La place de Bitcoin dans la transformation du monde
Bitcoin est connu comme une monnaie numérique décentralisée, robuste à la censure, porteuse de transformations déjà à l’œuvre dans l’industrie financière. J’essaye de montrer que, si un avenir sans Bitcoin semble désormais inenvisageable, c’est en partie dû à la vision et aux paradoxes qui en font un système autostable, référentiel de preuve et de rareté pour tous les usages industriels, tant économiques, régaliens que techniques.
Un objet nouveau peut déferler sur le monde et faire qu’aucun futur pensable n’existe alors sans lui : feu, roue, eau courante, électricité, informatique, internet, smartphone, livraison à domicile, IA générative… Bitcoin induit une transformation du monde d’un ordre comparable, et un futur sans Bitcoin serait très improbable. En effet, au-delà de sa fonction monétaire et sociale, déjà largement étudiée et commentée, on peut montrer comment son potentiel de transformation est démultiplié par ses effets techniques et industriels.
Un contexte fondateur, de 2001 à 2009 : les hashes et les réseaux pair à pair
Un hash (ou empreinte) est le produit d’une fonction qui représente un message sans pouvoir donner d’indication sur ce dernier. La fonction de hachage cryptographique sha256 utilisée par Bitcoin apparaît en 2001. Son image de taille 1e77 compte presque les atomes de l’univers.
On ignore si sha256 est surjective, mais ses valeurs semblent réparties de manière uniforme. Elle a retenu l’intérêt des ingénieurs car, à ce jour, elle se manifeste comme un générateur de nombres pseudo-aléatoires : la modification d’un seul bit du message produit un second résultat sans corrélation avec le premier ; elle est non inversible : connaître un hash ne donne aucune indication sur le message d’origine ; l’énergie minimale requise pour découvrir un message ayant un hash donné dépasse celle requise pour énumérer tous les hashes (voisine de celle produite par l’ensemble des galaxies de l’univers pendant un temps conséquent).
BitTorrent apparu en 2001 est un réseau décentralisé d’échange de messages reposant sur l’utilisation de hashes pour sa cybersécurité. À ce jour BitTorrent entre dans la catégorie des systèmes décentralisés soutenus par un écosystème le rendant difficile à arrêter. BitTorrent démontre aussi l’ubiquité des contenus numériques : un même fichier peut être rendu disponible et répliqué en de très nombreux endroits.
Bitcoin : le paradoxe d’un objet numérique sous contrôle exclusif
Créer une monnaie électronique décentralisée semble alors un paradoxe : comment dématérialiser une donnée traduisant des droits sur un actif ou une valeur, dans la mesure où toute donnée numérique peut être répliquée à l’infini ? Le réseau pair à pair Bitcoin décrit et lancé en 2009 pour définir une monnaie numérique utilise de façon brillante les hashes et la cryptographie au service de cet objectif. Le réseau met en compétition les ressources de chacun des « mineurs » pour produire une chaîne de logs de transactions à ce jour inviolable (la blockchain de Bitcoin). Les transactions sont des transferts de fractions divisibles du Bitcoin (de symbole monétaire BTC) entre adresses. Le livre de comptes de Bitcoin (sa blockchain) tout comme la capacité de réaliser des transactions sont accessibles partout sans censure possible, car chacun peut opérer un nœud du réseau. Les données sont partout mais les droits de transfert restent exclusifs.
Un système minimal viable et autostable
Les concepts fondamentaux de Bitcoin semblent ne pouvoir être réduits sans en détruire le caractère auto-stable. Il combine en effet trois éléments clés : les mineurs investissent pour garantir la cybersécurité du réseau, ils sont en compétition entre eux pour résoudre un puzzle, le hasard décide donc du gagnant, sous l’influence de la puissance de calcul dont il dispose ; les mineurs sont rémunérés par le réseau en BTC quand ils trouvent un bloc, ce qui constitue la seule source de production d’actifs par le réseau depuis l’origine ; la quantité totale de BTC est limitée à 21 millions et sa production diminue de façon logarithmique, la rémunération par bloc étant divisée par deux tous les quatre ans environ, pour un asymptote atteint vers 2140 (sous 8 décimales).
La valeur de conversion de BTC en euros doit être définie par le marché. Mais les mineurs ne pourraient assumer le risque de financer leurs investissements sans la perspective quasi mécanique d’une augmentation des cours, soutenue par la rareté définie par le protocole. Investissement, rareté et rémunération sont donc indissociables. Ce qui est particulièrement remarquable, c’est que la rareté prédéfinie dépend d’une baisse programmée des rémunérations, divisée par deux tous les quatre ans. Les mineurs doivent donc investir dans ce contexte. Un autre facteur est à l’œuvre : le mineur d’un bloc reçoit outre sa prime la somme des frais de toutes les transactions du bloc. La transition vers une économie reposant exclusivement sur ces frais est nécessaire et elle est déjà en cours de manière progressive. L’alchimie de ces éléments est remarquable.
