La place des entreprises : la bio et la transition alimentaire
Les effets si nocifs de notre système agroalimentaire sur la nature et sur l’humanité imposent de passer à un autre mode d’exploitation, pour résumer ce qu’on appelle « le bio » et « les circuits courts ». Pourtant ces modes de production vertueux se heurtent à un plafond de verre et même sont dénigrés avec mauvaise foi. Pour accompagner la transition alimentaire, il faut que la puissance publique prenne ses responsabilités et impose un juste prix à la production.
Le Bio ou La Bio ?
- La bio est un projet de transition alimentaire écologique et équitable.
- Le bio correspond aux produits bio tels que définis dans le cahier des charges européen.
Notre système agroalimentaire est responsable de plus de 30 % des émissions de gaz à effet de serre dans le monde. Il est à l’origine de 80 % de la déforestation et représente 70 % de l’utilisation de l’eau douce sur notre planète. C’est de loin la première cause de destruction de la biodiversité sur terre et une des sources majeures de pollution des milieux naturels.
En France, l’usage d’intrants chimiques est la principale cause de contamination de l’eau : depuis 1996, la présence de nitrates s’est accentuée dans près de 40 % des nappes phréatiques. La pollution atmosphérique n’est pas en reste : l’agriculture est responsable de la quasi-totalité de nos émissions d’ammoniac, gaz qui entraîne la formation de particules fines secondaires, ainsi que l’acidification et l’eutrophisation des milieux naturels, par excès de dépôts d’azote. En un mot : notre système alimentaire est au cœur du problème écologique.
De la même manière que nous n’avons pas hésité après la Seconde Guerre mondiale à mobiliser des moyens gigantesques et des législations hors normes pour développer l’agriculture intensive et garantir notre souveraineté alimentaire, il est temps, à l’heure de la crise écologique, de mettre nos sociétés, nos institutions et nos entreprises en action pour réussir une nouvelle transition alimentaire. Car, si nous ne décidons pas des changements, nous les subirons.
La bio au cœur de la transition alimentaire
La solution proposée par l’agriculture biologique, ce sont des modes de culture plus résilients, qui améliorent la qualité des sols, leur capacité à retenir l’eau et à séquestrer le carbone. Le renouvellement de la fertilité des terres y est assuré principalement par l’apport de fumier, un mélange de paille et de déjections du bétail. Il s’agit d’un engrais organique complexe, mettant un certain temps à se décomposer et à libérer les éléments minéraux (azote, phosphore, potassium, etc.) nécessaires à la croissance des plantes. Pour protéger les cultures des dommages, la bio joue sur les variétés de semence sélectionnées, sur des techniques manuelles ; elle utilise des micro-organismes, du soufre, des huiles essentielles ou encore du purin d’ortie.
Ce système agricole préserve aussi la biodiversité : les espèces de faune et de flore y sont en moyenne 50 % plus abondantes, alors que les populations d’oiseaux des champs et les pollinisateurs ont diminué de plus de 30 % en Europe depuis 1990. Les parcelles bio offrent en effet des ressources supplémentaires aux abeilles, notamment grâce à la disponibilité de « mauvaises herbes », c’est-à-dire de fleurs peu présentes dans les zones d’agriculture intensive.
Le bio, fer de lance de notre souveraineté alimentaire
Pour nourrir le monde, le volume n’est pas la seule solution. Nous pouvons nous affranchir de la course à la productivité dans laquelle nous nous sommes engagés depuis l’après-guerre, mais cela implique des changements dans nos habitudes de consommation et des évolutions profondes de nos modes de vie. Cet effort collectif est indispensable pour réussir la transition agroalimentaire : nous devons renoncer à produire toujours plus, pour apprendre à produire suffisamment et mieux. Car, si 800 millions de personnes souffrent de la faim dans le monde, sur cette même planète près d’un adulte sur trois est en surpoids ou obèse et 30 % de la nourriture produite au niveau mondial est gâchée, gaspillée, voire jetée avant même d’avoir été ouverte. Pour remédier à cette anomalie, nous devons construire une réelle sobriété alimentaire.
Un énorme gaspillage alimentaire
En France, le gaspillage alimentaire représente en moyenne 30 kg par personne et par an. Chaque étape de la production engendre des pertes. Au moment de la récolte, ce sont majoritairement les fruits et légumes qui sont jetés, pour des critères esthétiques, car ils sont abîmés ou hors calibre. Au bout de la chaîne, la consommation par les ménages est l’étape qui engendre le plus de gaspillage. Au-delà de la perte de ces denrées alimentaires, il y a le gâchis de toutes les ressources utilisées pour les produire : l’eau, la terre, l’énergie, le travail, le capital, etc. Le traitement des déchets qui en découle est aussi une source importante d’émissions de gaz à effet de serre. Résultat, les aliments perdus ou gaspillés comptent pour près de 40 % de l’énergie totale utilisée dans le système alimentaire mondial.
