Bitcoin dans le Monde

La place de Bitcoin dans la transformation du monde

Dossier : ExpressionsMagazine N°797 Septembre 2024
Par Laurent HENOCQUE (X82)

Bit­coin est connu comme une mon­naie numé­rique décen­tra­li­sée, robuste à la cen­sure, por­teuse de trans­for­ma­tions déjà à l’œuvre dans l’industrie finan­cière. J’essaye de mon­trer que, si un ave­nir sans Bit­coin semble désor­mais inen­vi­sa­geable, c’est en par­tie dû à la vision et aux para­doxes qui en font un sys­tème autos­table, réfé­ren­tiel de preuve et de rare­té pour tous les usages indus­triels, tant éco­no­miques, réga­liens que techniques.

Un objet nou­veau peut défer­ler sur le monde et faire qu’aucun futur pen­sable n’existe alors sans lui : feu, roue, eau cou­rante, élec­tri­ci­té, infor­ma­tique, inter­net, smart­phone, livrai­son à domi­cile, IA géné­ra­tive… Bit­coin induit une trans­for­ma­tion du monde d’un ordre com­pa­rable, et un futur sans Bit­coin serait très impro­bable. En effet, au-delà de sa fonc­tion moné­taire et sociale, déjà lar­ge­ment étu­diée et com­men­tée, on peut mon­trer com­ment son poten­tiel de trans­for­ma­tion est démul­ti­plié par ses effets tech­niques et industriels.

Un contexte fondateur, de 2001 à 2009 : les hashes et les réseaux pair à pair

Un hash (ou empreinte) est le pro­duit d’une fonc­tion qui repré­sente un mes­sage sans pou­voir don­ner d’indication sur ce der­nier. La fonc­tion de hachage cryp­to­gra­phique sha256 uti­li­sée par Bit­coin appa­raît en 2001. Son image de taille 1e77 compte presque les atomes de l’univers.

On ignore si sha256 est sur­jec­tive, mais ses valeurs semblent répar­ties de manière uni­forme. Elle a rete­nu l’intérêt des ingé­nieurs car, à ce jour, elle se mani­feste comme un géné­ra­teur de nombres pseu­do-aléa­toires : la modi­fi­ca­tion d’un seul bit du mes­sage pro­duit un second résul­tat sans cor­ré­la­tion avec le pre­mier ; elle est non inver­sible : connaître un hash ne donne aucune indi­ca­tion sur le mes­sage d’origine ; l’énergie mini­male requise pour décou­vrir un mes­sage ayant un hash don­né dépasse celle requise pour énu­mé­rer tous les hashes (voi­sine de celle pro­duite par l’ensemble des galaxies de l’univers pen­dant un temps conséquent).

Bit­Tor­rent appa­ru en 2001 est un réseau décen­tra­li­sé d’échange de mes­sages repo­sant sur l’utilisation de hashes pour sa cyber­sé­cu­ri­té. À ce jour Bit­Tor­rent entre dans la caté­go­rie des sys­tèmes décen­tra­li­sés sou­te­nus par un éco­sys­tème le ren­dant dif­fi­cile à arrê­ter. Bit­Tor­rent démontre aus­si l’ubiquité des conte­nus numé­riques : un même fichier peut être ren­du dis­po­nible et répli­qué en de très nom­breux endroits.

Bitcoin : le paradoxe d’un objet numérique sous contrôle exclusif

Créer une mon­naie élec­tro­nique décen­tra­li­sée semble alors un para­doxe : com­ment déma­té­ria­li­ser une don­née tra­dui­sant des droits sur un actif ou une valeur, dans la mesure où toute don­née numé­rique peut être répli­quée à l’infini ? Le réseau pair à pair Bit­coin décrit et lan­cé en 2009 pour défi­nir une mon­naie numé­rique uti­lise de façon brillante les hashes et la cryp­to­gra­phie au ser­vice de cet objec­tif. Le réseau met en com­pé­ti­tion les res­sources de cha­cun des « mineurs » pour pro­duire une chaîne de logs de tran­sac­tions à ce jour invio­lable (la blo­ck­chain de Bit­coin). Les tran­sac­tions sont des trans­ferts de frac­tions divi­sibles du Bit­coin (de sym­bole moné­taire BTC) entre adresses. Le livre de comptes de Bit­coin (sa blo­ck­chain) tout comme la capa­ci­té de réa­li­ser des tran­sac­tions sont acces­sibles par­tout sans cen­sure pos­sible, car cha­cun peut opé­rer un nœud du réseau. Les don­nées sont par­tout mais les droits de trans­fert res­tent exclusifs.