Bitcoin, paradoxe de cybersécurité
Chaque bloc produit par Bitcoin est lié au bloc précédent par le rappel du hash de son en-tête, lequel contient le hash racine de l’arbre des transactions (un « arbre de Merkle »). Le protocole dépend donc de l’impossibilité théorique de créer un contenu ayant le même hash qu’un précédent. Un paramètre de « difficulté » ajusté à la puissance de calcul disponible sur le réseau fixe le nombre moyen de hashes requis pour miner un bloc, afin de préserver une durée approchée de 10 minutes entre deux blocs consécutifs. Selon les paramètres de difficulté en vigueur, le hash d’un bloc (ici de numéro 846630) débute par 19 zéros 000000000000000000015e9…1fa. L’intégralité de l’énergie du réseau est donc consacrée à prouver que casser l’algorithme sha256 dont il dépend si étroitement (pour le chaînage des blocs) est impossible : il faudrait dépenser 1645 fois cette énergie pour y parvenir en 10 minutes !
La réserve de rareté de l’humanité
On attribue habituellement de la valeur aux objets rares, au point de pouvoir les utiliser comme monnaie pour compenser un travail (cf. Pierre Noizat X80). Bitcoin fournit à l’humanité la première ressource dont le nombre est compté de façon définitive par construction et dont la cybersécurité et la gouvernance décentralisée sont aujourd’hui peu discutables. Cela en fait ainsi la référence, ou j’aime dire la « réserve » de rareté de l’humanité.
Un miracle marketing
Le 3 janvier 2009, S. Nakamoto lance un premier nœud Bitcoin, connecté à quelques autres sur d’autres machines en local et chez quelques contacts (Hal Finney qui reçoit la première transaction et mine le bloc 70, et Andresen, Szabo, McCaleb, Malmi, Ver). Ils délivrent un service dont personne ne peut au début connaître la valeur et prouvent au monde qu’un système de monnaie électronique résistant à la censure est faisable. Les améliorations sont très rapides, tout comme l’évolution des systèmes de minage, passant du logiciel d’origine à des solutions hardware GPU puis ASICs.
Quinze ans plus tard, à la date d’écriture de cet article, la capitalisation de Bitcoin représente 1 100 milliards d’euros (soit un douzième de celle de l’or) sans que jamais une seule publicité n’ait été faite autrement que par l’influence de passionnés. Il existerait aujourd’hui entre 200 et 400 millions de propriétaires de bitcoins. Un objectif supposé est donc atteint, et cela est bien en train de changer le monde.
Bitcoin, dès la création plus que la monnaie
Le premier nœud Bitcoin lance la blockchain par un bloc Genesis qui mentionne le titre du Times du jour en liaison avec la crise financière de 2008. Cette allusion est complétée techniquement par la possibilité d’enregistrer avec chaque transaction un texte libre de taille suffisante pour contenir un hash (40 octets). Cela a tout de suite permis d’y inscrire des états du monde selon un mécanisme appelé « ancrage ».
L’idée est simple : on calcule un hash témoignant de l’état d’un système, puis on fait une transaction non monétaire dont l’objet n’est que d’enregistrer ce hash « pour l’éternité ». Cette inclusion dans la blockchain témoigne de façon inviolable qu’à une date fixée la donnée ayant ce hash était connue. Le fichier par exemple est attesté par l’inscription de son hash embarqué 2VK1tJ…PPJC visible dans la transaction 10dcc1afa7d0971f322fc5415f9b162e10bb5f17111f19d2cd3acf798280825c.
Bitcoin, source de preuve pour l’humanité
Bitcoin protégé par des calculs gigantesques est donc un système d’enregistrement non seulement des preuves de ses transactions financières, mais également des preuves d’états système dans des conditions où cette force de preuve est transmise en cascade. Cette possibilité peut donc s’étendre sans limites à toute l’activité humaine et constitue la référence de preuve de nombreuses solutions monétaires ou non qualifiées de second niveau (layer 2).
Bitcoin, tiers de confiance universel
Si l’ancrage est la façon la plus simple d’attester publiquement des états d’un système, le protocole complète cette possibilité par des transactions conditionnelles permettant par exemple de séquestrer des BTC au profit d’un réseau de paiement ou d’un réseau blockchain de second niveau, et de la sorte garantir que les actifs ne soient pas dupliqués. D’autres transactions conditionnelles permettent par exemple de séquestrer des BTC tant qu’une condition temporelle n’est pas atteinte, pour donner la possibilité de rétracter une action jusqu’à une certaine date, ou après un certain délai, ce qui remplace les services d’un tiers de confiance habituellement offerts par des services officiels (banques dans le commerce international) ou régaliens (notaires). D’autres transactions enfin attendent plusieurs signataires (n parmi m).