Le paradoxe de l’obésité
Notre système productiviste organisé autour du « toujours plus » est aussi à la source d’un problème de santé publique majeur. En France, près d’un adulte sur deux est en situation de surpoids ou d’obésité (17 % pour l’obésité). À la clé, une hausse notable des maladies associées : diabète, hypertension, arthrose, certains cancers, etc. Une tendance qui s’accélère, particulièrement chez les jeunes depuis la Covid et la sédentarité imposée par les confinements successifs.
Un rapport paru en 2022 dans la revue médicale BMJ Global Health évalue que, d’ici 2060, trois adultes sur quatre seront en situation d’obésité ou de surpoids dans le monde. Le coût pour l’économie est estimé à plus de 3 % du PIB mondial. L’étude rappelle que ce problème de santé ne doit pas être attribué à des comportements individuels, mais résulte plutôt de choix commerciaux et sociaux qui ont influencé le consommateur de longue date. Ces déséquilibres interrogent les excès de notre modèle et posent la question de la valeur que nous mettons dans la production alimentaire.
Consommer local !
Une alimentation de qualité et rémunératrice pour les producteurs implique de consommer local. Les différentes régions du globe fournissent chacune des produits reconnus et appréciés dans le monde entier. Pourtant, la course globalisée au prix bas conduit à importer des denrées se substituant à celles fabriquées sur place.
Le continent africain fait venir du riz d’Asie, devenu moins cher que les cultures locales comme le mil ou le sorgho : près d’un quart du marché mondial du riz est aujourd’hui importé en Afrique. À quel prix ? Celui de millions de paysans africains qui ont basculé dans la pauvreté, de transports mondiaux en croissance exponentielle, fortement émetteurs de gaz à effet de serre, et de l’instabilité des marchés internationaux du riz.
Le rapprochement des lieux de production et de consommation est un défi pour notre souveraineté alimentaire. Le bio a franchi un cap historique l’an dernier en atteignant pour la première fois l’autosuffisance alimentaire sur une céréale stratégique : 100 % du blé bio que nous consommons est français, tout comme le lait, les œufs et la viande.
Un secteur bio en crise
Un projet de société qui permet de mieux répartir la valeur, qui protège notre souveraineté alimentaire, des bénéfices reconnus sur la santé et l’environnement : a priori tous les éléments semblent réunis pour que la bio poursuive sereinement sa croissance. Pourtant notre modèle, aux prises avec un contexte économique et social difficile, avec une industrie agroalimentaire conventionnelle résistante au changement, traverse une crise sans précédent. Les acteurs de la bio ont prouvé leur motivation, les consommateurs ont créé la demande, les experts ont démontré l’urgence de réussir la transition alimentaire. Mais alors, pourquoi ce plafond de verre ?
L’exemple du Danemark
Les acteurs du bio ont prouvé leur motivation, les consommateurs ont créé la demande, les experts ont démontré l’urgence de réussir la transition alimentaire. Aux pouvoir publics de réécrire les règles du jeu. L’exemple du Danemark est intéressant pour démontrer l’impact du volontarisme politique. Le soutien au bio bat son plein avec la création d’une « Académie nationale du bio » formant aux spécificités de ce marché et des moyens alloués à l’innovation et à la recherche incomparables. En ligne avec l’objectif de 60 % de bio dans la restauration publique, près de la moitié des écoles du pays cultivent leur propre potager bio. Résultat, à Copenhague ce sont 100 % des cantines publiques qui se sont converties au bio, sans aucun surcoût. La consommation bio atteint 14 % de la consommation globale, contre moins de 6 % en France.
Qu’est-ce qu’un bon prix ?
Quant au marché, notre système souffre de l’idée selon laquelle le meilleur prix de l’alimentation serait le prix le plus bas. La grande distribution y a largement contribué, en se livrant à une guerre acharnée entre enseignes. L’avantage, c’est qu’il n’y a rien de plus simple à vendre qu’un prix bas. En plus d’être destructeurs de valeur pour les agriculteurs, ces prix faussés masquent au consommateur les dégâts collatéraux de certaines méthodes de production. La raréfaction du poisson, par exemple, ne se reflète pas dans son prix. Un tiers des effectifs de poissons sont aujourd’hui en situation de surpêche. Dans un cercle vicieux inquiétant, plus les stocks baissent, plus les techniques de pêche se développent. Ne pas intégrer la rareté d’un produit dans son prix, c’est prendre le chemin le plus court vers l’extinction de nos ressources naturelles.
“Le prix doit intégrer les services rendus et les coûts évités pour la société.”
