.gouv.fr/degradation-de-lexcedent-commercial-agricole-et-agroalimentaire-francais-principaux-facteurs
- https://agriculture.gouv.fr/france-2030-investir-dans-une-alimentation-saine-durable-et-tracable