Bitcoin et la transformation de la monnaie
L’augmentation des frais interdit que Bitcoin ne devienne une monnaie « de tous les jours ». En revanche, Bitcoin permet la diffusion de solutions de paiement en couche 2, comme le réseau Lightning, qui fournissent des solutions de paiement viables avec des frais réduits. Lightning est utilisé par exemple au Salvador qui a donné cours légal à Bitcoin et par extension aux BTC « déplacés » sur le réseau Lightning. Beaucoup d’experts sont divisés sur le futur et la pertinence de cette « monnaie » dite impossible à censurer.
Aujourd’hui toutefois de nombreux services bancaires permettent de convertir à la volée des actifs crypto (dont Bitcoin) lors d’un paiement ou retrait de carte de crédit, ce qui sert des besoins de paiement immédiats. Et d’ores et déjà personne ne peut nier l’influence qu’a eue Bitcoin sur l’évolution des délais de transfert bancaire, sur certains frais et sur les modalités de virements (dès 2012 on payait en flashant un QR Code).
Bitcoin et la transformation de l’industrie
C’est ici que le potentiel de transformation du monde porté par Bitcoin est le plus important. Tous les éléments évoqués plus haut (preuve d’origine, preuve de date, transactions conditionnelles et séquestre, multi-signatures) se combinent pour certifier la réalité d’états, d’interactions, de déplacements notamment. Ces effets sont atteints par Bitcoin seul, ou en combinaison avec des technologies complémentaires ou d’autres blockchains, notamment celles permettant d’exécuter des smart contracts.
Citons quelques applications : certification des preuves de bonnes pratiques RSE et émissions carbone, collecte de photos et données de terrain pour audit-expertise, certification de contenus (communiqués de presse, versions intermédiaires et finales de contrats…), protection de propriété intellectuelle et antériorité, lutte contre les fake news, la fraude à l’assurance et la contrefaçon, traçabilité de fichiers, processus et produits, optimisation de processus data (lignage, versions de données…), utilisation de puces NFC capables de signature ou de QR Codes anti-contrefaçon, passeport produit digital (DPP), titre transférable électronique (billet à ordre, eCMR, eBL…) pour la dématérialisation du Trade Finance.
Bâtir le futur
Bitcoin en 2009, puis dans sa foulée les myriades de blockchains, a créé les conditions d’une profonde transformation de l’industrie, à la fois financière (par les services de banque, la monnaie, la réserve), économique (par les transferts de valeur, les frais, la dématérialisation des titres y compris au porteur), régalienne (par les autorités de preuve et tiers de confiance), technique (par la traçabilité généralisée applicable à l’anti-contrefaçon, au recyclage contrôlé à l’unité), à la donnée (par l’opposabilité des traitements à leurs auteurs). Cela se produit dans un contexte où une autre transformation, celle de l’IA générative et de diagnostic, demande des preuves, de l’explicabilité, le respect des droits d’auteur, la capacité à rejouer des apprentissages ou actions.
Globalement les transformations provoquées par Bitcoin économisent des transports, du temps, des litiges, des ressources, et permettent à l’industrie de bâtir le futur sur des référentiels de données indiscutables. Bitcoin constitue bien un outil d’infrastructure de preuve à portée universelle qui s’installe comme un commun de l’humanité.
Références
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Anagramme
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Fonction_de_hachage
- https://fr.wikipedia.org/wiki/SHA‑2
- La Jaune et la Rouge numéro 792 de février 2024
- https://bitcoin.org/en/bitcoin-paper et une traduction française https://bitcoin.org/files/bitcoin-paper/bitcoin_fr.pdf
- https://bitcoin.fr/Bloc-Genesis/
- https://coinmarketcap.com/charts/
- https://8marketcap.com/compare/bitcoin/gold/
- https://www.techopedia.com/cryptocurrency/how-many-people-use-bitcoin
- https://www.bitcoinwhoswho.com/blog/2016/05/08/the-hal-finney-bitcoin-addresses/
- https://www.blockchain.com/explorer/transactions/btc/f4184fc596403b9d638783cf57adfe4c75c605f6356fbc91338530e9831e9e16
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Attaque_de_pr%C3%A9image
- https://www.coinwarz.com/mining/bitcoin/difficulty-chart
- https://services.keeex.me/timestamps/kxc/2VK1tJvv3z9NXhWgMh4oJTn4NcBgTLjAmKqPPJC.xml
- https://live.blockcypher.com/btc/tx/10dcc1afa7d0971f322fc5415f9b162e10bb5f17111f19d2cd3acf798280825c/
- https://en.wikipedia.org/wiki/Lightning_Network
- L’énergie, face cachée de la monnaie, Pierre Noizat, 2024, Éditions Konsensus
- https://en.wikipedia.org/wiki/Merkle_tree
Commentaire
Ajouter un commentaire
Excellent article sur Bitcoin.
On pourrait développer l’impact encore à mettre en œuvre en économie politique, par exemple dans l’expression démocratique de la volonté populaire : imaginez un système électoral où aucun agent centralisateur ne pourrait être soupçonné de falsifier les résultats, comme il arrive parfois même dans les plus grandes démocraties…
en économie politique