Il nous faut accepter que le meilleur prix, c’est un prix d’équilibre entre accessibilité, juste rémunération du travail des producteurs et rareté du bien. C’est un prix qui doit rendre justice au produit. Comment un porc qui est né, a été élevé, soigné, nourri pendant des mois, puis abattu, peut-il coûter moins de deux euros le kilo ? Pour lutter contre ces dérives, le prix se doit de refléter les externalités positives et négatives que dégage le produit, et ainsi intégrer les services rendus et les coûts évités pour la société. Pour être plus juste, notre système doit amplifier la prise en compte de l’intérêt commun. Cela pourrait revenir à instaurer une taxe spécifique sur les pesticides et engrais de synthèse, pour éviter que mettre de la chimie dans les champs crée de la richesse, alors que sauvegarder la biodiversité n’en crée pas.
Le rôle des entreprises
L’engagement des entreprises ne peut plus être un désavantage comparatif. C’est indéniable : il y a aujourd’hui un avantage économique à produire de manière irresponsable. Une « prime au vice » intenable dans l’avenir. L’entreprise de demain doit réconcilier les comportements individuels et les ambitions politiques collectives. Une entreprise qui, parce qu’elle en a les moyens matériels et qu’elle en porte la responsabilité, doit être le bras armé de la transition écologique et sociale. Par leur offre, les entreprises doivent aider les consommateurs à faire des choix qui vont dans le sens des transitions. Assumons le rôle politique de l’entreprise en exigeant des décideurs un meilleur cadre de marché et une planification de transition.
Pour aller plus loin
- Bien manger pour vivre mieux, Manifeste pour un monde plus bio et plus juste, Pierrick De Ronne, L’aube, 2023.
- Economic impacts of overweight and obesity : current and future estimates for 161 countries, BMJ Global Health https://gh.bmj.com/content/7/9/e009773
- Le soutien à l’agriculture biologique, rapport de la Cour des comptes, 30 juin 2022. https://www.ccomptes.fr/fr/publications/le-soutien-lagriculture-biologique
Face au Sri Lanka, la réussite du Sikkim
En juillet 2022, le Sri Lanka traverse une crise sans précédent. Depuis plusieurs mois, le pays connaît une inflation galopante à laquelle s’ajoutent des pénuries de carburant et des coupures de courant quotidiennes. Pour tenter d’enrayer l’explosion de sa dette extérieure, le gouvernement coupe dans un poste de dépenses important : il interdit l’importation et l’utilisation d’intrants chimiques dans tout le pays, sous prétexte d’encourager une agriculture 100 % biologique.
Cette décision brutale entraîne une chute des rendements et une accélération de l’inflation, et exacerbe la crise économique et sociale. Certains commentateurs peu scrupuleux s’empressent de fustiger « l’écologie punitive » et clament partout que le passage au bio a mené le pays à sa ruine. Si l’on fait l’effort de se pencher d’un peu plus près sur le sujet, on comprend vite que les racines de la crise sont multiples. Les attentats djihadistes de 2019 puis la Covid ont provoqué une chute massive du tourisme, principale ressource du pays. La dégradation des finances a aggravé l’impopularité d’un gouvernement déjà accusé de népotisme et de corruption. La décision d’interdire l’import d’intrants chimiques au nom du passage au bio a seulement achevé de mettre le feu aux poudres.
Une transition en douceur
Un contre-exemple bien moins médiatique est celui du Sikkim. Cet État du nord-est de l’Inde a réussi son passage à une agriculture 100 % biologique, avec des résultats aujourd’hui concluants. Les raisons du succès : la transition a duré plus de dix ans. L’aventure commence en 2003 avec une centaine de villages pionniers. Les producteurs sont accompagnés dans la transition : des centres de formation ouvrent partout, on installe des fosses de compostage, on distribue des engrais naturels. Passage obligé, les rendements commencent par chuter. Après des années de cultures perfusées aux produits chimiques, la fertilité naturelle des sols met du temps à se rétablir.
La transition se fait en douceur, les agriculteurs ne suppriment pas subitement les engrais de synthèse, mais en utilisent de moins en moins à mesure que les rendements se rétablissent. Après quelques années, les résultats font l’unanimité auprès des habitants comme des autorités locales : les terres sont plus fertiles, le retour d’une faune et d’espèces disparues bénéficie à tout l’écosystème, les rendements sont au minimum retrouvés, parfois décuplés. Le gouvernement diminue progressivement les subventions aux intrants chimiques. En 2015, 100 % des terres de l’État sont déclarées bio par des organismes de certification indépendants. C’est seulement à ce moment-là que sont interdits l’utilisation, la vente et l’importation d’intrants chimiques.
La question des débouchés
Si la réussite du projet est incontestable, un problème demeure : celui des débouchés. En Inde, la production se heurte à un marché encore peu sensibilisé au bio, la démarche ne bénéficie d’aucun soutien au niveau national. Les prix ne sont pas compétitifs, dans un pays où le niveau de vie ne permet pas de s’offrir des produits de qualité. La production du Sikkim est aujourd’hui majoritairement exportée à l’étranger. Encore une fois, le succès du bio s’arrête là où commence l’économie de marché dérégulée. Ce qu’il est intéressant d’observer dans ces deux cas, c’est que le bio ne peut pas réussir son passage à l’échelle sans un changement de cadre plus global.