Un système minimal viable et autostable

Les concepts fon­da­men­taux de Bit­coin semblent ne pou­voir être réduits sans en détruire le carac­tère auto-stable. Il com­bine en effet trois élé­ments clés : les mineurs inves­tissent pour garan­tir la cyber­sé­cu­ri­té du réseau, ils sont en com­pé­ti­tion entre eux pour résoudre un puzzle, le hasard décide donc du gagnant, sous l’influence de la puis­sance de cal­cul dont il dis­pose ; les mineurs sont rému­né­rés par le réseau en BTC quand ils trouvent un bloc, ce qui consti­tue la seule source de pro­duc­tion d’actifs par le réseau depuis l’origine ; la quan­ti­té totale de BTC est limi­tée à 21 mil­lions et sa pro­duc­tion dimi­nue de façon loga­rith­mique, la rému­né­ra­tion par bloc étant divi­sée par deux tous les quatre ans envi­ron, pour un asymp­tote atteint vers 2140 (sous 8 décimales).

La valeur de conver­sion de BTC en euros doit être défi­nie par le mar­ché. Mais les mineurs ne pour­raient assu­mer le risque de finan­cer leurs inves­tis­se­ments sans la pers­pec­tive qua­si méca­nique d’une aug­men­ta­tion des cours, sou­te­nue par la rare­té défi­nie par le pro­to­cole. Inves­tis­se­ment, rare­té et rému­né­ra­tion sont donc indis­so­ciables. Ce qui est par­ti­cu­liè­re­ment remar­quable, c’est que la rare­té pré­dé­fi­nie dépend d’une baisse pro­gram­mée des rému­né­ra­tions, divi­sée par deux tous les quatre ans. Les mineurs doivent donc inves­tir dans ce contexte. Un autre fac­teur est à l’œuvre : le mineur d’un bloc reçoit outre sa prime la somme des frais de toutes les tran­sac­tions du bloc. La tran­si­tion vers une éco­no­mie repo­sant exclu­si­ve­ment sur ces frais est néces­saire et elle est déjà en cours de manière pro­gres­sive. L’alchimie de ces élé­ments est remarquable.

Bitcoin, paradoxe de cybersécurité

Chaque bloc pro­duit par Bit­coin est lié au bloc pré­cé­dent par le rap­pel du hash de son en-tête, lequel contient le hash racine de l’arbre des tran­sac­tions (un « arbre de Merkle »). Le pro­to­cole dépend donc de l’impossibilité théo­rique de créer un conte­nu ayant le même hash qu’un pré­cé­dent. Un para­mètre de « dif­fi­cul­té » ajus­té à la puis­sance de cal­cul dis­po­nible sur le réseau fixe le nombre moyen de hashes requis pour miner un bloc, afin de pré­ser­ver une durée appro­chée de 10 minutes entre deux blocs consé­cu­tifs. Selon les para­mètres de dif­fi­cul­té en vigueur, le hash d’un bloc (ici de numé­ro 846630) débute par 19 zéros 000000000000000000015e9…1fa. L’intégralité de l’énergie du réseau est donc consa­crée à prou­ver que cas­ser l’algorithme sha256 dont il dépend si étroi­te­ment (pour le chaî­nage des blocs) est impos­sible : il fau­drait dépen­ser 1645 fois cette éner­gie pour y par­ve­nir en 10 minutes !

La réserve de rareté de l’humanité

On attri­bue habi­tuel­le­ment de la valeur aux objets rares, au point de pou­voir les uti­li­ser comme mon­naie pour com­pen­ser un tra­vail (cf. Pierre Noi­zat X80). Bit­coin four­nit à l’humanité la pre­mière res­source dont le nombre est comp­té de façon défi­ni­tive par construc­tion et dont la cyber­sé­cu­ri­té et la gou­ver­nance décen­tra­li­sée sont aujourd’hui peu dis­cu­tables. Cela en fait ain­si la réfé­rence, ou j’aime dire la « réserve » de rare­té de l’humanité.

Un miracle marketing

Le 3 jan­vier 2009, S. Naka­mo­to lance un pre­mier nœud Bit­coin, connec­té à quelques autres sur d’autres machines en local et chez quelques contacts (Hal Fin­ney qui reçoit la pre­mière tran­sac­tion et mine le bloc 70, et Andre­sen, Sza­bo, McCa­leb, Mal­mi, Ver). Ils délivrent un ser­vice dont per­sonne ne peut au début connaître la valeur et prouvent au monde qu’un sys­tème de mon­naie élec­tro­nique résis­tant à la cen­sure est fai­sable. Les amé­lio­ra­tions sont très rapides, tout comme l’évolution des sys­tèmes de minage, pas­sant du logi­ciel d’origine à des solu­tions hard­ware GPU puis ASICs.

Quinze ans plus tard, à la date d’écriture de cet article, la capi­ta­li­sa­tion de Bit­coin repré­sente 1 100 mil­liards d’euros (soit un dou­zième de celle de l’or) sans que jamais une seule publi­ci­té n’ait été faite autre­ment que par l’influence de pas­sion­nés. Il exis­te­rait aujourd’hui entre 200 et 400 mil­lions de pro­prié­taires de bit­coins. Un objec­tif sup­po­sé est donc atteint, et cela est bien en train de chan­ger le monde.

Il existerait aujourd’hui entre 200 et 400 millions de propriétaires de bitcoins et cela est bien en train de changer le monde.

Bitcoin, dès la création plus que la monnaie

Le pre­mier nœud Bit­coin lance la blo­ck­chain par un bloc Gene­sis qui men­tionne le titre du Times du jour en liai­son avec la crise finan­cière de 2008. Cette allu­sion est com­plé­tée tech­ni­que­ment par la pos­si­bi­li­té d’enregistrer avec chaque tran­sac­tion un texte libre de taille suf­fi­sante pour conte­nir un hash (40 octets). Cela a tout de suite per­mis d’y ins­crire des états du monde selon un méca­nisme appe­lé « ancrage ».

L’idée est simple : on cal­cule un hash témoi­gnant de l’état d’un sys­tème, puis on fait une tran­sac­tion non moné­taire dont l’objet n’est que d’enregistrer ce hash « pour l’éternité ». Cette inclu­sion dans la blo­ck­chain témoigne de façon invio­lable qu’à une date fixée la don­née ayant ce hash était connue. Le fichier par exemple est attes­té par l’inscription de son hash embar­qué 2VK1tJ…PPJC visible dans la tran­sac­tion 10dcc1afa7d0971f322fc5415f9b162e10bb5f17111f19d2cd3acf798280825c.

Bitcoin, source de preuve pour l’humanité

Bit­coin pro­té­gé par des cal­culs gigan­tesques est donc un sys­tème d’enregistrement non seule­ment des preuves de ses tran­sac­tions finan­cières, mais éga­le­ment des preuves d’états sys­tème dans des condi­tions où cette force de preuve est trans­mise en cas­cade. Cette pos­si­bi­li­té peut donc s’étendre sans limites à toute l’activité humaine et consti­tue la réfé­rence de preuve de nom­breuses solu­tions moné­taires ou non qua­li­fiées de second niveau (layer 2).

Bitcoin, tiers de confiance universel

Si l’ancrage est la façon la plus simple d’attester publi­que­ment des états d’un sys­tème, le pro­to­cole com­plète cette pos­si­bi­li­té par des tran­sac­tions condi­tion­nelles per­met­tant par exemple de séques­trer des BTC au pro­fit d’un réseau de paie­ment ou d’un réseau blo­ck­chain de second niveau, et de la sorte garan­tir que les actifs ne soient pas dupli­qués. D’autres tran­sac­tions condi­tion­nelles per­mettent par exemple de séques­trer des BTC tant qu’une condi­tion tem­po­relle n’est pas atteinte, pour don­ner la pos­si­bi­li­té de rétrac­ter une action jusqu’à une cer­taine date, ou après un cer­tain délai, ce qui rem­place les ser­vices d’un tiers de confiance habi­tuel­le­ment offerts par des ser­vices offi­ciels (banques dans le com­merce inter­na­tio­nal) ou réga­liens (notaires). D’autres tran­sac­tions enfin attendent plu­sieurs signa­taires (n par­mi m).

Bitcoin et la transformation de la monnaie

L’augmentation des frais inter­dit que Bit­coin ne devienne une mon­naie « de tous les jours ». En revanche, Bit­coin per­met la dif­fu­sion de solu­tions de paie­ment en couche 2, comme le réseau Light­ning, qui four­nissent des solu­tions de paie­ment viables avec des frais réduits. Light­ning est uti­li­sé par exemple au Sal­va­dor qui a don­né cours légal à Bit­coin et par exten­sion aux BTC « dépla­cés » sur le réseau Light­ning. Beau­coup d’experts sont divi­sés sur le futur et la per­ti­nence de cette « mon­naie » dite impos­sible à censurer. 

Aujourd’hui tou­te­fois de nom­breux ser­vices ban­caires per­mettent de conver­tir à la volée des actifs cryp­to (dont Bit­coin) lors d’un paie­ment ou retrait de carte de cré­dit, ce qui sert des besoins de paie­ment immé­diats. Et d’ores et déjà per­sonne ne peut nier l’influence qu’a eue Bit­coin sur l’évolution des délais de trans­fert ban­caire, sur cer­tains frais et sur les moda­li­tés de vire­ments (dès 2012 on payait en fla­shant un QR Code).

Bitcoin et la transformation de l’industrie

C’est ici que le poten­tiel de trans­for­ma­tion du monde por­té par Bit­coin est le plus impor­tant. Tous les élé­ments évo­qués plus haut (preuve d’origine, preuve de date, tran­sac­tions condi­tion­nelles et séquestre, mul­ti-signa­tures) se com­binent pour cer­ti­fier la réa­li­té d’états, d’interactions, de dépla­ce­ments notam­ment. Ces effets sont atteints par Bit­coin seul, ou en com­bi­nai­son avec des tech­no­lo­gies com­plé­men­taires ou d’autres blo­ck­chains, notam­ment celles per­met­tant d’exécuter des smart contracts.

Citons quelques appli­ca­tions : cer­ti­fi­ca­tion des preuves de bonnes pra­tiques RSE et émis­sions car­bone, col­lecte de pho­tos et don­nées de ter­rain pour audit-exper­tise, cer­ti­fi­ca­tion de conte­nus (com­mu­ni­qués de presse, ver­sions inter­mé­diaires et finales de contrats…), pro­tec­tion de pro­prié­té intel­lec­tuelle et anté­rio­ri­té, lutte contre les fake news, la fraude à l’assurance et la contre­fa­çon, tra­ça­bi­li­té de fichiers, pro­ces­sus et pro­duits, opti­mi­sa­tion de pro­ces­sus data (lignage, ver­sions de don­nées…), uti­li­sa­tion de puces NFC capables de signa­ture ou de QR Codes anti-contre­fa­çon, pas­se­port pro­duit digi­tal (DPP), titre trans­fé­rable élec­tro­nique (billet à ordre, eCMR, eBL…) pour la déma­té­ria­li­sa­tion du Trade Finance.

Bâtir le futur

Bit­coin en 2009, puis dans sa fou­lée les myriades de blo­ck­chains, a créé les condi­tions d’une pro­fonde trans­for­ma­tion de l’industrie, à la fois finan­cière (par les ser­vices de banque, la mon­naie, la réserve), éco­no­mique (par les trans­ferts de valeur, les frais, la déma­té­ria­li­sa­tion des titres y com­pris au por­teur), réga­lienne (par les auto­ri­tés de preuve et tiers de confiance), tech­nique (par la tra­ça­bi­li­té géné­ra­li­sée appli­cable à l’anti-contrefaçon, au recy­clage contrô­lé à l’unité), à la don­née (par l’opposabilité des trai­te­ments à leurs auteurs). Cela se pro­duit dans un contexte où une autre trans­for­ma­tion, celle de l’IA géné­ra­tive et de diag­nos­tic, demande des preuves, de l’explicabilité, le res­pect des droits d’auteur, la capa­ci­té à rejouer des appren­tis­sages ou actions.

Glo­ba­le­ment les trans­formations pro­vo­quées par Bit­coin éco­no­misent des trans­ports, du temps, des litiges, des res­sources, et per­mettent à l’industrie de bâtir le futur sur des réfé­ren­tiels de don­nées indis­cu­tables. Bit­coin consti­tue bien un outil d’infrastructure de preuve à por­tée uni­ver­selle qui s’installe comme un com­mun de l’humanité.


Références

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